Avec son art habituel de la provoc’, le 26 décembre 1986, lors de l’émission Apostrophe de Bernard Pivot, l’auteur de La Javanaise s’oppose à Guy Béart, en affirmant que la chanson n’est qu’un « art mineur », « nos conneries » ! Il faut reconnaître que Lucien Ginsburg, issu d’une famille d’émigrés juifs installés à Paris en 1921, a été élevé dans le culte des arts nécessitant une initiation, la musique classique, la grande littérature, la peinture majestueuse…
Derrière l’orgueil du critique se cachait donc la modestie de l’artiste qui depuis Le Poinçonneur des Lilas jusqu’au détournement de La Marseillaise de Rouget de Lisle, en version Aux Armes et caetera, a déployé sous tant de genres musicaux, jazz, rock, reggae, les lettres de noblesse d’une poésie à ne jamais démordre d’une ironie sur le fil du rasoir qui le caractérise tant, signe encore d’une exigence de l’homme, qui du triomphal Gainsbourg des Initials B.B. sera, selon l’expression de Charles Trenet, « tué par Gainsbarre pour se venger de l’avoir créé », prix des excès d’une Vie héroïque, pour reprendre le titre du film que consacra au mythe le dessinateur Joann Sfar, une dérive menée tambour battant jusqu’à l’autodestruction : arrêt cardiaque, à l’âge de 62 ans, le 2 mars 1991 !
Lucien Gainsbourg interprète pour la première fois en live Le Poinçonneur des Lilas en 1959. Chanson française.
Dès ses premiers titres déposés à la SACEM, en 1957, l’anonyme Lucien Ginsburg signe du nom d’auteur Serge Gainsbourg, il inaugure, en 1958, son association avec Alain Goraguer, déjà arrangeur de Boris Vian, puis part en tournée avec Jacques Brel, et rencontre Juliette Gréco dont la riche collaboration de cette période « rive gauche » connaît son acmé avec La Javanaise à l’automne 1962. Albums et tournées se succèdent, son hypersensibilité, sa morgue, son physique si particulier entraînent parfois des réactions de rejet du public, néanmoins en coulisse, il se révèle déjà l’explorateur conquérant du continent féminin qui lui inspirera l’élégance érotique de ses meilleurs textes ! Fer de lance de l’avant-garde musicale et du jazz expérimental, Du jazz dans le ravin à Ronsard 58 qui peint déjà le poète en chantre satirique du désir débridé, son style ciselé à l’humour noir et aux mots choisis n’est pas encore apprécié à sa juste valeur, il va alors côtoyer les rythmes exotiques de Couleur café ou New York USA, mais le succès viendra quand il prêtera sa plume à de jeunes égéries, pour leur faire susurrer de troublants messages à peine déguisés, de l’implicite Poupée de cire, poupée de son qui permet à France Gall de remporter le Concours de l’Eurovision, en 1965, au plus explicite texte à double-sens qu’il lui confie, en 1966, Les Sucettes !
En 1968, pour l’émission Carrefour de la TSR, Serge Gainsbourg interprète l’un de ses grands succès, La Javanaise.
L’argent coule alors à flot, de nouveaux interprètes s’invitent pour une période plus mûre en créativité, avec la découverte de la Pop, des Comics, des Beatles envahissant la planète, un temps dont Serge Gainsbourg saisit à merveille la pulsation en colorant ce son anglais de ses jeux de mots malicieux avec Comic Strip. La rencontre avec la star Brigitte Bardot va enflammer sa production avec Bonnie and Clyde mais également l’enregistrement de Je t’aime moi non plus juste avant leur rupture, titre dont B.B. bloquera la sortie. Or sur le tournage de Slogan, une autre rencontre sera décisive, l’anglaise Jane Birkin dont il deviendra le Pygmalion, réenregistrant avec cette dernière le titre maudit qui sera à la fois un scandale et un tube mondial. Désormais, le couple Jane et Serge chantera en duo toutes ses variations de la « révolution érotique » jusqu’à la perversion, de L’Anamour à La décadanse en passant par 69 Année érotique ! Le sculpteur fera alors de sa créature le personnage emblématique d’une adolescente fantasmée, dans son chef d’œuvre baroque de L’Histoire de Mélody Nelson, en 1971, le récit symphonique s’ouvrant sur une jeune fille aux cheveux rouges, « adorable garçonne » âgée d’une quinzaine d’années percutée, alors qu’elle se déplace à vélo, par la Rolls Royce Silver Ghost 1910 à 26 chevaux de Serge Gainsbourg…
Le compositeur explorera encore la veine de l’album-concept, en 1976, avec L’Homme à Tête de Chou, offrant ses modulations autour des caprices du désir en autant de Variations sur Marilou, shampouineuse délurée de ses rêves qui lui coupe les cheveux « Chez Max coiffeur pour hommes », lui excite les sens lorsqu’elle danse le reggae, faisant naître des idées lubriques, qu’il découvre un soir où l’amant malmené rentre à l’improviste chez elle, ô « vision de claque », entre deux hommes nus, « et semblait une guitare rock à deux jacks », prélude à d’autres visions réservées aux initiés, celles de ses jeux érotiques, sous le regard jaloux du narrateur malheureux, dans 7 minutes 30 dévolues à un exercice de style inédit dans la chanson française : « Dans son regard absent et son iris absinthe / Tandis que Marilou s’amuse à faire des volutes de sèches au menthol / Entre deux bulles de comic strip / Tout en jouant avec le zip de ses « Levi’s » / Je lis le vice et je pense à Carol Lewis »…
Après avoir atteint ces sommets, le débarquement des Punks passé, le grand Gainsbourg trouve une nouvelle veine grâce à laquelle il entre à nouveau en résonance avec son temps, le reggae, enregistrant avec Robbie Shakespeare et Sly Dunbar à Kingston Aux Armes et caetera, en 1979, ainsi que Mauvaises Nouvelles des Étoiles, en 1981, mais 1980 marque déjà le clap de fin pour Gainsbourg-Birkin et le reste de sa production musicale introduit, via Ecce homo, un nouveau personnage : Gainsbarre ! Personnage autodestructeur, ultime carapace à sa personnalité à fleur de peau, dorénavant cachée sous les provocations médiatiques, le génial Gainsbourg saura cependant, dans ses deux derniers albums, Love on the Beat, en 1984, et You’re Under Arrest, en 1987, utiliser à son compte les pointures funk, rock et rap du moment.
Serge Gainsbourg, Variations sur Marilou.
Les années qui suivent sa disparition marquent encore son influence grandissante, à l’image d’un Alain Bashung désormais, et jusque dans le monde anglo-saxon, l’art dans l’évocation des émotions vives, l’étonnante maîtrise de sa manière si singulière, cette façon de capter le meilleur des musiques populaires, en font toujours un des phares de la musique du futur…
Serge Gainsbourg — L’Homme à Tête de Chou, 1976 (EpXtaZ Remastered).
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