Jeune poétesse polonaise, Krystyna Dąbrowska (née en 1979) a déjà publié cinq volumes de poésie et reçu trois prix prestigieux, le Prix Kościelski et le premier Prix Szymborska en 2013, puis le Prix littéraire de la ville de Varsovie en 2019. Photographe, diplômée de l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie, elle traduit de l’anglais vers le polonais, notamment la poésie de Louise Glück et de Nuala ni Dhomhnaill. Depuis son début poétique en 2006, elle a été publiée dans de nombreuses revues et traduite en vingt langues. Cette année a vu la parution de son cinquième volume en polonais, Miasto z indu [La ville en indium], et son premier volume en anglais, Tideline [Bord de mer] qui contient des poèmes de ses quatre premiers volumes: Biuro podróży [L’Agence de voyage]; Białe krzesła [Les Chaises blanches]; Czas i przesłona [Temps et ouverture]; et Ścieżki dźwiękowe [Les Bandes sonores].
Plutôt que de suivre une école ou un style, Krystyna Dąbrowska aborde la poésie d’une façon tout à fait naturelle. Une image s’impose à elle, puis le poème apparaît de lui-même, au cours d’une promenade, en nageant. Nouveau-né, il a sa personnalité, sa forme et son rythme surprennent la poétesse. Né de l’observation des objets et des êtres qui nous entourent, il transforme les détails du quotidien, s’éloignant de la poésie concrète ou intime. Cette longue gestation entre distanciation et cordon ombilical sous-tend toute la démarche poétique de Krystyna Dąbrowska. Partant d’une expérience ponctuelle, le discours poétique s’applique à des questions existentielles telles la solitude, l’identité, et la survivance, s’étoffe de souvenirs vécus (personnellement ou indirectement à travers les lectures, les récits familiaux, et en général, l’acquis culturel) et devient une grande fresque collective, temporelle, et spatiale.
photo © Krzysztof Dubiel.
En tissant ce réseau physique, émotionnel, et métaphysique, Krystyna Dąbrowska fixe l’instantané en permanence poétique. Mais elle ne s’arrête pas là : l’on retrouve dans sa vision l’étonnemment émerveillé et malicieux d’un Erik Satie, et cette façon discrète dont Wisława Szymborska met le monde à l’envers. Ainsi nous apprenons à repenser les choses et les êtres par une poésie qui nous transforme en profondeur, et ajuste notre perspective presque à notre insu.
Ce contrepoint entre soi et l’autre pose la question de la relation à l’Autre. Le cordon ombilical invisible qui nous relie au monde extérieur, tel celui qui empêche un chien libre de toute entrave de s’éloigner du bord de la mer, exerce sur nous une attirance inévitable et mystérieuse. Fétus de paille, nous voyageons entre notre solitude et celle de l’Autre, entre le froid et le chaud, entre la lune et le soleil, voyage qui parfois nous accorde un parfait équilibre d’équinoxe.
Ni hermétiques ni anecdotiques, les poèmes de Krystyna Dąbrowska sont structurés comme des scènes de film ; ils nous imprègnent tout à la fois de l’image et du message. Qu’il s’agisse de vendre aux morts des billets de voyage vers les rêves des personnes aimées, de répondre aux « questions d’insécurité » des sites internet, ou d’appréhender la ville du Caire à travers sa population de chèvres, la poétesse recherche la simplicité qui caractérise les œuvres des grands artistes. Ses « scripts » conduisent à une multitude de corridors souterrains, palimpsestes et rhizomes.
À part « Bandes sonores » traduit par Isabelle Macor dans Po&sie (No. 170, 2019), cette présentation et les cinq traductions qui suivent sont les premières à présenter au public francophone l’œuvre de Krystyna Dąbrowska, que nous remercions ici pour sa gracieuse permission et collaboration.
∗∗∗
Textes traduits par Alice Catherine Carls
Les chaises blanches
Le quotidien en poésie se doit d’être comme ces chaises
en plastique blanc devant le mur des Lamentations.
C’est sur elles, non dans de somptueux fauteuils,
que prient les vieux rabbins
en touchant du front les pierres du mur.
D’ordinaires chaises en plastique –
femmes et hommes s’y hissent pour
se voir au-dessus de la clôture qui les sépare.
