Pour une étude de la poésie d’Etty Hillesum

Par |2022-09-06T18:52:31+02:00 3 septembre 2022|Catégories : Essais & Chroniques, Etty Hillesum|

Cette étude est pub­liée dans le dernier chapitre d’Etty Hille­sum, un chant de vie par-delà les bar­belés, paru aux édi­tions L’En­fance des arbres.

 

« La beauté séduit la chair pour obtenir
 la per­mis­sion de pass­er jusqu’à l’âme »

 Simone Weil

Le jour­nal d’Etty Hille­sum n’était pas des­tiné à la postérité. Elle n’en a entre­pris l’écriture que pour elle-même. La con­fir­ma­tion indi­recte en est apportée par ce qu’elle con­fie le 21 novem­bre 1941 : « j’espère qu’un moment vien­dra dans ma vie où je serai seule avec moi-même et avec une feuille de papi­er. Mais je red­oute aus­si ce moment où je ne ferai rien d’autre qu’écrire. » D’où cette si douce impres­sion d’intimité vraie à le lire.

Si nous pou­vons désor­mais lire ce texte, c’est grâce à une chaîne d’événements où la volon­té de quelques-uns tient certes une grande place mais d’où le hasard et la chance ne sont pas absents. Du reste, de la dépor­ta­tion de son auteure en 1943 jusqu’à la pre­mière pub­li­ca­tion de ses onze cahiers, près de quar­ante ans durent s’écouler. Ce jour­nal fut rédigé par une âme éprise de vérité et à qui son psy­cho­logue avait con­seil­lé cet exer­ci­ce quo­ti­di­en. La toute pre­mière phrase sem­ble garder trace de ce moment, véri­ta­ble pas­sage de soi à soi grâce à l’élan trans­mis par un tiers. « Eh bien, allons‑y ! Moment pénible, presque insur­montable pour moi : vain­cre mes réti­cences et livr­er le fond de mon esprit à un can­dide morceau de papi­er réglé ».

L’auteure de ces lignes ne prête pas atten­tion à la forme comme un ou une qui écrirait ses mémoires ou même un jour­nal et qui ne pour­rait ignor­er que son écrit sera prob­a­ble­ment pub­lié et donc lu, soit en rai­son de son inten­tion claire­ment établie en l’instant de l’écriture de le pro­pos­er à l’édition, soit en rai­son d’une notoriété, voire d’une célébrité déjà acquise.

Olivi­er Riss­er, Etty Hille­sum, un chant de vie par-delà les bar­belés, L’En­fance des arbres, 2022, 17 €.

Aus­si, la langue qu’on lit dans le jour­nal d’Etty Hille­sum peut être con­sid­érée comme sa langue naturelle et spon­tanée, sans cal­cul ni affec­ta­tion, sans arti­fices ni petits arrange­ments. C’est du moins ma con­vic­tion. L’auteure ne cherche pas à faire joli ni à émou­voir un quel­conque lec­torat, elle écrit avec soin et cherche les mots, les phras­es, les for­mules cor­re­spon­dant le mieux à la col­oration que prend son cœur au gré des jours et de ses médi­ta­tions. Elle emploie les mots avec grâce parce que c’est ain­si qu’elle pense et qu’elle aime.

Ce jour­nal n’est pas d’abord écrit pour elle-même, il est écrit unique­ment pour elle-même et si la jeune femme se livre pour elle-même comme objet d’étude, elle le fait sous la forme d’un dia­logue à la fois doux et sans con­ces­sion. Ce qui me frappe, c’est ce tout qui refuse à la fois la com­plai­sance et la dureté, cette vérité de ton entre exi­gence et con­fi­ance, cette douceur qui accepte la remon­trance. C’est le respect de soi sans le nar­cis­sisme, la quête de vérité sans l’enfermement sur ses pro­pres vérités.

