Ángelos Sikelianós, Le Visionnaire

Par |2023-03-06T08:31:18+01:00 6 mars 2023|Catégories : Ángelos Sikelianós, Critiques|

Lorsqu’on referme le livre de  Sike­lianós, le pre­mier mot qui vient à l’e­sprit est fer­veur, celle dont il fait preuve à met­tre en vers son pays comme l’en­tière Human­ité ; un désir de com­mu­nion qui embrasse aus­si bien l’hu­main que le divin, une célébra­tion à hau­teur de ces enjeux : incom­men­su­rable. Il ne faut pas s’é­ton­ner, dès lors, que les poèmes soient longs, par­fois très longs (une trentaine de poèmes seule­ment sur plus de cent pages pour ce choix qu’a opéré le tra­duc­teur Michel Volkovitch). Il n’est pas rare non plus qu’une phrase ait besoin de plus d’une dizaine de vers pour se déploy­er ; elle est ample comme la mer, habitée comme elle de remous, déferle.

Tel un homme lais­sant l’étreinte de sa femme,
car était juste sa soif de mourir,
car il était un champ dont les épis frémissent
pro­fondé­ment, cour­bés par la rafale
cette invis­i­ble faux qui passe au-dessus d’eux,
un homme désir­ant le faucheur qui viendrait
couper les épis mûrs et les coquelicots
— il désir­ait aus­si l’étreinte de sa femme,
léger son sang, fraîche sa veine, une torpeur
silen­cieuse, on eût dit éter­nelle, l’a pris,
imprégné jusqu’au fond par l’e­sprit de la terre ;
de la lune la lueur tra­ver­sait sa paupière
tels des nuages print­aniers, et les étoiles
allégeaient son esprit, pareilles à des larmes,
il avait les pais­i­bles monts au loin pour gardes ;
l’e­sprit de l’homme et son corps se touchaient
il n’avait plus sur lui l’om­bre du moissonneur,
éten­du sur le dos il ne voy­ait nul signe,
mais dans un lent coup d’œil, des fonds sans fin ;
et moi aus­si, dans ma veille éternelle,
debout, mes yeux ouverts se tour­nant vers le ciel,
j’é­claire au fond de moi et reflète les monts…

Ánge­los Sike­lianós, Le vision­naire, édi­tions Le miel des anges, 2022, 109 pages, 12 €.

Ce long extrait du poème Tumu­lus (une seule phrase de vingt-deux vers) témoigne de cette com­mu­nion mul­ti­ple (chair et esprit, homme et nature, vie et mort), allie de manière lumineuse choses con­crètes et évo­ca­tion spir­ituelle, sym­bol­isme et esthétisme.

Jeune homme, Ánge­los Sikelianós(1884–1951), bien qu’in­scrit à la Fac­ulté de Droit d’Athènes, dont il ne suit pas les cours, est inex­orable­ment attiré par les arts, d’abord le théâtre puis la poésie. Il voy­age à tra­vers la Grèce, mais aus­si à Rome, à Paris… À par­tir de 1923, germe en lui l’idée de fra­ter­nité uni­verselle, bien plus large que celle qui serait réservée aux seuls êtres humains. Ain­si, dans le poème Voie sacrée, con­tant la ren­con­tre d’un bohémien qui fait danser assez cru­elle­ment une ourse et son petit, il a cette réflexion :

Et en marchant, mon cœur gémissait :
« Vien­dra-t-elle un jour, ou jamais, l’heure
où les âmes de l’ourse et du Tsigane
et la mienne, que je crois Initiée,
se fer­ont fête ? »

En 1906, chez la danseuse Isado­ra Dun­can, il ren­con­tra une com­mu­nautés d’ex­pa­triés améri­cains qui avaient décidé de vivre comme les Grecs de l’An­tiq­ui­té, dans une ambiance mys­tique qui séduira le jeune Ánge­los. Cette empreinte se retrou­vera fréquem­ment dans ses poèmes et jusque dans sa vie, avec son « pro­jet del­phique » : per­suadé que Delphes, où il réside, peut rede­venir, comme dans l’An­tiq­ui­té, un cen­tre spir­ituel qui dépasserait les dif­férences entre les peu­ples, il conçoit tout un pro­gramme (com­prenant la créa­tion d’une Uni­ver­sité) auquel sont con­viées nom­bres de per­son­nal­ités. Des Fêtes del­phiques, large­ment sub­ven­tion­nées par son épouse, sont organ­isées. Il y accueille le com­pos­i­teur Richard Strauss en mai 1927. Le poète Georges Séféris y vien­dra en 1929. Des représen­ta­tions de théâtre antique sont don­nées. Mais ce pro­jet, pour intéres­sant qu’il fût, ruina le cou­ple. Ces don­nées biographiques sont impor­tantes pour com­pren­dre l’en­gage­ment, jusque dans son écri­t­ure poé­tique, de  Sike­lianós. Quelques titres de poèmes par­lent d’eux-mêmes quant à la référence au monde antique et à ses mytholo­gies : Les chevaux d’Achille, Anady­omène (une note nous apprend que ce terme sig­ni­fie « Qui a jail­li des eaux » et fait allu­sion à la nais­sance de Vénus, Je voy­age avec Dionysos, Dédale, etc.

