Arnaud Le Vac, les lieux théoriques du poème, lecture de Tenir le pas gagné
Après On ne part pas (2017) et Reprenons les chemins d’ici (2019) Tenir le pas gagné : en allées et venues entre arrêt et reprise, Arnaud Le Vac reprend à la formule de Rimbaud un sens de l’inconnu et du mouvement intérieur, un questionnement de la liberté – « C’est tout mon corps qui rit et / qui danse » (p. 18).
S’il est placé sous signe du pas gagné, le livre commence par « j’aime cette vie assis / dans ce café et prenant des notes dans / un carnet quand d’autres parlent et se / taisent » (p. 7) Mais ce livre tourne autour de l’évidence essayant, par des tentatives continuées, recommençant, d’attraper et de faire sentir cet « air du temps » : « C’est dans l’air du temps comme / une évidence » (id.).
Cette évidence tiendrait, je le dis provisoirement, à deux choses liées : tendre au réel, tendre à sa propre voix dans l’écriture par la formulation de lieux théoriques qui seraient les lieux communs du monde, de la réalité et du poème. C’est encore aller vers l’intime, ou saisir ce qui cherche à se dire quand on parle et écrit, d’où la synthèse de parler et se taire. D’emblée, nous pourrions avoir affaire à une ambiguïté eu égard au poème : en irait-il d’une poésie qui restituerait un regard sur la vie ou une expérience du monde, ou encore une pensée théorique ? Il s’agirait plutôt d’une quête d’un présent de la voix, d’une présence à soi de la voix, et de regarder avec et par le poème : « Ce que l’on ne dit pas de ce que / l’on dit : le sens du sujet libre. […] D’un vivre langage qui n’a pas peur / du temps. » (p. 8) Autrement dit, l’écriture de ce livre correspond à un cheminement (des chemins d’ici, à reprendre, au pas gagné) pour approcher cet intime de la voix qui, comme le suggèrent les titres, est à regagner.
Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné, éditions du Cygne, 2023, 57 p., 10 euros.
On cherche ce que l’on sait et l’évidence est ce que l’on ne sait pas que l’on sait. Le rapport à l’inconnu est de cet ordre. Disons que l’inconnu et l’évidence forment le nœud gordien de ce livre. Autour duquel les formules théoriques tournent et se nouent à leur tour pour « laisser place / à la rencontre, à l’inattendu. Aux / changements permanents d’humeurs / et jeux de l’intellect » (id.). Le temps prend une valeur singulière dans cette tenue du pas gagné. Arnaud Le Vac réinvente l’expression « l’air du temps » en air des pensées, en traversée, cheminement d’une parole cherchant ses lieux théoriques. La réflexion sur la poésie, sur le langage est omniprésente et insistante, au point d’habiter totalement la vision du réel. Son livre croise le poème et l’essai, et figure le poème comme essai, au sens initial du verbe essayer et au sens d’une pensée à la recherche de sa liberté. « Air du temps » est « réalité vécue » (p. 9), « soulèvement de la / vie dans le langage » (p. 10) ou encore ceci : « Faire de ne pas faire : la poésie / s’écrit au présent. » (p. 11) Le carnet de notes rejoint l’idée de « tenir le pas gagné / à travers ces quais et ces ponts, / ces fleuves et ces berges, ces rues / et ces ruelles » – et d’égrener les noms de villes européennes (id.). On pourrait y entendre aussi l’idée d’un franchissement pour parcourir l’ici – un peu la quête du lieu et de la formule – et les lieux théoriques du poème.
En conclurait-on à une métapoésie ? Il s’agirait plutôt de la découverte de sa pensée, d’une pensée qui s’organise avec de nombreuses lectures, des poètes, des philosophes, des critiques. L’écriture est l’activité de tension vers l’écoute. D’où le pas gagné encore. Et tout se joue entre le monde et une singularité : « Quelqu’un / de singulier pour le dire. » Le singulier, entre la solitude et l’unique, fait « notre histoire / commune » (p. 12). L’enjeu est celui du poème engagé ; On l’entend par ces coupes des phrases – et souvent, cette découpe de la formule théorique –, une diction qui engage à écouter ses propres suspens, mais aussi à chercher à dire pour soi et pour autrui, à travailler le dit par le dire.
