Didier Jourdren, Le chemin dans l’herbe

Par |2022-06-21T08:09:24+02:00 19 juin 2022|Catégories : Critiques, Didier Jourdren|

J’envie Didi­er Jour­dren d’avoir écrit ce texte, que je pour­rais résumer par la for­mule : Saisir sans saisir, en demeu­rant dans le sai­sisse­ment… J’éprouve à son égard une cer­taine admi­ra­tion, presque tein­tée de jalousie : j’ai dans mes tiroirs un man­u­scrit titré « Au monde », trai­tant de la même ques­tion, dont un extrait a été pub­lié par la revue Triages.

Dans « Le chemin dans l’herbe », Jour­dren décrit ces moments où, dans l’ordinaire de notre vie, une brèche s’ouvre un instant : 

Je dois pré­cis­er que l’inconnu dont je par­le ne tient en rien à l’étrange ou à l’inédit, mais sur­git au con­traire dans le monde fam­i­li­er, dépourvu sou­vent de tout charme par­ti­c­uli­er, écrit-il.

C’est en chem­i­nant qu’il se sent inter­pel­lé par un chant d’oiseau, une rangée d’étourneaux posés sur un fil, un men­hir, un bou­quet de pins, une jonchée de foins coupés… Il se refuse à par­ler d’extase (même sans dieu), et pourtant : 

J’ai dit cette impres­sion d’avoir soudain trou­vé le terme, l’extrémité, le fin fond de tout : j’étais arrivé, sans l’avoir prévu, bien que ce fut une halte brève. Je répondais à une attente inat­ten­due, si l’on peut dire, venue d’infiniment loin, arrivant sans y penser où je devais me ren­dre, où cha­cun doit se ren­dre. Devant ce bout de tout, le temps ne pesait plus, s’était dis­ten­du, ou dissipé. 

Cette ren­con­tre nous défait de tout en nous don­nant tout. Alors, 

Je sens que j’y suis, dit-il.

Au monde qui, tout en restant étranger, devient fam­i­li­er. On baigne dans un sen­ti­ment d’appartenance ; de grande paix, de délivrance. L’errance est ter­minée, et avec elle le sen­ti­ment d’une détresse apprise dès le plus jeune âge. 

Didi­er Jour­dren, Le chemin dans l’herbe, édi­tions Petra, coll. Pier­res écrites/Granit, 2018. 150 p., 15 €.

À sa place un aban­don de soi qui pour­rait être la pré­fig­u­ra­tion d’une mort qui serait joyeuse (cer­tains qui en sont revenus en témoignent) ? 

J’imagine ce sen­ti­ment proche de ce que vivent ces gens qui ignorent le logos, qu’on appelle « prim­i­tifs ». Comme si on retrou­vait là le mode de rap­port au monde qui exis­tait au temps où les arbres et les ani­maux par­laient, au moins dans les rêves. Chez les poètes, peut-être, se con­serve la trace de ce monde d’avant la grande ratio­nal­i­sa­tion ; comme signe d’une per­sis­tance, d’une résis­tance qui fut celle des sor­ciers et des sor­cières (des femmes aujourd’hui ?).

Puisque la source de la poésie est bien là : 

Lorsque, détaché de tout, et d’abord d’une part de soi, dépaysé, on se trou­ve soudain dans l’imminence des choses, l’esprit défait, dénué de toute parole. 

Donc, plutôt dépos­sédé que pos­sédé par une ful­gu­rance qu’ont décrit les mys­tiques, et cer­tains poètes (en ce sens je devrais plutôt par­ler d’instase que d’extase). Il reste ensuite à écrire ces moments, d’abord pour ten­ter d’approcher ce que l’on a saisi au moment du des­sai­sisse­ment, en creu­sant la sen­sa­tion passée autant qu’il est pos­si­ble (et dans cet exer­ci­ce Jour­dren excelle) : 

Pour ne pas rester les mains nues, dit-il. 

Sans pour autant recou­vrir l’expérience d’une expli­ca­tion qui per­me­t­trait de réduire l’étrangeté qui nous a dérangé, « dépaysé », angois­sé peut-être bien, et de retrou­ver ain­si nos mar­ques ordinaires. 

L’écriture de Jour­dren, au con­traire, cherche à retrou­ver le chemin du des­sai­sisse­ment dans une écoute de la langue, une ouver­ture à ce qui advient. Les mots vien­nent comme sont venus le bou­quet d’arbres, le chant d’oiseau, Jour­dren les accueille avec un même éton­nement… reste ensuite à en faire un écrit. Alors, alors seule­ment, com­mence le tra­vail de la langue… 

 

Dernière minute : Didi­er Jour­dren vient de pub­li­er, tou­jours chez Pétra : Petite route du dépayse­ment, qui pro­longe Le Chemin dans l’herbe.

 

Présentation de l’auteur

Didier Jourdren

Didi­er Jour­dren est un poète français né en 1955. Il est égale­ment pro­fesseur de français au Col­lège Georges Brassens au Rheu près de Rennes.

Bib­li­ogra­phie :

 Notes d’hiv­er, L’in­vi­ta­tion silen­cieuse, L’e­space limpi­de, Pas­sage de l’om­bre, Le chemin dans l’herbe, Cette porte qui bat, Petite route du dépaysement.

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Mathias Lair

Math­ias Lair Liaudet est écrivain, philosophe et psy­ch­an­a­lyste. Il a pub­lié une trentaine de poèmes, romans et nou­velles, d’essais chez une trentaine d’éditeurs qu’on dit « autres ». On trou­ve ses chroniques dans les revue Décharge et Rumeurs ; égale­ment des notes de lec­ture et cri­tiques dans divers­es revues et divers sites. Sous le nom de Jean-Claude Liaudet, il a pub­lié des ouvrages de psy­ch­analyse, et par­fois de poli­tique, chez L’Archipel, Fayard, Flam­mar­i­on, Albin Michel, Odile Jacob. Depuis qu’il a créé, dans les années 80, le CALCRE (Comité des Auteurs en Lutte Con­tre le Rack­et de Édi­tion) il défend le droit des auteurs. Il est actuelle­ment élu au comité de la SGDL (Société des Gens De Lettres).

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