[…] Ta voix,
la voix d’un dieu émergeant du sommeil,
voix de la « grande ivresse », appellera soudain
les morts vers le soleil et sa chaleur,
tan­dis que se penchera sur Ton berceau
l’om­bre de Ta vigne unique toute-puissante,
mon doux enfant, mon Dionysos, mon Christ !

Sike­lianós n’hésite pas, dans sa voca­tion ent­hou­si­aste à tout rassem­bler, à reli­er Jésus et le fils de Zeus. Cette sorte de syn­crétisme cor­re­spond à l’u­ni­ver­sal­isme de l’au­teur qui embrasse tous les domaines.

Oui, c’est là,
sur un cap de Leucade,
où les galets sont nets,
polis comme des œufs de pigeon par la vague,
que je T’ai con­nue, Athéna,
au corps d’ado­les­cente, à la pen­sée légère !

Comme deux galets qu’on lance
sur la mer immobile,
le cer­cle de l’un 
entrant dans l’autre
sans qu’ils se brisent,
Tu es entrée dans mon âme
comme l’âme d’une sœur dans son frère !

Rap­pelons que Sike­lianós est né à Leu­cade. Il asso­cie son his­toire per­son­nelle ici avec celle de la déesse, en une osmose comme celle des ronds dans l’eau, générés par des cail­loux qu’on y jette.

Le tra­duc­teur a par­fois ten­té, avec suc­cès, le pari de la rime dans le texte français,

Ce qui reste léger en ce monde, il suffit
du four des sen­sa­tions pour le chang­er en nid,

quand le soleil ne peut allumer mon désir
à lui seul, ni le feu les osse­ments rôtir…

C’est la petite fleur face au por­tail fermé,
c’est l’eau du puits par quoi l’hiv­er est tempéré.

Si la poésie mes­sian­ique d’Án­ge­los Sike­lianós est entière­ment col­orée d’emphase, il faut, pour avoir une chance de l’ap­préci­er, se laiss­er porter par ce flot généreux.

Le terme grec Ο αλαφροΐσκιωτος (titre de son pre­mier grand poème lyrique, écrit lors d’un voy­age en Égypte, traduit par Le vision­naire, titre repris dans ce choix de textes opéré par Michel Volkovitch), con­cen­tre en lui plusieurs notions, celles de pur, naïf, mar­qué par le des­tin, mélange d’élec­tion sur­na­turelle et d’i­nadap­ta­tion à la vie. Nous ver­rons, quant à nous, chez ce vision­naire, un poète à l’écri­t­ure certes en décalage avec la moder­nité d’un Séféris par exem­ple, un homme dont le souf­fle a voulu s’ac­corder à celui du divin.

Présentation de l’auteur

Ángelos Sikelianós

Ange­los Sike­lianos (1884–1951) est générale­ment recon­nu comme le plus impor­tant poète grec entre Cavafy et Seferis. C’é­tait un poète lyrique et un dra­maturge grec. Ses thèmes inclu­ent l’his­toire grecque, le sym­bol­isme religieux ain­si que l’har­monie uni­verselle dans des poèmes tels que Le coup de lune, Pro­logue à la vie, Mère de Dieu et L’af­fir­ma­tion de Delphes. Ses pièces de théâtre com­pren­nent Sibyl­la, Dédale en Crète, Le Christ à Rome, La Mort de Dige­nis, Le Dithyra­mbe de la Rose et Asklepius. Cer­tains des plus beaux textes de Sike­lianos comptent par­mi les meilleurs de la lit­téra­ture occi­den­tale. Chaque année, de 1946 à 1951, il a été pro­posé pour le prix Nobel de littérature.

Pour Sike­lianos, tout dans le monde naturel et vis­i­ble, lorsqu’il est perçu cor­recte­ment, est l’ex­pres­sion d’un ordre sur­na­turel et invis­i­ble de la réal­ité. La tâche du prophète, du sage et du poète est de réc­on­cili­er un monde avec l’autre, de guérir la dichotomie entre eux par un acte de médi­a­tion créa­tive. Dans cette optique, Sike­lianos utilise le mythe non pas comme un arti­fice rhé­torique mais comme un mode de révéla­tion des divinités éter­nelles qui habitent le monde physique. Dans ses derniers poèmes, le mythe devient le moyen d’u­nir ses voix sub­jec­tives et nar­ra­tives en une sub­lime vision tragique.

