Tran­signum est une mai­son d’édition à pro­pos de laque­lle on peut affirmer que chaque livre est l’équivalent d’un livre man­u­scrit, et rap­procher cha­cune des pro­duc­tions de Wan­da Mihuleac de ce con­cept. Pour cette éditrice plas­ti­ci­enne la lit­téra­ture est un art né de la manip­u­la­tion de cette matière qu’est le texte, qu’il s’agit de mod­el­er, d’orienter, de dés-orienter. 

Les trans-for­ma­tions, trans-muta­tions, les trans-fig­u­ra­tions et tran­si­tions trans-cul­turelles subies par le texte sont remar­quables. C’est donc bien plus qu’un tra­vail édi­to­r­i­al. Le man­u­scrit est le point de départ et d’arrivée de cette mise en œuvre spé­ci­fique, toute par­ti­c­ulière à cette mai­son d’édition, qui pub­lie des livres objets : une archi­tec­ture de pages, des textes tra­vail­lés comme un mille-feuilles une à une jux­ta­posées, édi­fiées, et éch­e­lon­nées savam­ment pour un dévoile­ment infi­ni de sens. Ce que dis­ent les mains, ce qu’elles font, tou­jours à l’œuvre dans l’élaboration du livre, de l’objet, de ce cen­tre hors de toute autre cir­con­férence que celle d’une vaste éten­due de lib­erté sémantique.

Si l’univocité échappe lorsqu’il y a poésie, les dis­posi­tifs qui encer­clent les poèmes pub­liés par Wan­da Mihuleac ouvrent sur des ter­ri­toires inex­plorés, où le lan­gage mis en scène ne com­mente plus, ne racon­te plus, mais révèle, ouvre ses poten­tial­ités et dévoile non pas les images, ni les formes, mais l’entre deux, l’espace entre la couleur et la matière, l’image et la let­tre, entre le silence et la trace. 

Ce que dis­ent peut-être les mains, poème de YVES NAMUR traduit en ital­ien par Davide Napoli et en roumain par Lin­da Maria Baros, dessins de Wan­da Mihuleac, 7 édi­tions de tête dans un cof­fret — un CD avec la musique de Bar­bara Bicanic Per­in­cic et une œuvre orig­i­nale de Wan­da Mihuleac.

Les dessins, les matéri­aux employés pour réalis­er le livre, livre/objet, objet/livre, place les réal­i­sa­tions de l’éditrice entre ces deux con­cepts opérant un efface­ment de ces deux polar­ités et de fac­to la révéla­tion du con­tenant et du con­tenu, l’invention de ce que peut être le livre révélé par cette altérité à lui-même et le texte alors per­cep­ti­ble comme palimpses­te, car il dévoile de mul­ti­ples couch­es séman­tiques motivées par le con­texte et la mise en sit­u­a­tion. C’est dire si Wan­da Mihuleac inter­roge le signe, le car­ac­tère aléa­toire de toute inter­pré­ta­tion, jusqu’à la remise en ques­tion d’une capac­ité à porter un schème intrin­sèque préex­is­tant à son actu­al­i­sa­tion. 

                 L’Em­bra­sure, poème de Gabrielle Althen.

Ce dial­o­gisme est démul­ti­plié par les nom­breuses ver­sions en langues étrangères qui accom­pa­g­nent la plu­part du temps les textes des poètes français ou inter­na­tionaux pub­liés par Tran­signum.   Les tra­duc­tions sont autant de remis­es en cause de l’univocité opéra­toire dans le lan­gage. Une poly­sémie décu­plée est à l’œuvre qui sec­oue et rééd­i­fie, qui polarise la récep­tion sur les poten­tial­ités du texte, dévoilées par les instances itéra­tives à chaque fois différentes.

Dans cer­tains livres l’idéogramme pousse jusqu’à un point ultime cette hybri­da­tion du sens, et ces signes, qui joux­tent d’autres signes, qu’ils soient pic­turaux ou lin­guis­tiques, peu­vent alors être reçus comme appar­tenant à ces deux vecteurs, le lan­gage ouvrant sur une icono­gra­phie men­tale, et l’image édi­fi­ant le sens actu­al­isé dans et par le lan­gage. Un croise­ment de ter­ri­toires séman­tiques riche et fertile.

His­toire de famillepoème de Ming Di, gravures de Wan­da Mihuleac.

Les idéo­grammes sont ce point ultime, cen­tral, milieu du gué entre l’image et la let­tre. Signes par­mi les signes, ils sont avant d’être des mots une preuve patente que dans le tracé de la let­tre il y a l’image, que dans l’image il y a le mot, que dans les poten­tial­ités du signe tout est mou­ve­ment recom­mencé à tra­vers la récep­tion qui est à chaque fois une actu­al­i­sa­tion de l’interprétation.

Efface­ments itérat­ifs, itéra­tions gom­mées par le ressac des occur­rences renou­velées, le Livre ardoise est à cet égard emblé­ma­tique de cette volon­té de libér­er les poten­tial­ités du texte. Comme s’il était tracé à la craie, le texte est le lieu d’une réécri­t­ure permanente.