A force d’étudier le jour­nal d’Etty Hille­sum et ses let­tres, je me suis adressé cette réflex­ion même si — je l’avoue — tout atten­tif au fond du pro­pos, j’ai mis un temps cer­tain pour m’en ren­dre con­scient : « que c’est bien écrit ! ». Et c’est là ce que je voudrais partager dans ces notes sur la poésie d’Etty.1

Elle aurait souhaité écrire et donc être pub­liée non pas seule­ment pour elle mais avant tout pour les autres. Elle nour­ris­sait un pro­jet d’écriture dont le titre devait être La fille qui ne savait pas

s’agenouiller2 : « cette évo­lu­tion en moi, l’évolution de la fille qui a appris à s’agenouiller, je voudrais lui don­ner forme dans toutes ses nuances »3 avec une idée très haute de l’écriture : « L’homme est décidé­ment une créa­ture étrange. Que de choses j’aimerais écrire ! Quelque part, au fond de moi s’ouvre un ate­lier où des Titans refor­gent le monde ». Pour elle, on ne pou­vait écrire que si l’on avait vrai­ment quelque chose à dire et surtout à apporter aux autres. Lisons ce pas­sage si éclairant : « Mon Dieu, cette époque est trop dure pour des êtres frag­iles comme moi. Après elle, je le sais, vien­dra une autre époque beau­coup plus humaine. J’aimerais tant sur­vivre pour trans­met­tre à cette nou­velle époque toute l’humanité que j’ai préservée en moi mal­gré les faits dont je suis témoin chaque jour ». La trans­mis­sion comme rai­son de l’écriture !4 Pour elle, on ne pou­vait non plus écrire avant d’y être prêt. Elle notait avec humour : « Zut, mais enfin, pourquoi est-ce que je ne sais pas écrire ? » et d’ajouter cette espérance qui fend le cœur quand on con­naît la suite des événe­ments : « un jour, ‘‘quand je serai grande’’, je suis sûre que je saurai écrire »5. Appren­dre à écrire devait pass­er, selon elle, par une véri­ta­ble ascèse : « La détresse, ici, a si large­ment dépassé les bornes de la réal­ité courante qu’elle en devient irréelle (…) sit­u­a­tions totale­ment grotesques, il faudrait vrai­ment être un très grand poète pour les décrire, j’y arriverai peut-être approx­i­ma­tive­ment dans une dizaine d’années .6 Con­sciente de son « tal­ent » à « déchiffr­er la vie », elle se sait des « oblig­a­tions » et ne mécon­naît pas le long et patient tra­vail à entre­pren­dre d’abord sur soi : « c’est tou­jours pareil : on voudrait d’emblée écrire des choses sur­prenantes ou géniales, on a honte de ses banal­ités. Pour­tant, si dans ma vie, à ce moment de ma vie, j’ai un devoir véri­ta­ble, c’est bien d’écrire, de not­er, de fix­er » et s’il est évidem­ment ici ques­tion de son jour­nal, ce dernier ne sera qu’un matéri­au pour un réc­it à venir : « Je devrai tout de même ménag­er tôt ou tard de dis­crets points d’ancrage dans mon réc­it », réc­it qui néces­sit­era « force » et « patience »7.

Au onz­ième et dernier cahi­er, Etty écrit encore : « Il faut que je me mette enfin à écrire sérieuse­ment. Mais je dois com­mencer par m’imposer une dis­ci­pline de vie ». L’écriture n’est pas et ne saurait jamais être de diver­tisse­ment, de loisir. Elle doit exprimer « ce qui importe vrai­ment » et si l’on a mille choses à écrire, « peut-être en laiss­er de côté 999 » avant de pren­dre la plume. L’écriture, enfin, doit engager toute la vie. Puisqu’Etty a tant lu et tant aimé Rilke, on peut not­er à ce pro­pos un con­seil que cet auteur adresse au jeune poète qui peut être éclairant sur la manière dont elle-même pou­vait con­cevoir l’acte d’écriture : « Ren­trez en vous-même. Explorez le fond qui vous enjoint d’écrire ; véri­fiez s’il étend ses racines jusqu’à l’endroit le plus pro­fond de votre cœur, répon­dez franche­ment à la ques­tion de savoir si, dans le cas où il vous serait refusé d’écrire, il vous faudrait mourir »8.

