Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde

Par |2023-06-21T09:27:01+02:00 21 juin 2023|Catégories : Claudine Bohi, Critiques|

C’est lors d’une vis­ite d’une expo­si­tion des œuvres d’Anne Slacik qu’ « un cer­tain bleu », nous dit la poète, « a foudroyé en moi toute résis­tance. / Très vite, une parole est venue, une sorte de rêve où la réal­ité s’étire vers ce qui la débor­de, / et qui l’appelle.

Un flot de poèmes ». Ce flot, on le sent au fil de la lec­ture naître à la source du bleu, là où le bleu est nuit, nuit révolue, peut-être celle de l’enfance, dont l’artiste vient pein­dre nos yeux, nous dit le poème qui clôt le recueil, artiste dev­enue arpen­teuse des mers sub­tiles de notre désir de vie et d’amour :  « vous voguez main­tenant loin de nos gouf­fres vous voguez / sur cette mer éton­nante et ras­sur­ante sur cette marée d’images / et d’eaux liss­es qui apprivoisent qui apaisent / et qui don­nent à la mort comme à l’amour / ce goût d’espace et de miel inachevé / car vous le savez vous voguez là où le bleu prend sa source ». Lire Regarde est une longue tra­ver­sée des espaces du bleu orig­inel, celui de ces qua­tre larges pan­neaux (« terre et pig­ments sur toile de lin ») occu­pant une dou­ble-page, inti­t­ulés Ombre (cobalt), ou Ombre (bleu paon), ponc­tu­ant le recueil des hori­zons mêlés de la mer et de la nuit évo­quant la présence loin­taine d’une lisière, quelque léger bord de lumière où se laiss­er gliss­er dans le berce­ment des mots : « vous retournez le bleu / dans le sens du mys­tère la caresse est pro­fonde / vous ne pou­vez la per­dre et / lente­ment remonte cette langue oubliée dis­parue dans / nos lèvres et qui tou­jours recom­mence vos songes ». Ce flot de poèmes, c’est du cœur qu’il remonte, on le com­prend, de ce que nos lèvres reti­en­nent peut-être de notre pre­mier cri d’enfant, dont toute notre vie l’écho résonne dans nos rêves. Cet Écho des lumières repro­duit sur la page de cou­ver­ture, avec ses blancheurs d’écume ou de nuage, ses zébrures on ne sait si de pluie ou de lumière, n’est-il pas écho d’une lumière d’avant le sou­venir, ultime écho peut-être de la lumière dont est né le monde, et avec lui cha­cun d’entre nous pen­sant le monde ?

Clau­dine Bohi et Anne Slacik, Regarde, L’herbe qui trem­ble, 2022, 88 pages, 20 €.

Tableaux où partout du bleu s’ouvre dans du bleu, de la forme se déploie dans la couleur, fœtus, papil­lon, tortue, pois­sons phos­pho­res­cents, micro-organ­ismes aux com­plex­ions mul­ti­ples, brume sur des marécages, danse vire­voltante à la Matisse de fig­ures sveltes, ombres age­nouil­lées, médus­es en flo­cons, nais­sance peut-être du monde dans les trans­parences de l’océan prim­i­tif, immé­mo­ri­ale main de la création :

clapo­tis de nuages fil ten­du du rêve appuyé sur l’épaule
vous avez dit regarde et dans vos grands yeux d’eau la pluie
muette fait de vagues cer­cles bleus que votre main remue
depuis très longtemps
per­son­ne ne con­naît la nuit aus­si bien que vous
cette nuit si secrète qu’elle ressem­ble à la clarté

La poète, à par­tir des tableaux, com­pose ses poèmes de mots bleus, « couleur de l’âme », on se dit peut-être en état de semi-con­science, quand ce sont les doigts qui par­lent avant la pen­sée, quand la voix est d’avant les mots : « bleu tout ce bleu … / … / et qui vient de si loin / de cette con­trée très oubliée à l’intérieur de la parole / là où un jour a com­mencé la mer ». Car Regarde est avant tout une plongée en soi-même, une quête de la pre­mière nuit, du pre­mier rêve de la pre­mière nuit, à l’écoute de cette voix pre­mière, tôt oubliée et qu’il nous faut nous réap­pro­prier : « j’irai dormir au fond de votre rêve / j’irai dormir au fond de votre corps dis­ait la voix / qu’elle ne con­nais­sait pas / mais qu’elle recon­nais­sait tou­jours ». Le bleu se fait dans ces poèmes celui de la matrice, du bruisse­ment orig­inel de l’arbre, de cet arbre que l’enfant au tré­fonds de sa nais­sance caresse de ses mains : « il y a des arbres tout au fond de vos yeux il y a de grands / arbres bleus que retrou­vent vos mains dans leur nid de caress­es ». Le retour à l’origine est ici recom­mence­ment, comme si à tra­vers l’œuvre plas­tique con­tem­plée et s’épanouissant en mots, c’est le rêve de l’artiste que la poète venait partager, si les mots se fai­saient couleur au bout des doigts de la pein­tre, la couleur lumière, la lumière regard : « quelque chose de nous est repris dans vos songes / quelque chose de nous tout au bout de vos mains / rat­trape la lumière / recom­mence nos yeux ». C’est un ciel que la démi­urge du bleu tend à la poète, son cœur qu’elle lui ouvre : « oui ce ciel bout à bout revenu / d’entre vos mains et d’entre les couleurs pour nous / vers­er son étrange musique pour nous don­ner son cœur ». Et ce ciel de l’amour recom­mencé, n’est-il pas tout sim­ple­ment con­di­tion d’un futur, d’un monde où exis­terait un futur plus grand que nous : « vous vous enroulez au som­meil des oiseaux / et vous rede­venez une aile / alors c’est vrai vous ouvrez le futur / vers ce qui le con­tient » ? De cette ouver­ture aux loin­tains de l’espace et du temps, c’est, par un mou­ve­ment de reflux, un sen­ti­ment d’apaisement et de bon­heur qui nous revient : « tu vois là-bas tout penche vers / ce bleu dans son nid d’étincelles / tout rede­vient sourire sur nos / lèvres d’eau douce une à une posée sur nos cris / alors d’un coup le grand désir au large fait retour en nos mains ». Dans l’instant du soir, celui de l’infini comme de la prox­im­ité des choses, la nuit éclate et le bleu se fait chair, s’installent de nou­velles con­stel­la­tions de signes :