Chaque livre réal­isé par Wan­da Mihuleac occupe l’espace, et l’espace de tous les pos­si­bles investit le livre. Man­u­scrits cha­cun, en ce sens que la matière est façon­née, à com­mencer par le texte, matéri­au pre­mier et objet poli effacé et retran­scrit mille fois par les mis­es en œuvres éditoriales…

Ecri-vain, poème de Salah Stétié, gravures de Dominique Neyrod.

Dans ces mul­ti­ples mis­es en scène, le texte dévoile alors d’infinies couch­es séman­tiques, car il est soumis à de mul­ti­ples étapes de per­cep­tion, qui con­courent toutes à sa re-créa­tion, grâce à des lec­tures infin­i­ment renou­ve­lables… Il s’agit de com­bi­na­toires aptes à met­tre en jeu le signe, à le con­tex­tu­alis­er autrement, à l’actualiser de mul­ti­ples manières, afin d’ouvrir à une poly­phonie significative.

Qu’est-ce que la poésie ?, texte de J. Der­ri­da, eaux-fortes de Wan­da Mihuleac.

Il n’est alors pas inter­dit de dire que ces com­bi­na­toires qui met­tent en scène le texte de manière inédite motive la pro­duc­tion d’interprétations aléa­toires, anec­do­tiques, qui sont aptes à ren­dre per­cep­ti­ble l’éventail des pos­si­bles d’un même texte. Si la mise en œuvre de tout texte, de toute parole, est un acte, sa décon­struc­tion ou sa dis­pari­tion en est un aus­si. L’effacement loin d’être une apor­ie est donc un acte d’écriture qui offre aux signes la pos­si­bil­ité de déploy­er le vide con­sti­tu­tif du lan­gage dès lors qu’il n’est pas actu­al­isé. Et ce vide n’est pas vide, loin de là, il porte l’infini des poten­tial­ités du sens.

En cela, chaque livre-objet pro­duit par les édi­tions Tran­signum est à chaque fois un man­u­scrit, puisqu’il se réécrit sur ce vide fer­tile qu’est l’imaginaire.

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Carole Mesrobian

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est poète, cri­tique lit­téraire, revuiste, per­formeuse, éditrice et réal­isatrice. Elle pub­lie en 2012 Foulées désul­toires aux Edi­tions du Cygne, puis, en 2013, A Con­tre murailles aux Edi­tions du Lit­téraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sur­sis en con­séquence. En 2016, La Chou­croute alsa­ci­enne paraît aux Edi­tions L’âne qui butine, et Qomme ques­tions, de et à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  aux Edi­tions La chi­enne Edith. Elle est égale­ment l’au­teure d’Aper­ture du silence (2018) et Onto­genèse des bris (2019), chez PhB Edi­tions. Cette même année 2019 paraît A part l’élan, avec Jean-Jacques Tachd­jian, aux Edi­tions La Chi­enne, et Fem mal avec Wan­da Mihuleac, aux édi­tions Tran­signum ; en 2020 dans la col­lec­tion La Diag­o­nale de l’écrivain, Agence­ment du désert, paru chez Z4 édi­tions, et Octo­bre, un recueil écrit avec Alain Bris­si­aud paru chez PhB édi­tions. nihIL, est pub­lié chez Unic­ité en 2021, et De nihi­lo nihil en jan­vi­er 2022 chez tar­mac. A paraître aux édi­tions Unic­ité, L’Ourlet des murs, en mars 2022. Elle par­ticipe aux antholo­gies Dehors (2016,Editions Janus), Appa­raître (2018, Terre à ciel) De l’hu­main pour les migrants (2018, Edi­tions Jacques Fla­mand) Esprit d’ar­bre, (2018, Edi­tions pourquoi viens-tu si tard), Le Chant du cygne, (2020, Edi­tions du cygne), Le Courage des vivants (2020, Jacques André édi­teur), Antholo­gie Dire oui (2020, Terre à ciel), Voix de femmes, antholo­gie de poésie fémi­nine con­tem­po­raine, (2020, Pli­may). Par­al­lèle­ment parais­sent des textes inédits ain­si que des cri­tiques ou entre­tiens sur les sites Recours au Poème, Le Cap­i­tal des mots, Poe­siemuz­icetc., Le Lit­téraire, le Salon Lit­téraire, Décharge, Tex­ture, Sitaud­is, De l’art helvé­tique con­tem­po­rain, Libelle, L’Atelier de l’ag­neau, Décharge, Pas­sage d’en­cres, Test n°17, Créa­tures , For­mules, Cahi­er de la rue Ven­tu­ra, Libr-cri­tique, Sitaud­is, Créa­tures, Gare Mar­itime, Chroniques du ça et là, La vie man­i­feste, Fran­copo­lis, Poésie pre­mière, L’Intranquille., le Ven­tre et l’or­eille, Point con­tem­po­rain. Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Bris­si­aud, et des pré­faces de Mémoire vive des replis de Mar­i­lyne Bertonci­ni et de Femme con­serve de Bluma Finkel­stein. Auprès de Mar­i­lyne bertonci­ni elle co-dirige la revue de poésie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secré­taire générale des édi­tions Tran­signum, dirige les édi­tions Oxy­bia crées par régis Daubin, et est con­cep­trice, réal­isatrice et ani­ma­trice de l’émis­sion et pod­cast L’ire Du Dire dif­fusée sur radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3 FM.