Qu’elle pos­sède et tra­vaille ce tal­ent à par­ler de la vie, à trans­met­tre ce sen­ti­ment de vie, c’est évi­dent. Il con­vient aus­sitôt d’ajouter qu’un véri­ta­ble tal­ent lit­téraire se mon­tre à l’œuvre tout au long de son jour­nal et dans sa cor­re­spon­dance. Les quelques lignes à suiv­re voudraient par­venir à le faire entrevoir.

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*     *

Avant de ten­ter cette amorce — ou plutôt propo­si­tion — d’étude de la poésie d’Etty dans laque­lle nous nous intéresserons plus par­ti­c­ulière­ment à quelques fig­ures de style qui me sem­blent revenir le plus sou­vent sous la plume de l’auteure, je pro­pose que nous nous arrê­tions un instant pour lire ou relire les déf­i­ni­tions de celles que nous allons étudier.

La com­para­i­son : elle met en miroir deux élé­ments (mots ou groupes de mots) et utilise le sec­ond pour représen­ter de façon plus con­crète, plus explicite, plus sen­si­ble le pre­mier.9

Dans une com­para­i­son, on trou­ve donc un élé­ment com­paré et un élé­ment com­para­nt, tous deux reliés par ce qu’on nomme un out­il de com­para­i­son. Le sens réside bien enten­du dans le choix du comparant.

Par exem­ple : ‘‘je nage comme un dauphin’’ n’a pas du tout le même sens que ‘‘je nage comme une pierre’’ et cette dif­férence réside dans le choix du comparant.

René-Guy Cadou, dans sa Let­tre à des amis per­dus utilise une mag­nifique comparaison :

Vous étiez là je vous tenais
Comme un miroir entre mes mains

La métaphore : elle rap­proche un com­para­nt et un com­paré mais sans out­il de com­para­i­son.10 On a cou­tume de dire qu’il s’agit d’une image qui « con­siste à présen­ter une idée sous le signe d’une autre idée plus frap­pante ou plus con­nue »11.

Ain­si, je ne dirai pas « tes yeux sont bleus comme l’océan » (cela est une com­para­i­son) mas je pour­rai dire « tes yeux bleus sont un océan » ou je par­lerai de « l’océan de tes yeux ».

Emprun­tons une métaphore aux deux derniers vers du même poème de Cadou :

Sous mon épaule il fait bien froid
Et j’ai des trous noirs dans les ailes

Le jeu sur les reg­istres de langue : on a cou­tume de dis­tinguer au moins trois reg­istres de langue, nom­més dans des gram­maires plus anci­ennes des « niveaux de langue ». On trou­ve d’abord le reg­istre fam­i­li­er (d’usage fam­i­li­er ou ami­cal), le reg­istre courant (celui de tous les jours) et enfin le reg­istre soutenu. Pass­er sans tran­si­tion d’un reg­istre à un autre peut con­stituer un procédé lit­téraire remarquable.

La per­son­ni­fi­ca­tion : elle con­siste à attribuer à des êtres non humains, des inan­imés, ou même à des abstrac­tions, des sen­ti­ments et des com­porte­ments humains12. Cela s’opère le plus sou­vent par l’emploi d’un adjec­tif ou d’un verbe.

Les derniers vers d’un poème de Hugo emploient un bien jolie per­son­ni­fi­ca­tion13 :

Pour peu qu’on leur jette un œil moins superbe,
Tout bas, loin du jour,
La vilaine bête et la mau­vaise herbe
Mur­murent : Amour !

*
*    *

« Eh bien, allons‑y ! Moment pénible, presque insur­montable pour moi : vain­cre mes réti­cences et livr­er le fond de mon esprit à un can­dide morceau de papi­er réglé ».

Toute la langue poé­tique du jour­nal est presque déjà con­tenue dans cette pre­mière phrase.