Et la mère du jeune qui célèbre sa bar-mitzvah
monte sur une chaise et arrose de bonbons
son fils qui quitte l’enfance.
Le quotidien en poésie se doit d’être comme ces chaises
qui disparaissent pour faire place
au cercle de la danse le soir du Shabbat.
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Frère et soeur
Une vieille femme danse le flamenco.
Ses mouvements recèlent une ancienne légèreté.
Grande, maigre comme un héron bossu,
elle a une jupe à volants et des joues creuses.
La vieille femme exécute la danse d’une jeune fille
qui a été tuée pendant la guerre. Son numéro fini,
elle se démaquille, enlève sa perruque
et sa robe, enfile un pantalon, une veste
et devient celui qu’elle est hors scène:
un homme, le frère de la morte.
Le vieil homme rentre chez lui.
Des bribes du passé il s’est fait un cocon,
photos, affiches, coupures de journaux.
Tout autour, les robes qu’il coud:
oiseaux multicolores, exotiques.
Et le portrait de sa soeur – il y dépose des fleurs.
Célèbre couple de danseurs, adolescents
ils sillonnaient l’Europe avant la guerre.
Puis ce fut le ghetto, la fuite, la séparation.
Il s’était juré de survivre uniquement
pour l’incarner par la danse.
Le vieux danseur se fait du thé. Silence.
C’est l’heure où s’éteignent les lumières.
Il ira dormir dans un moment, mais tel qu’il est,
ni costume ni fard, il tape du pied devant la cuisine
au rythme du bruit sec des castagnettes.
∗∗
D’où regarder pour te voir?
De près ou de loin? Et depuis quelle époque?
Quand je recule en essayant de te saisir
de la tête aux pieds comme un tableau sur son chevalet,
je sens que c’est toi qui me toise,
me change, ajoute ou enlève la couleur.
Tantôt je te regarde dans les yeux, tantôt je regarde par tes yeux,
quand tu dors ou que je rêve à toi
je cherche de nouveau un détail – objet, geste, mot,
en attendant son éclosion-explosion qui sera toi.
Tant de points de vue, et moi au point mort,
entortillée dans le fil par lequel je voulais les lier.
Et je ne sais pas si tu es le fil
ou l’éclair du ciseau qui le coupe.
∗∗
Sculpture pour aveugles
Au musée d’art où règne le regard,
se trouvent des statues pour aveugles.
Les mêmes dont les visiteurs
ne peuvent s’approcher de trop près:
qu’un pied dépasse la ligne rouge,
qu’un nez s’avance vers le vide
du nez antique – et c’est l’alarme.
Tu n’as que le droit de regarder jusqu’à devenir
les globes oculaires de pierre sur antennes
que l’on sort de la tête grecque marmoréenne
et que les aveugles regardent avec leurs doigts.
Ils touchent des cicatrices
sur le ventre de la jeune cycladienne,
un combat de dragons sur l’envers
d’un miroir coréen.
Ils reconstruisent ce qui est apparu mille ans
avant notre ère en disant: cruche, gobelet,
et en versant le vin.
Sorties des vitrines, enfilées sur des cordons,
des billes font tinter dans leurs mains
profits, pertes et transactions louches.
Un heurtoir leur prête son poids
et se souvient de la porte.
Essaie donc de l’ouvrir les yeux bandés –
∗∗
Hier j’ai vu un chien au bord de la mer
Hier j’ai vu un chien au bord de la mer,
un jeune chien noir que son élan entraînait dans l’eau
qu’il mordait et labourait puis dont il sortait furieusement
pour trotter au bord de l’eau, s’arrêter, avancer, toucher du nez
l’ourlet d’une vague, en humer prudemment le creux,
avançant une patte, jouant avec la mer et l’agaçant
comme s’il voulait provoquer un mastodonte.
Mets-lui sa laisse.
Pas nécessaire, la mer lui sert de laisse.
Hier j’ai vu un chien au bord de la mer:
il essayait de mordre la ligne argentée de l’eau,
revenait vers les dunes-décharges, galopait sur le parking.
Il avait à peine rattrappé un gobelet en papier sur la jetée
et déniché quelque chose de noir dans le sable –
que la mer l’attirait avec une secousse,
et le chien revenait en un clin d’oeil vers les vagues,
secouant les gouttes métalliques de son collier.
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