Le poète Patrick Lane (http://www.patricklane.ca/), l’un des écrivains cana­di­ens les plus renom­més, est né à Nel­son, en Colom­bie-Bri­tan­nique le 26 mars 1939 et décédé le 7 mars 2019. Il  vivait avec sa com­pagne, la poétesse Lor­na Crozi­er, près de Vic­to­ria. Lane, qui a gran­di dans une famille ouvrière de cinq garçons et une fille, a com­mencé à pub­li­er ses pre­miers textes dans les années soix­ante, alors qu’il tra­vail­lait dans les camps de bûcherons, les petites villes et les mines du nord de la Colom­bie-Bri­tan­nique (auto­di­dacte, il a exer­cé mille métiers). 

Pour lui, c’est alors une époque de nomadisme. Durant cette époque, il est mar­qué par de rudes épreuves et des trau­ma­tismes pro­fonds (la mort en 1964 de son frère, le poète Red Lane, d’une hémor­ragie cérébrale, à l’âge de vingt-huit ans, ain­si que le meurtre par balle de son père en 1968). Il s’installe à Van­cou­ver en 1965 où il se joint à d’autres artistes et écrivains pour don­ner nais­sance à une poésie cana­di­enne qui ne répond pas aux dik­tats du monde uni­ver­si­taire. En 1966, dans cet état d’esprit, il crée la mai­son d’édition Very Stone House avec Bill Bis­sett et Sey­mour Mayne. En 1968, il dirige le recueil des œuvres de son frère, Col­lect­ed Poems of Red Lane. Durant cette décen­nie, il pub­lie aus­si Let­ters from the Sav­age Mind (1966) et Sep­a­ra­tions (1969). En 1971, il décide de se dévouer entière­ment à l’écriture et part pour l’Amérique du Sud où il vit durant deux ans. À son retour, il s’installe sur la côte ouest du Cana­da dans le petit vil­lage de pêcheurs de Pen­der Har­bour. En 1978, il tra­vaille à l’Université du Man­i­to­ba dans le cadre d’une rési­dence d’écriture, puis c’est la con­sécra­tion avec Poems New and Select­ed, qui rem­porte le prix du Gou­verneur général la même année. Il sera ensuite écrivain en rési­dence et pro­fesseur dans dif­férentes uni­ver­sités canadiennes. 
On lui doit de nom­breux recueils de poésie : Poems, New & Select­ed (1978) ; The Mea­sure (1981) ; Old Moth­er (1982) ; A Linen Crow, A Caf­tan Mag­pie (1984)  ; Select­ed Poems (1987) ; Mil­ford & Me (1989), a col­lec­tion of children’s poems; Win­ter (1990) ; Mor­tal Remains (1991) ; Too Spare, Too Fierce (1995) ; Select­ed Poems 1977–1997 (1997) ; The Bare Plum of Win­ter Rain (2000) ; Go Leav­ing Strange (2004) ; Wit­ness: Select­ed Poems 1962–2010  (2010) et Washita (2014). Son réc­it biographique con­sacré à la médi­ta­tion, à l’art et à la poésie, There is a Sea­son: A Mem­oir in a Gar­den a paru en 2004 et ses deux romans, Red Dog Red Dog et Deep Riv­er Night, ont paru respec­tive­ment en 2009 et 2018. Il a égale­ment co-édité (avec Lor­na Crozi­er) Breath­ing Fire (1995) et Breath­ing Fire II (2004), deux antholo­gies de poèmes écrits par de nou­veaux poètes cana­di­ens et Addict­ed: Notes From the Bel­ly of the Beast (2001), une antholo­gie d’essais per­son­nels con­sacrés à la dépen­dance à la drogue et à l’alcool. En 2011, Har­bour Pub­lish­ing, l’éditeur de poésie de longue date de Lane, pub­lie l’énorme vol­ume de 540 pages The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, ouvrage qui fig­ure par­mi la demi-douzaine de livres de poésie cana­di­enne les plus impor­tants pub­liés au cours du dernier quart de siècle.