Tout d’abord, cette adresse à soi-même par cet impératif à la pre­mière per­son­ne du pluriel « allons‑y ». Ensuite, ce reg­istre de langue qui instau­re une prox­im­ité par son emprunt à l’oral dès l’ouverture « Eh bien » et qui côtoie un lan­gage plus élaboré, dès après. L’utilisation d’une dou­ble métaphore « livr­er le fond de mon esprit » et enfin cette dis­crète per­son­ni­fi­ca­tion indi­quant déjà un lien d’amitié, un lien de par­en­té : « can­dide ». On pour­rait ajouter ‑mais le texte en néer­landais devrait le con­firmer — que ce mot joue sur le dou­ble sens de « can­dide », à la fois « naïf » et « vierge » (blanc).

Le texte invite chaque jour ces fig­ures de style, ces procédés d’écriture dont il est tout ani­mé. La per­son­ni­fi­ca­tion me sem­ble la fig­ure de style majori­taire­ment employée. Sous la plume d’Etty, tout prend forme et vie, tout vibre, tout bat, tout com­bat et c’est là aus­si ce qui rend la lec­ture de son jour­nal si ent­hou­si­as­mante, si vivante, si viv­i­fi­ante, si stimulante.

Voici un relevé très loin d’être exhaus­tif14 :

Lec­ture d’un extrait du Jour­nal d’et­ty Hille­sum, par Anne-Lau­re cabot.

Per­son­ni­fi­ca­tions :

P 1 J. « Et qu’un petit rhume de rien du tout me fasse voir une fois de plus le monde en noir ».
P 2 J « Au milieu de mes prob­lèmes d’éthique, de vérité et de rap­port à Dieu, sur­git tout à coup un prob­lème de mangeaille ».
P 3 J. « Les mille petits soucis quo­ti­di­ens qui vous assail­lent par­fois comme une ver­mine mordante ».
P 4 J. « Je ne fai­sais que lut­ter con­tre une fatigue naturelle ».
P 5 J. « Dans toute vision du monde défendue con­sciem­ment se glisse une part d’imposture ».
P 6 J. « Un défer­lement d’amour et de pitié a emporté avec lui toutes mes petites irritations ».
P 7 J. « Quand on a une cer­ti­tude nou­velle dans la vie, il faut lui trou­ver un abri ».
P 8 J. « Mon corps est le récep­ta­cle de mul­ti­ples douleurs : emma­gas­inées dans tous les recoins, elles vien­nent affleur­er cha­cune à leur tour ».
P 9 J. « Un moment de dés­espoir avait étouf­fé toute lumière en moi ».
P 10 J. « Les sou­venirs m’ont assail­lie par milliers ».
P 11 J. « Bonne nuit, cro­cus fatigués, petites pommes de pin ».
P 12 J. « Bon­jour, petit cro­cus, il a gelé à moins 2 ».
P 13 J. « Et dans sa cruche de terre brune, mon rameau de mar­ronnier implore le ciel en lev­ant une foule d’élégantes petites mains blanches ».
P 14 J. « La vie est un tis­su d’anecdotes qui atten­dent d’être con­tées par moi ».
P 15 J. « La journée recom­mence à vouloir m’échapper au galop, je vais m’efforcer de repren­dre les rênes en main ».
P 16 J. « Toutes les détress­es et les soli­tudes noc­turnes d’une human­ité souf­frante tra­versent soudain mon hum­ble cœur et l’emplissent d’une douleur nauséeuse ».
P 17 J. « D’un large coup d’ailes, un petit morceau d’éternité vient me survoler ».
P 1 L. « Trop de choses, ici, fondent sur vous à la fois ».
P 2 L. « Mon sty­lo ne dis­pose pas d’accents assez graves pour vous don­ner une image tant soit peu fidèle de ces convois ».
P 3 L. « les lignes suiv­antes ont coulé de mon sty­lo, dans mes pattes de mouche illisibles ».
P 4 L. « Je saute tout de suite sur une phrase qui m’envoie un clin d’œil séducteur ».

