Steve-Wilifrid Mounguengui, Cahiers d’adieu à la mélancolie

Par |2024-03-07T06:24:57+01:00 6 mars 2024|Catégories : Poèmes, Stève-Wilifrid Mounguengui|

Regarde par où je vais 
Tous ces ter­ri­toires et ces rivières 
De la Lozère à l’Aveyron 
Des berges de la Rimeize aux gorges de la Jonte
Tant de ciel et de terre 
J’ai plan­té ma tente au bord du Tarn
Le canyon a drainé le chant de la rivière 

 

La rumeur de mes pro­pres pas empoigne le vide des pen­sées. J’avance et les heures sur la route 
me revi­en­nent. Elles char­ri­ent nos silences. Les plans sur la comète. Toi et moi faisant et 
refaisant le monde. Il y a des choses qui nais­sent de la lumière, entre les lignes, la clarté espérée. 
Les odeurs de la forêt réveil­lent une ivresse qui remonte à l’enfance. L’odeur du sapin est 
une douce chan­son. Les odeurs et les par­fums suff­isent pour recom­pos­er la prose d’une vie. Toi 
aus­si, il te suf­fit d’une odeur pour retrou­ver le paysage de ton pays d’enfance, l’atelier de ton 
père, ses gestes sur le bois, ses mains dans ta chevelure, sa voix apaisante. Je ne songe plus au 
passé. J’ou­blie et ne garde que l’essen­tiel, dans cette présence qui puise en elle-même, dans cette 
trans­parence absolue du moment. Je perçois tout avec une étrange acuité, mon corps, les 
bat­te­ments de mon cœur. Tout ce qui, en cet instant même, me relie au vivant. Je suis vivant. 
C’est un peu plus que le cog­i­to mutilé de Descartes. Je ne suis pas emmuré dans ma tour d’ivoire, 
encore moins réductible à un esprit insu­laire. Je suis aus­si un corps qui respire, sent et ressent 
le monde autour et en moi. Un être relié aux hêtres, aux saules, à la pierre, à tout ce qui respire, 
au pouls indéchiffrable du minéral que seuls perçoivent ceux qui façon­nent la pierre. Un être 
vivant, car vivre c’est être fon­da­men­tale­ment relié à tout ce qui est, même au minéral.

Tu me traverses 
Comme une ombre
Comète lancée dans l’espace 
Vis­age fugace aux con­fins de l’éternité

 

Il nous suff­i­sait la mer, le vent après le sil­lon de la route. Un éclat de lib­erté ou peut-être 
d’amour. Un élan au bout des lèvres. Et tes yeux comme autant de voy­ages, de méan­dres sur 
l’océan. Il suff­i­sait d’un rien, d’un regard pro­fond dans l’a­ban­don d’une nuit, de ta res­pi­ra­tion et 
des pul­sa­tions brûlantes du désir. 

J’ai su que tu ne renon­cerais pas dans le trem­ble­ment de tes mains, dans la lumière mati­nale du 
Mor­van, dans la brume du Pays d’Ouche, quand la riv­ière est une blessure d’ar­gent dans la 
val­lée. Tu m’es dev­enue souf­fle, luci­ole dans le bord des nuits, prière entre deux trains. Ne 
res­pi­rant qu’à l’abor­dage des quais où je dev­inais ta sil­hou­ette. Entre tes seins, je sen­tais enfin 
bat­tre le pouls du monde.

Il suff­i­sait que tu sois entre la mer et moi, tout près du ciel. Sou­viens-toi les goé­lands sur la 
façade blanche de la roche à Tré­port ou quelque part au Pays de Caux. Tu étais déjà toi, le songe 
et le mirage, promesse d’oa­sis, rêve de sable, indé­fectible amour. Ton corps enroulé autour de 
mon corps et mes doigts allaient se per­dre dans ta chevelure où se bri­sait en éclats d’or la 
lumière du soleil des fins d’après-midi.