Patrick Lane est le récip­i­endaire de nom­breux prix et a voy­agé dans de nom­breux pays pour présen­ter son œuvre : Angleterre, France, Tché­coslo­vaquie, Ital­ie, Chine, Japon, Chili, Colom­bie, Yougoslavie, Pays-Bas, Afrique du Sud et Russie. Il a été nom­mé offici­er de l’Ordre du Cana­da en 2014 « pour ses réal­i­sa­tions en tant que voix influ­ente de la poésie cana­di­enne et pour avoir servi de men­tor à la prochaine généra­tion de poètes cana­di­ens » (Le Devoir, 9 mars 2019).

Dans son réc­it biographique de 2004, There Is a Sea­son, Lane con­fesse que c’est la poésie qui l’a aidé à sur­vivre : « Je pense que c’est la poésie qui m’a empêché de me tuer ou de tuer les autres. » Un autre élé­ment rédemp­teur dans sa vie est très cer­taine­ment sa rela­tion avec Lor­na Crozi­er, sa com­pagne (après deux divorces dans ses jeunes années) et sa pre­mière lec­trice. « J’ai tou­jours su que je vivais avec un poète », explique-t-elle. « Nous avons mod­elé nos vies autour de cette chose folle qui était le cen­tre de notre exis­tence et que vrai­ment peu de gens com­pren­nent ou val­orisent.1 »

 

Lor­na Crozi­er, poète et lau­réate du Prix du Gou­verneur général, et Patrick Lane, lau­réat du Prix de poésie Dorothy Livesay et du Prix du Gou­verneur général reçoivent des doc­tor­ats hon­ori­fiques (Doc­teur en let­tres) le 1er juin 2015 à l’U­ni­ver­sité McGill à Montréal.

La poésie de Lane se car­ac­térise par un style imagé, direct et descrip­tif et traite de la rudesse des rap­ports de l’homme avec son envi­ron­nement et ses sem­blables. Comme le déclare le romanci­er et écrivain de la Saskatchewan Guy Van­der­haeghe : « Bien qu’on se sou­vi­enne prob­a­ble­ment mieux d’un homme qui a façon­né cer­tains des poèmes les plus mag­nifiques jamais écrits dans ce pays, [Lane] était égale­ment un bril­lant mémo­ri­al­iste et romanci­er qui a exploré des ter­res incon­nues, les endroits som­bres du cœur humain, dans une prose par­faite. » Et Howard White, l’éditeur de Patrick Lane, d’ajouter : « Les gens par­lent tou­jours des poèmes vio­lents et des poèmes bru­taux. [Mais] il a écrit cer­tains des plus beaux poèmes d’amour de la poésie cana­di­enne. Et il a égale­ment écrit une énorme quan­tité de poésie con­tem­pla­tive, en par­ti­c­uli­er dans ses dernières années, la sec­onde moitié de sa car­rière.2 » Steven W. Beat­tie évoque aus­si une facette de Patrick Lane qui résume par­faite­ment l’écrivain :

Van­der­haeghe se sou­vient d’une après-midi de 1982, lorsque Lane et Crozi­er lui rendirent vis­ite peu après la pub­li­ca­tion de son pre­mier livre. « Ce dont je me sou­viens le plus, c’est que Patrick a par­lé des livres qui avaient comp­té pour lui. Au début, c’est son éru­di­tion qui m’a éton­né, à quel point il avait lu et avec quelle pro­fondeur. Mais peu à peu, j’ai eu l’impression qu’il essayait de me dire quelque chose d’important, que douce­ment, oblique­ment et généreuse­ment, Patrick me fai­sait remar­quer, jeune écrivain que j’étais, que ce dont je devais me sou­venir, c’était que le poète sert le poème de manière dés­in­téressée et que le romanci­er sert le roman avec altru­isme3.

Patrick Lane est une voix impor­tante de la poésie cana­di­enne, comme l’écrit Steven W. Beat­tie : « C’est l’une des fig­ures per­ma­nentes de la poésie cana­di­enne, affirme l’éditeur de Har­bour, Howard White. Il se tient aux côtés d’Al Pur­dy et Ear­le Bir­ney et Mar­garet Atwood et P.K. Page. » Comme le dit Patrick Lane lui-même : « Mon pays n’existait pas dans les livres. J’ai dû l’imaginer.4 » Il sus­cite d’ailleurs tou­jours un très grand intérêt : des poèmes posthumes ont paru dans le vol­ume 43.3 du mag­a­zine lit­téraire Exile (2020). On lira aus­si le réc­it boulever­sant de Lor­na Crozi­er, Through the Gar­den, A Love Sto­ry (with cats), dans lequel elle racon­te la vie qu’elle a eue avec Patrick Lane. De nom­breuses tra­duc­tions de textes de Patrick Lane (réal­isées et présen­tées par Jean-Mar­cel Mor­lat) ont paru dans dif­férentes revues au Québec, en Bel­gique et en France :