Métaphores :

M 1 J. « J’ai fait une véri­ta­ble toi­lette morale ».
M 2 J. « Je puise régulière­ment des forces aux sources les plus cachées et les plus sécrètes qui sont en moi ».
M 3 J. « « la source intérieure où je m’abreuve ».
M 4 J. « Il y a en moi un puits très profond ».
M 5 J. « Toute ma ten­dresse, l’intensité de mes émo­tions, la houle de ce lac, de cette mer, de cet océan de l’âme, je voudrais les dévers­er en cataracte dans un seul
poème ».
M 1 L. « Je me dis sou­vent que la seule chose qu’on puisse vrai­ment faire, c’est de laiss­er s’écouler de toutes parts le peu de bon­té que l’on a en soi ».
M 2 L. « on doit aus­si bris­er sa tristesse, sinon son niveau monte à chaque instant comme celui d’eaux en crue et elle finit par inon­der les champs qu’on a eu tant de peine à cultiver ».

Com­para­isons :

C 1 J. « j’avais le crâne pris comme dans un étau ».
C 2 J. « Fatiguée, découragée et usée comme une vieille fille ».
C 3 J. « Je me suis trou­vée comme un ivrogne autour de la patinoire ».
C 4 J. « Je suis exacte­ment comme un disque de phonographe ».
C 5 J. « Les mille petits soucis quo­ti­di­ens qui vous assail­lent par­fois comme une ver­mine mordante ».

Jeux sur les reg­istres de langue :

R 1 J. « Ma fille, ma fille, au tra­vail cette fois ou je t’aplatis ».
R 2 J. « Je fini­rais neurasthénique pro­fes­sion­nelle si je restais longtemps ici ».
R 3 J. « D’abord pas­sage par la salle de bains pour repein­dre la façade trop pâle ».
R 4 J. « Folle que tu es ! Cesse de te tri­t­ur­er les méninges. De t’étirer de tout ton long dans un mot ».
R 5 J. « je voudrais te deman­der de ne pas trop te regarder dans la glace, tête de linotte ! »
R 6 J. « Bonne nuit main­tenant, je sens que le som­meil me fait dérailler ».

Une des faib­less­es de ce relevé réside dans son manque de classe­ment rigoureux. D’autre part, des morceaux de phras­es auraient mérité de se trou­ver dans deux listes à la fois. Essayons toute­fois, sans nous per­dre dans les détails, de faire émerg­er quelques grandes lignes qui nous tien­nent à cœur.

 Les per­son­ni­fi­ca­tions octroient un statut aux émo­tions, aux choses, aux événe­ments. Même s’il est bien banal d’écrire cela à pro­pos de per­son­ni­fi­ca­tions, il s’agit, pour Etty, de don­ner vie à tout un monde sans s’en faire le cen­tre. Admet­tre que tout vit, que tout s’appelle à la vie. Ain­si de ce « petit rhume » qui arrive avec un air de rien du tout mais aux pou­voirs insoupçon­nés parce que celle qui le reçoit n’est pas assez armée. Ain­si de cette « cer­ti­tude » à qui il faut trou­ver « une place » de même qu’une voyageuse arrivée sans prévenir dans la mai­son qu’on devrait loger dans quelque pièce. Ain­si de ce petit morceau d’éternité empor­tant Etty tel un oiseau qui l’inviterait à le suiv­re et com­ment ici ne pas se plaire à citer le psaume 62 (H63) « je crie de joie à l’ombre de tes ailes » ?

Mais ces per­son­ni­fi­ca­tions per­me­t­tent aus­si à leur auteure de met­tre sa pro­pre souf­france à dis­tance. Ain­si du « sty­lo » ne pos­sé­dant pas « assez d’accents graves » (jeu de mots si pro­fond) ain­si et déjà du « rhume » qual­i­fié de « petit » et affublé d’un « rien du tout ». Il arrive que les per­son­ni­fi­ca­tions affir­ment au con­traire cette détresse sans per­dre la poésie des jours et de la vie. Ain­si de ces « douleurs » qui vien­nent « affleur­er », ain­si de ce « moment de dés­espoir », voyageur cette fois importun.