Le poème engagé l’est à plusieurs titres. S’il s’engage dans la réalité pour l’élargir, il engage également la réalité, les lecteurs dans son dire. Les poètes dont il est question dans ce livre sont repris à ce titre, pour la transformation d’une « poésie-moyen d’expression en / poésie-connaissance » (p. 13) Le carnet de lectures d’Arnaud Le Vac s’ouvre au fil du livre et du cheminement, des chemins d’ici (p. 13–18 en particulier). Et l’on sent poindre une inquiétude – une intranquillité : une rupture des assises – une tension entre une intention de réinvention de la réalité et une prise avec elle, qui ne soit ni une prise sur ni une prise dans. Les échappées dans la littérature et les arts y renvoient, comme avec Rimbaud et ce moment où surgit la rime : « La main / qui écrit, la main qui pense. / C’est tout mon corps qui rit et / qui danse. » (p. 18) Le détachement de « qui danse » peut alors se lire comme une interrogation, une question lancée à ce qui se vit comme sujet du poème. Il est vrai qu’on cherche à dire, à formuler, tous les retournements qui s’opèrent, une sorte de synesthésie intérieure à la voix : « C’est dire / ce que voit la voix, entend le / corps dans le langage et le / langage dans le corps. » (p. 20)
Mais le livre questionne la relation au monde – question valant pour la littérature, la poésie : « la poésie, c’est le réel » (p. 21), une identification qui va jusqu’à achopper sur l’adjectif « poétique », le poétique comme qualificatif des choses du monde, par le subjectif : « Rien de plus poétique, pour moi, en / pensant à toi, que ces noms de bateaux / à quai et parmi ceux qui arrivent, / ceux qui sont en partance. » (p. 22) Le nom forme l’identification. Puis on s’en délivre par la voix, le lieu du poème, là où résonnent dans et par : « C’est autant dans / cette voix, par cette voix les ruelles / et les canaux de Venise, ces places, / ces ponts et ces quais, autrement dit, / cette lagune qui se remplit et se vide / de la mer comme ce fleuve qui coule / et déborde notre histoire et notre / culture. » (p. 24) Le mouvement de la voix conduit « arriver » et « partance », « se remplit et se vide ». L’évocation des choses appartient à la force d’une voix, qui émeut, au sens qu’elle met en mouvement.
C’est que la voix est tendue vers une déambulation, dans les lectures et les lieux de passage – le café : ce lieu où l’on s’assoit et où l’on est de passage – par quoi se dit et se vit une liberté. Le livre revient ainsi sur les rues, les canaux, les cafés, « Je suis battu par les / flots, mais ne sombre pas » (p. 36). Puis « chaque / passage est un événement en soi. » (p. 40) Plus loin encore c’est entre marcher et s’asseoir que tout se joue : « C’est Alain Jouffroy assis / à son bureau de travail, […] le / corps libre prenant la pause / attendue, prêt à accueillir / dans un cahier la danse virevoltante de la pensée » (p. 46). Arnaud Le Vac multiplie les temps d’une action de l’écriture entre s’arrêter-repartir, jusqu’au goût pour l’impasse, « ces impasses où la vie / passe et repasse, où la vie / jamais lasse s’en lasse » (p. 54) : des reprises de vie et de voix. Le parcours conduit ainsi sa propre émotion, de « regards exaltés » (p. 56) en « ta / voix et ma voix qui transforment / tous les champs du possible » (p. 57). Alors, Tenir le pas gagné se dit dans Dylan Thomas : que « tout bon poème / est une contribution à la réalité. » (p. 51)
Présentation de l’auteur
- Michèle Finck, La Voie du large - 7 juillet 2024
- Michèle Finck, La Voie du large - 22 juin 2024
- Arnaud Le Vac, Tenir le pas gagné - 21 juin 2023
- Guy Perrocheau, D’un phrasé monde - 21 juin 2021