  • His­toire naturelle, Les Écrits (de l’Académie des let­tres du Québec), no 154, Hiv­er 2019, pp. 27–33.
  • « Octo­bre », « Mon­tagne blanche », «La prison de Cal­gary », « Le peu qu’il reste », Beauté (2000)), Europe, no 1103, « Jean Genet-Cédric Deman­geot », mars 2020, pp. 273–275.
  • « Hiv­er de cari­bou », « Les enfants de Bogotá », « Mon­tagne », « Con­ver­sa­tion avec un poète de Huang-Chou », Les Cahiers de poésie (Col­lec­tion dirigée par Joseph Ouak­nine & Lau­rent Fels), Édi­tions Joseph Ouak­nine, no 65 (mars 2021), pp. 77–86.
  • « L’artiste », « Chi­nook », « Langue des signes », « Au-dessus des lentes riv­ières », « L’enseignement de la poésie », Tra­ver­sée, no 101, automne 2021.
  • « Le cri de la sci­erie », Le Sabord, no 119, sep­tem­bre 2021.

∗∗∗

Des let­tres

 

Je suis assis dans la soli­tude des lettres.
Les mots ne ralen­tis­sent pas le soleil.
Le ciel est dégagé à l’ouest.
Les nuages sont passés au-dessus de moi.
Leur soie filée pend
sur les os des mon­tagnes Monashee.
Une pie vole dans le soleil.
Sa longue queue écrit trop vite
pour que je puisse inter­préter. Sur mon bureau
une guêpe que j’ai tuée la semaine dernière
après qu’elle m’a piqué. Qui
rédi­g­era son poème ?
J’avance vers ma quar­an­tième année.
Les let­tres restent sans réponses.
Le soleil glisse vers l’ouest
et à l’est les nuages s’effondrent
dra­pant de cristal
les bras ouverts des arbres. 

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, p. 122.

 

Of Let­ters

 

I sit in the soli­tude of letters.
Words do not slow the sun.
The sky is clear in the west.
Clouds have passed over me.
Their spun silk hangs
on the bones of the Monashee.
His long tail writes too swiftly
for me to inter­pret. On my desk
a wasp I killed last week
after it stung me. Who
will write its poem?
I move toward my for­ti­eth year.
Let­ters remain unanswered.
The sun slides into the west
and in the east clouds collapse
drap­ing with crystal
the wait­ing arms of the trees.

 Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, p. 122. 

 

Gare du Cana­di­en-Paci­fique — Win­nipeg

 

Tu es assis et tes mains sont croisées
sur toi. Le café est triste, noir. Cette
cat­a­combe est éclairée par la pâle mort
C’est une vieille chan­son. Ce pays.
Ce pays était encore un espoir. 
C’est la gare du Cana­di­en-Paci­fique de Winnipeg,
11 h 30 et per­son­ne ne repart.
Les trains sont en retard. Les pas­sagers attendent
que les marchan­dis­es de la nation passent.
Les gens se sont trans­for­més en pierre, ne peu­vent être
déplacés. Le café est noir. La nuit est loin
au-dessus de nous. L’acier défile dans le grondement
que l’on nomme des­ti­na­tions. Les bar­rières sont sombres.
Per­son­ne ne peut pass­er ici.
Il n’y a nul désir de pass­er. Quelqu’un
avec une lanterne hésite et pour­suit son chemin.
La riv­ière de mar­bre blanc tour­bil­lonne froide
au-dessous de nous. Elle est usée, usée par les pieds
d’une nation. Tes mains lour­des. Tes
doigts sont énormes, enflés par le 
fret des années. Ce pays
t’a tra­ver­sé. L’homme à la
lanterne est assis à l’autre bout, attendant.
Si tu pou­vais lever la tête je pourrais
sor­tir dans la nuit avec grâce. Diantre,
tu es vieux. L’hiver est au-dessus de nous. Roues
d’acier. Si tu pou­vais lever la tête.
Triste noir. Mar­bre blanc.
Et les trains, les trains défilent.