Etty se sert aus­si de ces per­son­ni­fi­ca­tions pour met­tre le monde en fête. Ain­si de ces « cro­cus » qu’on salue, ain­si de cette phrase qui « envoie un clin d’œil ». Ain­si de ce « tis­su d’anecdotes » qui appelle les con­tes. Ain­si de « ces lignes » qui « coulent » et vien­nent s’intercaler « dans » des « pattes de mouche ». Ain­si et peut-être surtout d’une branche de mar­ronnier, devenu « rameau » de vie, com­mu­nauté pri­ante qui tend les mains vers le ciel (P 13 J).

Enfin, et j’ai envie d’ajouter surtout, à bien prêter atten­tion au champ lex­i­cal, on voit que pour Etty tout se présente comme un com­bat, une lutte, un jeu de forces et d’énergie15. Un rapi­de relevé suf­fi­ra à nous en convaincre :

P 2 J. « Au milieu (…) sur­git tout à coup un problème.
P3J. « assail­lent par­fois comme une ver­mine mordante ».
P 4 J. « Je ne fai­sais que lut­ter »
P 5 J. « se glisse une part d’imposture ».
P 8 J. « elles vien­nent affleur­er cha­cune à leur tour ».
P 9 J. « avait étouf­fé ».
P 10 J. « Les sou­venirs m’ont assail­lie par milliers »
P 15 J. « recom­mence à vouloir m’échapper au galop, je vais m’efforcer »
P 1 J. « tra­versent soudain mon hum­ble cœur »
P 1 L. « fondent sur vous ».

A l’appui de cette idée, on peut citer ce pas­sage du jour­nal ( 8 décem­bre 1941) : « Se con­cen­tr­er cepen­dant, étudi­er et saisir la réal­ité la plus vis­i­ble pour lui arracher la vraie réal­ité, qu’elle cache » et cet autre : « je ne me déroberai à aucun des orages qui fon­dront sur moi dans cette vie, je sou­tiendrai le choc avec le meilleur de mes forces » (2 décem­bre 1941) ou encore ce dernier : Mon Dieu, donne-moi la force, pas seule­ment la force spir­ituelle mais aus­si la forcephysique.(…). Je te suis recon­nais­sante de m’avoir arrachée à la paix de ce bureau pour me jeter au milieu de la souf­france… » (22 juil­let 1942).

Les métaphores que j’ai choisies ont en com­mun l’élément liq­uide16 : « source », puits », « abreuve », et, en une sorte de gra­da­tion, « lac », « mer », « océan ». Dans des images qui font de cet élé­ment une véri­ta­ble énergie en réserve autant qu’en mou­ve­ment, Etty apporte aus­si l’idée d’étendue, d’une éten­due qui tend vers l’infini. Déjà, à sa façon, l’idée de toi­lette (M1J) amène celle de l’eau comme élé­ment de purification.

De même, cette idée de laiss­er « s’écouler » la bon­té comme s’écoule l’eau d’une source. La belle métaphore filée (M2L) nous mon­tre que l’eau peut être asso­ciée à l’idée de sub­mer­sion et de noy­ade et ain­si devenir cette force destruc­trice qui empêche à la vie de s’épanouir.

 

D’autres métaphores ten­tent de don­ner une col­oration moins sin­istre à West­er­bork. On peut les trou­ver surtout dans cer­taines let­tres car Etty a cer­taine­ment à cœur de ‘‘ préserv­er’’ ses cor­re­spon­dants : « Eh oui, mes enfants, me revoilà au per­choir : cet après-midi, pour chang­er, je suis tombée dans les pommes » ou comme ici « essayons tout de même de pro­duire une let­tre d’un coup de baguette mag­ique », et là : « je vais me hâter de déchaîn­er une petite bac­cha­nale épis­to­laire ». Toute­fois, la souf­france qui se laisse devin­er der­rière l’humour nous fend le cœur : « je pense que je ne tarderai pas à devoir ren­tr­er pour me faire achev­er dans un abat­toir de pre­mière classe, je ne vaux rien, j’en suis si triste, il y aurait tant à faire ici, mais j’ai quelque chose de détraqué ». Le dernier mot de ce pas­sage per­met une tran­si­tion aisée pour évo­quer les jeux sur les reg­istres de langue.

