Le corail
Le corail sèche au soleil, calé sous deux
gros galets. La stupeur me saisit. Un
fragment de la grande barrière a pénétré
la maison. L’ivresse des profondeurs
m’envahit. Je vois surgir une figure
d’épouvante dans ce squelette ramifié
posé par terre et à la vue de tous. Je suis
comme lui asséché, dans sa sculpturale
et flamboyante beauté, loin de mes eaux
chaudes et de mes lagons bleus, je
prends conscience des risques et des
dangers. Cette extrême lucidité perce ma
peau comme des aiguilles
empoisonnées. Détachée des roches
profondes, je ne fabrique plus de
légende, juste des hallucinations. Je tue
cet homme qui a fait entrer dans notre
lieu sacré la gorgone méduse. La
frontière entre deux mondes est bafouée,
j’endure encore sa méthode qui brutalise.
Devant ce morceau de corail, et malgré
les chefs-d’œuvre passés, je deviens en
un instant un petit être rabougri, alors
que lui, auréolé de légendes, creuse les
fonds marins de l’exode réussi.
Intoxication du territoire familial au
Yucateco XXXheat, un sentiment de nid
convoité.
Utopies sentimentales
Les espaces intermédiaires jouent un
rôle essentiel dans ma survie. Les limbes
sont un lieu de passage et de solitude où
je me suis attardée pour comprendre ce
qui s’y passait. Je voulais être sûre de ce
que j’allais vous dire pour ne pas vous
tromper. Maintenant c’est fait : oubliez
les mirages ambitieux et les utopies
sentimentales des pages exaltées.
Ce soir, le bruit des pas ne véhicule
aucun fantasme, il indique plutôt que
s’approche un couple de mutants.
Discours contemporains et facteurs
structurels révèlent leur fonction latente.
Le monde naissant promet d’alléger le
fardeau écrasant du passé, grâce à
l’amour individualiste. Pour les sujets
avides de s’illustrer aux yeux du monde
entier, profils en forme d’oxymores, de
non-appartenant, d’entités autonomes,
désormais personnellement
responsables de son bonheur, les reines
de l’ ”extime“sur Instagram s’exhibent
“jouissant”. On peut tirer profit
marchand d’une importante
reconnaissance, on a de l’influence.
L’intimité n’est plus une valeur, elle est
portée à l’étalage, au prix du juste et du
vrai. L’homme que j’aimais se soumet
aux nouvelles tendances: ses besoins
personnels. Il ne cherche plus qu’à
l’intérieur de lui les raisons de ses
actions.
Le monde finissant des rites familiaux
conduit la démocratie amoureuse vers
l’utopie du tout-moi. On n’entend plus
les joutes poétiques chantées chez les
parents de la fiancée à l’est d’Alger.
Codeurs célibataires, c’est la montée des
unions libres, fini le désir de fusion, et le
piège mortel, on veut brûler ailleurs,
étendre son univers aussi loin que
possible, on veut brûler tout seul, un peu
accompagné, entre Paris et Cozumel.
L’amour, un jeu truqué ! Sa fin est une
chose doublement insupportable
lorsqu’elle est remplacée par ce
qui se retourne vers le je, et non plus vers
dehors.
Dans ces forêts de brumes où je marche,
j’avale d’absurdes désillusions, mes yeux
se ferment sur quelque chose
d’important. Mais l’oubli me protège, je
passe sur la méchanceté, la non-
évidence de l’existence et je l’enjambe.
Promesse contemporaine
Je progresse, talons hauts qui claquent
fièrement sur les pavés anglais, langage
du corps en rupture avec la rue,
l’enveloppe
charnelle se déplace mutique dans
l’exclusion. La figure de la terreur est
encore apparue, la volonté de préserver
un système de communication codé s’est
encore arrêtée. Il marche devant, il rit,
hors des institutions.
Ce soir on ne se reconnait plus dans les
colonies d’insectes, les promesses
contemporaines ont dissout la structure,
elles invitent à l’identité perplexe. Je
marche dans un présent assourdissant,
l’analyse lucide, je sais bien ce qui n’est
pas inclus dans ce que je suis. La
silhouette féminine déplacée qui pousse
la porte du L’hôtel en février n’est
pas à moi. Sur la banquette il revient se
lover contre moi, amoral, désirs
changeants.
Outre l’ambivalence, le sentiment
légitime d’appartenance me tient
insidieusement figée dans le présent,
peur mutuelle d’un continuel abandon.
Il veut garder ma trace vivante, ne rien
effacer de notre ensemble alors il joue la
désertion progressive, fait des allers-
retours, clivé. Je ne le dénonce pas, mais
je sais qu’il refoule, moi aussi j’ai envie
de nier le mouvement. J’ai failli choisir
de rester dans un paysage fragile et sans
carte de voyage, liaison minimum, mais
le sens tire un trait entre le beau et
l’horrible, le rugueux et le lisse, j’affronte
ma liberté et nomade je le quitte.
La barbe
Pour lui, la barbe a été rasée, pour moi,
les cheveux coupés. Nous avons rendez-
vous dans le lieu habituel, un café à
l’angle du square sur les ruines de
l’hospice des Enfants-Trouvés. Nos
attaches mal élucidées, nous parlons, des
maisons, surtout de la première qu’il
appelle sanctuaire. Je me félicite de ma
capacité à l’écouter alors que, jusqu’à
hier, j’étais hermétique au moindre
lendemain. Une chose en moi est
partiellement disponible, la révolution
de mon lien social en marche. Il faut
s’émanciper de l’ancien rôle que
l’institution nous a enseigné, bien que je
lui sois reconnaissante. La nouvelle
famille est en passe de vider de sens sa
fonction archimillénaire pour une autre,
individualisée et autosuffisante. Éclipse.
Il parle de nous, des racines
interminables reliées entre elles qui se
partagent l’eau. Il a les larmes aux yeux
trois fois pendant le déjeuner, il ne veut
toujours pas que je lui rende les clés.
Faire le deuil de celui qui part est une
chose difficile. Je ne prends pas sa main.
Il me donne de l’argent, écrit nos deux
prénoms sur notre histoire commune.
C’est un second souffle. Je me suis
échinée, mais je vois dans ses yeux la vérité
franchise et dans mon cœur la joie. Oui !