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, pp. 157–158.

 

CPR Sta­tion — Win­nipeg

 

You sit and your hands are fold­ed in
upon you. The cof­fee is bleak, black. This
cat­a­comb is light­ed with the pale death
our fathers called mar­ble in their pride.
This is an old song. This country.
This coun­try was still a hope.
It is the CPR sta­tion in Winnipeg,
11:30 and no one is leav­ing again.
The trains are late. The pas­sen­gers wait
For the pass­ing freight of the nation.
The peo­ple have turned to stone, can­not be
moved. The cof­fee is black. The night is far
above us. Steel pass­es over in the rumbling
called des­ti­na­tions. The gates are dark.
There is no pass­ing here.
There is no desire to pass. Some­one with
a lantern hes­i­tates and moves on.
The riv­er of white mar­ble swirls cold
beneath us. It is worn, worn by the feet
of a nation. Your heavy hands. Your
fin­gers are huge, swollen with the
freight of years. This coun­try has
trav­elled through you. The man with the
lantern sits in the far cor­ner, waiting.
If you could lift your head I could go
out into the night with grace. O hell,
you are old. Win­ter is above us. Steel
wheels. If you could lift your head.
Bleak black. White marble.
And the trains, the trains pass over.

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, pp. 157–158.

 

Nuit

 

Dans la pièce lumineuse où l’adagio d’Albiboni
joue ses infinies vari­a­tions, mes amis,
les quelques per­son­nes qui savent ce qu’est le silence
et con­nais­sent la musique ressen­tie par
Alden Nowl­an5 tan­dis que celui-ci avançait vers la mort
en trébuchant
seul, racon­tant des énor­mités con­tre les murs, je garde
le net­suke en ivoire et le frag­ment de carreau
bleu des ther­mes de Caracalla.
Lorsque je leur par­le du musc de la fleur
qui a éclos durant une courte nuit estivale
ils com­pren­nent. Le cac­tus chante pour moi.
J’ai ces choses à partager. L’éphémère
se meut par­mi nous, aus­si déli­cat que l’expression de Cavafy :
comme une musique qui s’éteint, au loin, dans la nuit.
Je pense à cette expres­sion dans mon bureau, comment
elle se déplace par­mi les choses qui m’appartiennent :
le lion de jade bal­afré que j’ai acheté pour rien à Xi’an,
la pho­togra­phie silen­cieuse de mon père, celle prise en 1943
lorsqu’il était jeune,
et mes poèmes morcelés, ceux que l’on ne verra
jamais. Ceux-là, je les garde pour moi. Ils sont
l’autre silence, celui qui chante pour moi
lorsque mes amis sont par­tis et que la nuit
se déplace avec une extrême lenteur dans mes mains.

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, pp. 265–266.

 

Night

 

In the bright room where Albiboni’s adagio
plays its end­less vari­a­tions, my friends,
the few who know what silence is
and know this music is the pain
Alden Nowl­an felt as he stum­bled toward death
alone, blun­der­ing against the walls, I keep
the ivory net­suke and the frag­ment of blue
tile from the baths of Caracalla.
When I tell them of the musk of the flower
that bloomed for one short night in summer
they under­stand. The cac­tus sings to me.
I have these things to share. The ephemeral
moves among us, del­i­cate as Cavafy’s phrase:
like music that extin­guished far-off night.
I think of that phrase in my study, how
it moves among the things that are mine:
the scarred jade lion I bought for noth­ing in Xian,
the pho­to­graph of my father, the qui­et one taken
when he was young in 1943,
and my poems, the bro­ken ones that will never
be seen. These I keep for myself. They are
the oth­er silence, the one that sings to me
when my friends are gone and the night
moves with great slow­ness in my hands.

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, pp. 265–266.

Le rêve dans le pavil­lon rouge6

 

Je ne puis trou­ver le sym­bole de la grue sur les boîtes d’encre
argen­tées. Ternies par la pous­sière elles gisent parmi
les chauve-souris de jade abimées et les lions éparpillés.
Aux murs pen­dent des robes des Qing.
Leurs cou­tures révè­lent la danse
ternie des chrysan­thèmes. Je cherche l’ancien
dans le fatras des dynas­ties. Une vieille femme
marche avec lenteur par­mi les bibelots.
Elle a les pieds bandés. C’est la dernière illusion
d’un monde qui ne croit plus qu’une telle douleur est
belle. Ce que je veux rap­porter de Chine
ne se trou­ve que dans mon rêve de la cham­bre rouge.
Hon­teux, je marche au milieu des foules dans la rue
où les jeunes femmes, aus­si gaies que des oiseaux,
courent en riant par­mi les arbres wutong.