Les jeux sur les reg­istres de langue — les com­para­isons C 2 J ou C 3 J dans le choix du com­para­nt aus­si bien que l’expression « abat­toir de pre­mière classe » — con­fir­ment qu’Etty se plaît sou­vent à instau­r­er une sorte de dis­tance avec elle-même grâce au recours à l’autodérision, manière de se pren­dre pour objet (d’étude) comme plus haut par ce « quelque chose de détraqué »17 et cela même, voire surtout quand elle s’adresse à elle-même en util­isant le pronom « tu ». On peut voir dans une phrase toute sim­ple telle que « Ma fille, ma fille, au tra­vail cette fois ou je t’aplatis » toute une poésie de la vie. Cette façon de s’admonester gen­ti­ment et de ne pas trop se pren­dre au sérieux (« ma fille » répétée : enfance) est rafraîchissante et quand Etty ter­mine par une men­ace impos­si­ble à met­tre à exé­cu­tion, c’est encore plus amu­sant d’autant que le reg­istre de langue et l’image emprun­tée pour n’avoir aucune pré­ten­tion (« je t’aplatis ») n’en demeurent pas moins très visuels et rich­es d’évocations possibles.

Il en va de même en R 3 J avec l’image triv­iale de la « façade » pour par­ler de son pro­pre « vis­age » où l’auteure mon­tre qu’elle sait s’amuser de son apparence ou quand elle con­fie à son jour­nal, le 7 juil­let 1942 espér­er que sa vessie soit « retapée » sans quoi elle sera « une rude gêneuse pour les entasse­ments humains ». Par­fois, le reg­istre de langue prend un accent plus sérieuse­ment atten­tif aux défauts moraux ou intel­lectuels : « cesse de t’étirer de tout ton long dans un mot » sonne comme un rap­pel à l’ordre con­tre la ten­ta­tion nom­briliste. Cette métaphore est égale­ment très visuelle. La for­mu­la­tion volon­taire­ment terre à terre per­met de… revenir sur terre, de cess­er de se per­dre dans des méan­dres de pen­sées. « je voudrais te deman­der de ne pas trop te regarder dans la glace, tête de linotte ! » four­nit un bel exem­ple d’humour à froid. La tête de linotte fig­ure celle qui oublie tout. Ici, on peut sup­pos­er que la jeune femme a tout sim­ple­ment oublié d’arrêter de se regarder dans la glace. Tout de suite après, le pas­sage revient au « je » et sem­ble con­fess­er : « Il m’arrive de me trou­ver jolie » avant de mon­tr­er qu’elle n’est pas dupe tout de même « même si c’est dû à la lumière tamisée de la salle de bains ». Cette phrase, chef‑d’œuvre, d’autodérision représente une véri­ta­ble pépite d’humour.

Chemin de tra­verse, dif­fusée sur RCF radio, 2022.

Par­fois, le mélange des reg­istres de langue sur­prend et pro­duit tout à la fois une véri­ta­ble émo­tion parce qu’il nous mon­tre qu’Etty vit un quo­ti­di­en banal d’une jeune fille banale dans des con­di­tions mal­heureuse­ment peu banales. Ain­si, quand le 16 juil­let 1942, elle écrit : « j’espère être un fer­ment de paix dans cette mai­son de fous », elle emploie une très belle métaphore « fer­ment de paix » suiv­ie d’une image à la for­mu­la­tion bien plus triv­iale « mai­son de fous ».