 

Écrire
Saisir l’éclaircie
Entr­er dans le royaume
Ma mémoire un miroir sans tain

 

J’ai écrit, sou­vent des frag­ments. Quelle langue sinon celle du poème pour accueil­lir la dérive. 
Quelle langue pour abrit­er la nuit. Je fais l’inventaire des paysages, des odeurs, des couleurs. 
Une vie entière à car­togra­phi­er l’ab­sence, à dessin­er les con­tours du pays d’enfance.
Une vie à rassem­bler les morceaux d’un chant, d’un vis­age, d’un pays qui se refuse à franchir 
le seuil du songe. Je suis le fils des femmes qui dan­saient, qui chan­taient en entrant dans la
riv­ière. Et je porte ici la rumeur d’un pays qui s’éloigne et qui vit au fond de moi.

 

Nos chemins nous ont dis­per­sés comme des étoiles jetées dans le ciel infi­ni. Je songe à toi, à 
ton vis­age enfoui dans le ciel. Ton ombre der­rière les brumes porte l’épaisseur des absences. 
Cette nuance de lumière qui n’appartient qu’à toi. Je la des­sine entre les signes, les lignes, les 
pages. Lumière basse qui porte ta voix, ton sourire per­lé à la lisière de ma vie, pareil aux 
éoli­ennes dans le loin­tain d’une nuit. Tu me reviens, tra­ver­sant les forêts de silence, 
écho inlassable. 

Je jette sur nos sil­lons des poignées de ciel 
Lui seul peut faire mûrir des étoiles pour éclair­er nos vies déracinées
Émer­veille-toi de l’étincelle mon amour
Elle est l’enfance de la flamme qui éclaire une vie
Émer­veille-toi de nos éter­nités brèves

 

Aucun deuil ne te pré­pare au deuil. Oser ouvrir la porte et s’en aller vers aucun lieu. Partir 
sim­ple­ment, s’abandonner au temps et au chemin. Ce qu’il reste de lumière, der­rière les 
sil­hou­ettes de l’aube, est une chanson.

Il grêle sur nos années. Saisons d’orage, mer désertée. Navires échoués sur le rivage. Toi aussi 
tu scrutes les hori­zons loin­tains et tu espères der­rière chaque mirage.

N’oublie pas mon amour. Ne m’oublie pas même si le temps s’allonge quand il neige sur nos 
belles années. Le lierre s’enroule sur l’infini. Nos citadelles en lam­beaux s’agitent au vent qui 
tremble. 

Ta nuit est sem­blable à la mienne. Je me tiens entre la noirceur des limbes et les rives de 
l’abîme. J’écris cet exil, encore cet exil. Des cloches aboient, émail­lent le silence. Elles 
vien­nent de l’évanescence des jours.

 

Présentation de l’auteur

Stève-Wilifrid Mounguengui

Je suis né le 21 décem­bre 1976 dans la ville de Mouila au Gabon. Sur les rives du fleuve où j’ai vu le jour, il se racon­te que le pleur du nou­veau-né est un cri (ngongu) envoyé à Dieu pour exprimer sa dérélic­tion. Au moment où l’enfant fait l’ex­péri­ence de l’abandon du père divin, l’angoisse le saisit car il com­prend qu’il lui fau­dra s’inventer en cette vie, faire son pro­pre chemin, bâtir sa demeure sur la terre. Ce cri per­met de se rac­crocher à quelque chose. C’est un acte de créa­tion pour ne pas som­br­er dans la gueule ivre de l’existence. Il en est de même pour cet exilé que je suis sur la terre de France où j’ai passé vingt hivers, loin des paysages d’enfance, l’épaisseur des couleurs et l’étoffe des par­fums du matin pri­mor­dial. Il en est ain­si depuis que les vis­ages s’effacent. Les voix des êtres chers ont des accents éteints. Le poème est dès lors devenu ma voix, mon cri d’errance en terre d’exil pour main­tenir vivant ce qui fait monde en moi. J’écris pour ne pas oubli­er car on ne meurt que d’oubli.

J’écris pour ne pas mourir car c’est poé­tique­ment que j’habite l’exil. Je suis encore étu­di­ant quand le départ pour la France devient une évi­dence. J’effectue le saut en 2002. C’est le grand exil. La douleur et le manque du pays natal se ren­for­cent. Le sen­ti­ment de men­er une vie rétré­cie mep­longe dans une pro­fonde mélan­col­ie, j’écris plusieurs man­u­scrits dont L’Autre rivage de la nuit en 2017, pub­lié en 2021 aux édi­tions Unicité.