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, p. 235.

 

The Dream of the Red Chamber

 

I can­not find the sym­bol of the crane on the silver
ink box­es. Tar­nished with dust they lie among
the scarred jade bats and scat­tered lions.
On the walls hang dress­es from the Ch’ing.
Their stitch­ing reveals the faded
dance of chrysan­the­mums. I search for the ancient
in the clut­ter of dynas­ties. An old woman
walks with slow­ness among the curios.
Her feet are bound. They are the last illusion
in a world that no longer believes such pain is
beau­ti­ful. What I want to take back from China
is found only in my dream of the red chamber.
Ashamed, I walk into the crowds on the street
where young women, bright as birds,
run laugh­ing among the wu t’ung trees.

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, p. 235.

 

Fragilité

 

Elle venait de Nor­mandie, l’un de ces
vil­lages de la basse Seine
où ils fab­riquent le bon Cal­va­dos, de la sorte
que l’on trou­ve seule­ment là-bas. Elle était très petite.
Il se rap­pelle cela, les os de ses pieds
frag­iles dans ses mains. Ils se sont ren­con­trés à Cuz­co, la cité en pierre taillée,
et se sont quit­tés à la Carthagène avant 
l’arrivée des touristes, là où,
si on fer­mait les yeux et qu’on la humait
on pou­vait se sou­venir de Drake et de ses pillages,
de sa reine et de sa gloire. Elle avait les cheveux roux
et cette peau claire et pâle à tra­vers laque­lle on pou­vait voir
la nuit dans la dernière des chandelles.

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, p. 305.

 

Fragili­ty

 

She came from Nor­mandy, one of those
vil­lages on the Low­er Seine
where they make the good Cal­va­dos, the kind
you can only find there. She was very small.
He remem­bers that, the bones of her feet
frag­ile in his hands. They met in Cuz­co, the city of cut stone,
and part­ed in the Carta­ge­na before
the tourists came, the one where,
if you closed your eyes and smelled it
you could remem­ber Drake and his plundering,
his queen and glo­ry. She had red hair
and that fair clear skin you can see through
at night in the last of the candles.

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, p. 305.

 

La boîte blanche

 

Dans la boîte blanche
que tu dissimules
une sala­man­dre blanche
attend avec une flamme
dans ses menottes
Que le feu est brillant !
Que de temps son souffle
l’a entretenu !
Mais la boîte est fermée.
Pourquoi la gardes-tu fermée ?

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, p. 329.

 

The White Box

 

In the white box
you keep hid­den away
a white salamander
waits with a flame
in his small hands
How bright the fire!
How long his breath
has kept it alive!
But the box is closed.
Why do you keep it closed ?

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, p. 329

  

La pre­mière fois

 

La pre­mière fois
que j’ai vu un poulet
courir sans tête
dans le jardin
j’ai voulu
le faire moi aussi
je désirais
tuer une chose
d’une manière si parfaite
qu’elle puisse vivre

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, p. 337

 

The First Time

 

The first time
I saw a chicken
Run headless
across the yard
I wanted
to do it too
I wanted
to kill something
so perfectly
it would live

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, p. 337

Le chant des macaronis

 