Bibliographie

  • (el) Άγγελου Σικελιανού, Άπαντα, Λυρικός Βίος, 6 τόμοι, Ίκαρος, Αθήνα, (1966).
  • (el) Άγγελου Σικελιανού, Θυμέλη, 3 τόμοι, Ίκαρος, Αθήνα.
  • (fr) Octave Mer­li­er, Le ser­ment sur le Styx, Cinq poèmes de Sike­lianos (1941–42), Icaros, Col­lec­tion de l’In­sti­tut français d’Athènes (1946).
  • (fr) Robert Levesque, Sike­lianos, Choix de poèmes. Avant-pro­­pos de Paul Élu­ard (1946).
  • (fr) A. Sike­lianos, Poèmes Akri­tiques, suivi de La mort de Dige­nis (tragédie), adap­ta­tion par Octave Mer­li­er, Col­lec­tion de l’In­sti­tut français d’Athènes (1960).
  • (fr) A. Sike­lianos, Une voix orphique, choix de poèmes traduit du grec mod­erne et présen­té par Renée Jacquin, édi­tion bilingue, Édi­tions de la Dif­férence, coll. « Orphée » (1990).
  • (fr) Le dithyra­mbe de la Rose, édi­tion bilingue, tra­duc­tion de Renée Jacquin, Pub­li­ca­tion du Groupe inter­dis­ci­plinaire du Théâtre antique, Uni­ver­sité Paul Valéry, Mont­pel­li­er (1989).
  • (fr) Dédale en Crète, édi­tion bilingue, tra­duc­tion de Renée Jacquin, Pub­li­ca­tion du Groupe inter­dis­ci­plinaire du Théâtre antique, Uni­ver­sité Paul Valéry, Mont­pel­li­er (1986).
  • (fr) L’e­sprit de Delphes : A.Sikelianos, Pub­li­ca­tion de l’U­ni­ver­sité de Provence (1989).

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Jean-Christophe Belleveaux

Jean-Christophe Belle­veaux est né en 1958 à Nev­ers. Il a fait des études de Let­tres Mod­ernes et de Langue Thaï. Grand voyageur, il a égale­ment ani­mé la revue de poésie Comme ça et Autrement durant sept années. Il a béné­fi­cié de deux rési­dences d’écri­t­ure (une à Rennes, l’autre à Mar­ve­jols) et a beau­coup pub­lié. Bib­li­ogra­phie : •Com­ment dire ? co-écrit avec Corinne Le Lep­vri­er, Édi­tions La Sirène étoilée, 2018 •Ter­ri­toires approx­i­mat­ifs, Édi­tions Faï fioc, 2018 •Pong, Édi­tions La tête à l’en­vers, 2017 •L’emploi du temps, Édi­tions le phare du cous­seix, 2017 •cadence cassée, Édi­tions Faï Fioc, col­lec­tion “cahiers”, 2016, •Frag­ments mal cadas­trés, Édi­tions Jacques Fla­ment, 2015 •L’in­quié­tude de l’e­sprit ou pourquoi la poésie en temps de crise ? (ouvrage col­lec­tif de réflex­ion de 21 auteurs), Édi­tions Cécile Defaut, 2014 •Bel échec co-écrit avec Édith Azam, Le Dernier Télé­gramme, 2014 •Démo­li­tion, Les Car­nets du dessert de Lune, 2013 •ces angles raturés, ô labyrinthe, Le Frau, 2012 •Épisode pre­mier, Raphaël De Sur­tis, 2011 •CHS, Con­tre Allées, 2010 •Machine Gun, Poten­tille, 2009 •La Fragilité des pivoines, Les Arêtes, 2008 •La quad­ra­ture du cer­cle, Les Car­nets du dessert de Lune, 2006 •soudures, etc., Pold­er / Décharge, 2005 •Cail­lou, Gros Textes, 2003 •Nou­velle approche de la fin, Gros Textes, 2000 •Géométries de l’in­quié­tude (nou­velles), Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •Dans l’e­space étroit du monde, Wig­wam, 1999 •Pous­sière des lon­gi­tudes, ter­mi­nus, Ed. Rafaël de Sur­tis, 1999 •le com­pas brisé, Pays d’Herbes, 1999 •Car­net des états suc­ces­sifs de l’ur­gence, Les Car­nets du dessert de Lune, 1998 •Le fruit cueil­li, Pré Car­ré, 1998 •Bar des Pla­tanes, L’épi de sei­gle, 1998 •sédi­ments, Pold­er / Décharge, 1997 •L’autre nuit (avec Yves Humann), édi­tions Saint-Ger­main-des Prés, 1983 En antholo­gies : •Nous la mul­ti­tude, antholo­gie réal­isée par Françoise Coul­min aux édi­tions du Temps des ceris­es, 2011 •Dehors, antholo­gie sans abris, édi­tions Janus, 2016 •Plus de cent fron­tières (par­tic­i­pa­tion à l’an­tholo­gie), édi­tions pourquoi

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