Après plusieurs années sans qua­si­ment sor­tir des murs de la région parisi­enne, je com­mence une série de voy­ages, décou­vrant un autre vis­age de la France, des vil­lages, des mon­tagnes, des riv­ières qui me ramè­nent à ma pro­pre enfance. Je prends plaisir à voy­ager, marcher, ran­don­ner vers ces autres lieux,
décou­vre leur mémoire, les manières de faire et de vivre de leurs habi­tants. Cette décou­verte de la vie des gens me ravive car c’est par la terre qu’on habite un pays. L’Énigme des ruines (La Kain­fris­tanaise 2021), est né de l’un de ces voyages.

En 2023, j’ai pub­lié un réc­it auto­bi­ographique qui pro­longe le geste poé­tique entamé depuis plusieurs années déjà. L’écriture du réc­it n’est pas nou­velle, car j’ai quelques man­u­scrits de romans. Tu as fait de moi celui enjambe le monde (Ed. du Mau­con­duit) est le pre­mier réc­it que j’ai soumis un édi­teur. Ce livre a été salué par le prix Fetkann Maryse Condé dans la caté­gorie poésie. Je suis, par ailleurs co-directeur, d’une jeune mai­son d’édition, La Kain­fris­tanaise, créée en 2020 et d’une Revue de poésie nom­mée Let­tres d’hivernage qui compte deux numéros à ce jour.

Bibliographie

Cahiers d’adieu à la mélan­col­ie, Ed. La Kain­fris­tanaise, 2024. Recueil de poésie à paraître en mars 2024

 Pre­mier roman paru le 07 avril 2023

Tu as fait de moi celui qui enjambe le monde, Edi­tions du Mauconduit.

Recueil de poèmes :

  • Et au-delà nos songes d’hiver et le par­fum de la terre, L’Harmattan, 2018
  • L’Énigme des ruines, La Kain­fris­tanaise, mars 2021
  • L’Autre rivage de la nuit, Unic­ité, 2022
  • Les racines de la lumière, édi­tions Uniques, 2022 (Livre d’artiste)

Revues :

  • Pub­li­ca­tion les revues en ligne Lichen n°20, novem­bre 2017
  • Pub­li­ca­tions Lichen n° 21 décem­bre 2017
  • Pub­li­ca­tions dans Le Cap­i­tal des mots, en 2017.
  • Pub­li­ca­tions Ressac n°7, 2019,
  • Pub­li­ca­tions Ressac n°8, 2020,
  • Pub­li­ca­tions dans Le por­tu­lan bleu n°27, mars 2018, édi­tions Voix tissées.
  • Pub­li­ca­tions dans Le por­tu­lan bleu °28, juin 2018, édi­tions Voix tissées.
  • Pub­li­ca­tions dans le prochain numéro de Mana-Caesurae Revue Indi­enne, poèmes traduits en anglais.
  • Pub­li­ca­tion dans le pre­mier numéro la revue DébridéL’Écri­t­ure et l’énigme du monde” juin 2021.
  • Pub­li­ca­tion dans la revue Débridé n°2, Poé­tis­er le désert, juin 2022.
  • Pub­li­ca­tions dans Bac­cha­nales n°68, Désobéis­sances, 2022, revue de la Mai­son de la poésie Rhône Alpes.

- Pub­li­ca­tion dans la revue Poésie/Première n°84.

- Pub­li­ca­tions dans la revue Let­tres d’hivernage I, édi­tions La Kain­fris­tanaise, Juin 2022

  • Pub­li­ca­tion dans la revue Let­tres d’hivernage, Plus loin que nos riv­ières, des racines et signes, édi­tions La Kain­fris­tanaise, juin 2023 (à paraître).

- Pub­li­ca­tion  de mon texte « La gram­maire est un autre pays »,dans le six­ième numéro de la revue Do.Kre.I.S, (à paraître en 2023) . 

- « La prose du monde », in Antholo­gie de la poésie, Dirigées par Jean Pierre Cham­bon, éd. Voix d’Encres, 2023

Arti­cles con­sacrés à l’auteur :

https://www.france24.com/fr/émissions/à‑l‑affiche/20230403-à-l-affiche-planète-afro-stève-wilifrid-mounguengui-signe-l-hommage-d-un-fils-exilé-à-sa-mère

 

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