Je me sou­viens des macaronis
de la fin du mois
de la dernière semaine
lorsqu’il y avait si peu
J’ai inventé
Un chant pour les enfants
Le chant des macaronis !
Nous tournions
autour de la table,
riant et chantant.
Mac­a­ro­nis, Macaronis !
Main­tenant je n’arrive pas
à faire fonc­tion­ner ce chant sur la page,
sou­venez-vous juste
que nous riions tant.
Ma femme se tenait debout
au-dessus du métal gris
là où bouil­laient les macaronis.
Elle ne chan­tait jamais ce chant.
Il était six heures du soir.
Les enfants criaient :
Chante-nous le chant des macaronis !
Et je chantais.
Un soir
j’ai cha­pardé trois tomates
dans le jardin de Mon­sieur Sagetti
et les ai lais­sé tomber
dans les volutes d’eau.
Ma femme.
Elle m’aimait.
Nous tra­vail­lions si dur
pour nous faire une vie.
Trois tomates.
J’en rêve toujours.
Nous étions, ce que l’on
appellerait main­tenant, pauvres.
Mais lorsque nous dansions
autour de table,
mes fils et ma fille
unique dans mes mains
et que nous chan­tions le chant
des mac­a­ro­nis, mon Dieu, durant ce moment,
que nous étions heureux.
Et ma femme à la cuisinière grise
à l’aide de la cuil­lère dépo­sait les boucles pâles et nues
dans chaque assiette
et ce soir-là
les fins fils
des trois tomates.
j’en rêve toujours,
Mon­sieur Saget­ti, mort,
où que vous soyez,
je veux vous dire
que ce poème est pour vous.
Je suis désolé d’avoir chipé
vos tomates.
J’étais pau­vre et je
désir­ais, pour mes enfants,
un peu plus.

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, pp. 357–359.

 

The Mac­a­roni song

 

I remem­ber macaroni
the end of the month
the last week
when there was so little
I made up
a song for the children
The Mac­a­roni Song!
Around the table
we would go,
laugh­ing and singing.
Mac­a­roni, Macaroni!
I can’t make the song
work now on the page,
just remem­ber we
laughed so hard.
My wife stood
over the grey metal
where the mac­a­roni boiled.
She nev­er sang the song.
It was always six o’clock.
The chil­dren would cry:
Sing the Mac­a­roni Song !
And I would sing.
One night
I stole three tomatoes
from Mis­ter Sagetti’s garden
and dropped them
in the curl of water.
My wife.
She loved me.
We worked so hard
to make a life.
Three tomatoes.
I still dream of them.
We were, what you
would call now, poor.
But when we danced
around the table,
my sons and my one
daugh­ter in my hands
and sang the Macaroni
Song, God, in that moment,
we were happy.
And my wife at the grey stove
spooned the pale bare curls
onto each plate
and that one night
the thin threads
of three tomatoes.
I still dream of them,
Mis­ter Saget­ti, dead,
wher­ev­er you are,
I want to say
this poem is for you.
I’m sor­ry I stole
your tomatoes.
I was poor and I
want­ed, for my children,
a lit­tle more.

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, pp. 357–359.

 

Le scel­lage

 

Ceci n’est que pour tes yeux. J’ai plié
le papi­er avec pré­ci­sion, un tiers et puis un autre,
et placé le par­chemin dans son enveloppe. Ici
j’appose mon sceau. Je chauffe la cire mielleuse et la regarde,
goutte à goutte, jusqu’à ce qu’une mare liq­uide se forme sur le sceau,
puis je prends ma main pour en faire un poing
et, debout, appuie de tout mon corps
jusqu’à ce que ma mai­son se forme, mon sceau, mon insigne,
ma sig­na­ture, ma mar­que de fab­rique. Ce sont mes mots.
Tu es la seule pour laque­lle je les
ai com­posés, dans le silence de ma chambre,
en pleine nuit, un mot et puis un autre,
et main­tenant nulle autre que toi ne peut la décacheter.

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, p. 401.

 

The Seal­ing

 

This is for your eyes alone. I have folded
the paper pre­cise­ly, one third and then another,
and placed the parch­ment in its enve­lope. Here
I place my seal. I heat the hon­eyed wax and watch it
drip by drip until it forms a liq­uid pool on the seal
and then I take my hand and make it into a fist
and, stand­ing, press my whole body down
until my house is made here, my seal, my insignia,
my mark, my mak­ing. These are my words.
You are the one I have made
them for, in the qui­et of my room,
in the dead of night, one word and then another,
and now no one can break it but you.

Patrick Lane, The Col­lect­ed Poems of Patrick Lane, 2011, Har­bour Pub­lish­ing, p. 401.

 

 

 

 

[1]Poète cana­di­en (1933–1983). Auteur de Bread, Wine and Salt (1967) pour lequel il a obtenu le Prix du Gou­verneur général.