Au terme d’une notre esquisse d’étude à peine ébauchée, je pré­cise à nou­veau que cette dernière, loin d’épuiser le sujet de la poésie d’Etty, se con­tente tout juste de l’aborder. Elle n’a ni la pré­ten­tion ni la légitim­ité de tir­er des con­clu­sions dernières sur l’emploi des métaphores ni même sur le champ lex­i­cal de la lutte.18 Du reste, ce qu’affirme Etty à pro­pos de la vie, à savoir qu’ « on ne saurait [l’]enfermer (…) dans quelques for­mules », est sûre­ment vrai de grands écrits comme son jour­nal. Une étude plus longue, plus poussée, plus sérieuse, plus sys­té­ma­tique pour­rait apporter des ren­seigne­ments bien plus con­stru­its et bien plus utiles. Un tra­vail d’une telle enver­gure con­stituerait un éclairage sup­plé­men­taire et intéres­sant quant au chem­ine­ment de cette jeune femme éprise de vérité et de la beauté du monde.

Notes

[1] Sylvie Ger­main pro­pose une autre obser­va­tion, très intéres­sante, à savoir que le rap­port au lan­gage d’Etty Hille­sum « évolue au même rythme que sa rela­tion aux autres, au monde extérieur autant qu’à son univers intérieur », Etty Hille­sum.

[2] Jour­nal, 21 novem­bre 1941.

[3] Jour­nal, 22 novem­bre 1941.

[4] Cela vaut pareille­ment pour la lec­ture. Lire pour ‘’être trans­mis’’. Le 15 juil­let 1941 : « Un fait que je veux retenir pour les moments dif­fi­ciles et avoir tou­jours à ‘‘portée de main’’ : Dos­toïevs­ki a passé qua­tre ans au bagne en Sibérie avec la Bible pour toute lec­ture. On ne le lais­sait jamais seul et les con­di­tions d’hygiène étaient des plus sommaires ».

[5] Jour­nal, 11 décem­bre 1941.

[6] Let­tre du 8 juil­let 1943.

[7] Jour­nal, 30 sep­tem­bre 1941 et Jour­nal, 13 avril 1942.

[8] Let­tres à un jeune poète.

[9] Fig­ures de style, Axelle Beth et Elsa Marpeau.

[10] Ibid.

[11] Dic­tio­n­naire de poé­tique, Michèle Aquien

[12] Ibid.

[13] Il s’agit ici plus pré­cisé­ment d’une prosopopée car le poète donne la parole à l’araignée, « la vilaine bête » et à l’ortie, « la mau­vaise herbe ». Cf. Les Con­tem­pla­tions, Livre III, poème 27.

[14] P = per­son­ni­fi­ca­tions ; M = métaphores ; C = com­para­isons ; R = jeux de reg­istres. J = jour­nal (cita­tions puisées dans le jour­nal) et L = let­tres (cita­tions puisées dans les lettres).

[15] Spi­er avait bien rai­son de voir en sa toute nou­velle et jeune patiente une « énigme pour lui » quand il dut con­stater son énergie mentale.

[16]  Le jour­nal con­tient aus­si de belles métaphores emprun­tées au monde végé­tal et foresti­er dont celle-ci, pro­fonde leçon de vie : “tâche de vivre avec les trois arbres qui sont en face de chez toi comme si c’é­tait une forêt” (27 juin 1942).

[17] On trou­ve égale­ment dans un autre pas­sage du jour­nal : « Pour­tant, il y a quelque chose qui cloche chez moi », 23 novem­bre 1941

[18] Une autre faib­lesse de cette esquisse est de ne puis­er qu’à la tra­duc­tion française sans pou­voir se nour­rir du texte dans sa ver­sion originale.

Présentation de l’auteur

Etty Hillesum

Esther « Etty » Hille­sum, née le 15 jan­vi­er 1914 à Mid­del­bourg, aux Pays-Bas et morte le 30 novem­bre 1943 au camp de con­cen­tra­tion d’Auschwitz, est une jeune femme  mys­tique con­nue car elle a con­nue pour avoir tenu son jour­nal intime (1941–1942) et écrit des let­tres (1942–1943) depuis le camp de tran­sit de West­er­bork pen­dant la Sec­onde Guerre mondiale.

Bib­li­ogra­phie (sup­primer si inutile)

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