alors quand tri­om­phe le soir vous venez ouvrir le bleu
avec vos mains ouvrir cet inépuis­able du bleu
cet infati­ga­ble du bleu
et quelque chose vient heurter la nuit la dépli­er la défaire
la fra­cass­er toute une chair s’enroule à nos détresses
et vient d’un coup recom­mencer tous les signes

Lais­sons pour ter­min­er la parole à la poète : « Est-ce la brûlure elle-même qui s’est mise à rêver ? / Plus tard j’ai su par Anne que ce bleu-là avait sur­gi juste après la mort de son père. / Alors j’ai pen­sé à cette phrase de Paul Celan : / “La poésie, cette parole qui recueille l’infini, là où n’arrivent que du mor­tel et du pour rien”. »

Présentation de l’auteur

Claudine Bohi

 Clau­dine BOHI vit entre Paris, Stras­bourg et St Pierre des champs. Elle est agrégée de let­tres et poète. Elle a pub­lié une trentaine de recueils, elle par­ticipe à de nom­breuses revues français­es et étrangères, fig­ure dans plusieurs antholo­gies. Elle col­la­bore à de nom­breux livres d’artistes, est traduite en plusieurs langues. Cer­tains de ses textes ont don­né lieu à des com­po­si­tions musi­cales.  Elle dirige actuelle­ment la col­lec­tion 2Rives aux édi­tions Les lieux dits. Elle est mem­bre du jury des prix Mal­lar­mé et Louis Guil­laume. Elle est mem­bre du con­seil d’administration de la mai­son de poésie de Paris.

Elle a reçu les prix Ver­laine, Aliénor, Georges Per­ros et le prix Mal­lar­mé en 2019.

Bibliographie 

Dernières pub­li­ca­tions : Un père (Les lieux dits 2021), Regarde, avec Anne Slacik (coédi­tions l’herbe qui trem­ble et Papiers d’Art) 2022, Un couteau dans la tête,  édi­tions l’herbe qui trem­ble 2022, Par­fois l’un d’entre nous,  L’herbe qui trem­ble, 2023.

Autres lec­tures

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Eric Chassefière

Éric Chas­se­fière a passé sa jeunesse à Nîmes, la plus grande par­tie de sa vie pro­fes­sion­nelle à Paris, et vit actuelle­ment à Fron­tig­nan. Directeur de Recherche au CNRS, il est astro­physi­cien, spé­cial­isé dans l’étude des planètes, et his­to­rien des sci­ences. Il a été pro­fesseur chargé de cours en physique de la Terre à l’École Poly­tech­nique, et a par ailleurs dirigé un lab­o­ra­toire de géo­sciences à l’Université Paris-Saclay. Il tra­vaille actuelle­ment à l’Observatoire de Paris dans l’équipe d’histoire des sci­ences astronomiques. Il est l’auteur d’une cinquan­taine de recueils de poésie parus chez : Yvelinédi­tion, Encres Vives, Rafael de Sur­tis, Edi­tions de l’Atlantique, Alcy­one, Inter­ven­tions à Haute Voix, La Porte, L’Harmattan, Sémaphore (Quim­per­lé). Il a obtenu en 2015 le prix Gior­gios Saran­taris pour « Le peu qui reste d’ici  » (Rafael de Sur­tis), en 2021 le Grand Prix spé­cial de la Société des Poètes et Artistes de France (SPAF) pour «  Comme une sève », en 2022 le prix Xavier Grall pour l’ensemble de son œuvre, et en 2023 le prix Marie Noël pour « La part silen­cieuse » (Alcy­one). Il a pub­lié dans une trentaine de revues de poésie. Il est mem­bre du comité de lec­ture de la revue Inter­ven­tions à Haute Voix, mem­bre du comité de rédac­tion de la revue en ligne Fran­copo­lis, chroniqueur réguli­er pour la revue Diérèse, et chroniqueur occa­sion­nel pour les revues en ligne Terre à ciel, Recours au poème et Oupoli. Il est régulière­ment invité à don­ner des lec­tures : Fes­ti­val des Poésies Actuelles de Cordes-sur-Ciel, Fes­ti­val de la Parole Poé­tique de Quim­per­lé, Print­emps des poètes à Chav­ille, Mai­son de la Poésie de Poitiers, … Ses derniers recueils parus sont, chez Rafael de Sur­tis : Sen­tir (2021), La part d’aimer (2022), Paler­mo (2023) ; chez Alcy­one : L’arbre chante (2021), La part silen­cieuse (2023) ; chez Sémaphore (Quim­per­lé) : L’immédiat de vivre (2020), Le jardin d’absence (2022), Faire par­ler son âme (2023) ; chez Encres vives : Moments poé­tiques (2021).

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