[2]Le titre de ce poème est une allu­sion au roman du XVIIIe siè­cle, Le Rêve dans le pavil­lon rouge, de Cao Xue­qin, l’un des chefs d’œuvre de la lit­téra­ture chi­noise. Son cinquième chapitre racon­te le rêve du nar­ra­teur d’un pavil­lon rouge où est révélé le des­tin de nom­bre des per­son­nages. Le sym­bole de la grue est asso­cié à des traits posi­tifs : bon­heur, suc­cès, chance, etc. La dynas­tie Ch’ing a pris fin en 1911. L’arbre wutong – con­nu en Amérique du nord comme Le Para­sol chi­nois – est d’une beauté déli­cate et est asso­cié à la chance et à la béné­dic­tion. Le Rêve dans le pavil­lon rougedans une tra­duc­tion de Jacque­line Aléza­ïs et Li Tche-houa (révisée par André Hor­mon) a été pub­liée dans la Pléi­ade (no 294), Gal­li­mard, 1981.

Notes

[1] Steven W. Beat­tie, 2019, « “I think it was poet­ry that saved me from killing myself or killing oth­ers”: remem­ber­ing Patrick Lane, 1939–2019 », Quill & Quire, 11 mars 2010. Récupéré sur https://quillandquire.com/omni/i‑think-it-was-poetry-that-saved-me-from-killing-myself-or-killing-others-remembering-patrick-lane/

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] « Patrick Lane, Cana­di­an Lit­er­a­ture: A Quar­ter­ly of Crit­i­cism and Review. Récupéré sur https://canlit.ca/canlit_authors/patrick-lane/

[5] Poète cana­di­en (1933–1983). Auteur de Bread, Wine and Salt (1967) pour lequel il a obtenu le Prix du Gou­verneur général.

[6] Le titre de ce poème est une allu­sion au roman du XVIIIe siè­cle, Le Rêve dans le pavil­lon rouge, de Cao Xue­qin, l’un des chefs d’œuvre de la lit­téra­ture chi­noise. Son cinquième chapitre racon­te le rêve du nar­ra­teur d’un pavil­lon rouge où est révélé le des­tin de nom­bre des per­son­nages. Le sym­bole de la grue est asso­cié à des traits posi­tifs : bon­heur, suc­cès, chance, etc. La dynas­tie Ch’ing a pris fin en 1911. L’arbre wutong – con­nu en Amérique du nord comme Le Para­sol chi­nois – est d’une beauté déli­cate et est asso­cié à la chance et à la béné­dic­tion. Le Rêve dans le pavil­lon rouge dans une tra­duc­tion de Jacque­line Aléza­ïs et Li Tche-houa (révisée par André Hor­mon) a été pub­liée dans la Pléi­ade (no 294), Gal­li­mard, 1981.

image_pdfimage_print
mm

Jean-Marcel Morlat

Jean-Mar­cel Mor­lat est né à Paris en 1970 et a vécu une vie de voy­ages en tant qu’enseignant (États-Unis, Japon, Turquie, Tan­zanie, Angleterre et Émi­rats Arabes Unis). Il réside actuelle­ment au Québec. Il a pub­lié une pre­mière tra­duc­tion en 2016 : Philippe Wam­ba, Par­en­té : l’Odyssée d’une famille en Afrique et en Amérique (2016, Paris, L’Harmattan) et a pub­lié des nou­velles et poèmes en tra­duc­tion au Québec, en France et en Bel­gique (X Y Z : la revue de la nou­velle, Les Ecrits, Tra­ver­sées, Revue Rue saint Ambroise, Revue Phoenix, L’Ampoule). Il a égale­ment traduit La mai­son de poupée, une nou­velle de Kather­ine Mans­field, parue dans Les meilleures nou­velles de Kather­ine Mans­field (Edi­tions Rue saint Ambroise, Paris, 2019), Nunc Dimit­tis, Le Cra­choir de Flaubert, le 18 août 2022, <https://www.lecrachoirdeflaubert.ulaval.ca/2022/08/nunc-dimittis/?fbclid=IwAR0zl7UrvPRj11vwmycTYY5JwUoN1X2RhPDG88nKnnfO7Lo6Dm1rro28w3k Les 5 textes La dernière chan­son de Stan (« Stan’s Last Song »), Ain­si allait la vie («The way Things Were »), Les Brûlis (« The Burnt Woods»), Années cinquante (« Fifties ») et La loi de l’océan (« The Law of the Ocean ») sont tirés du recueil Hard Light (Brick Books, 1998).