Dans notre monde de l’urgence, il est des ouvrages qui ont non seulement le temps, mais l’espace. Prenant leur temps et leur espace, ils deviennent, ce faisant, temps et espace à part entière, ils « inclinent », comme « Le Cerisier » de Philippe Jaccottet, ils exercent cette pression amicale, suggérant, à voix basse, une « insinuation » : « Regarde », ou « Écoute » ou encore « Attends ».
MAGIE RENVERSÉE est de ceux-là, il ralentit le temps, démesure l’espace, il demande à son lecteur de prendre, à son tour, son espace et son temps, de respirer, enfin, de vivre et lire lentement. C’est que la poésie, comme l’amitié qu’elle peut générer, n’est pas chose qui peut se faire à la va vite, il y faut de la durée, des protocoles, des règles qui ne soient pas formelles mais protectrices.
On retrouve ici le « dispositif » inauguré dans un précédent ouvrage, ayant mis en scène et en dialogue Sabine Dewulf et Florence Saint-Roch, et publié aux éditions « Pourquoi viens-tu si tard », Tu dis délivrer la lumière, dans lequel les deux poètes avaient mis en place un protocole fondé sur le don et le contre-don. Entre deux amies. « Lorsque Florence m’a offert la première photographie, je me suis sentie délicieusement entraînée dans une démarche inédite » avait dit Sabine. Et Florence lui avait répondu : « Alternativement, chacune de nous deux proposait à l’autre une photo qu’elle avait prise, à charge d’écrire l’une et l’autre un poème en regard. Puis, après avoir partagé nos poèmes, nous en écrivions un second en répons. (…) » (in Préface de Tu dis délivrer la lumière). On retrouve ici cette même « magie », où l’image devient poème(s), entre Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, cette fois, sauf qu’une troisième personne s’introduit dans le dispositif : la peintre, Caroline François-Rubino, puisque les prolongements textuels seront initiés par ses œuvres picturales.
Je voudrais tout d’abord souligner les principes qui, selon moi, se trouvent au fondement de cet ouvrage. Il s’agit de poésies croisées, fondées non plus sur une individualité solitaire mais sur des échanges, des dialogues, non seulement entre des subjectivités mais encore entre des arts différents. Ce qui est mis en avant n’est plus le « génie » d’un poète singulier mais cet autre génie fondé sur la « relation entre ». Il est moins question d’écrire que de s’écrire et cela change tout, puisque le génie n’est plus le singulier d’un regard clos sur lui-même mais le singulier pluriel d’une amitié. Entendre, s’entendre avec l’altérité de l’autre. Modestie et ambition typiquement féminines ? En tout cas, je voudrais souligner ici l’originalité de cette démarche, qui n’est ni collective ni individuelle, mais interpersonnelle. Il ne s’agit pas, ici, de renoncer à son individualité, mais de la mettre en relation. Et cela, au lieu de l’amoindrir, la multiplie. Le « je » est le plus souvent lié au « tu », le « nous » domine.
Ma voix chemine,
ta réponse m’élève(…)
Nous guettons.
Tu vois l’ombre sur l’ombre
Laquelle luit ?
Ensemble l’une et l’autre.(…)
(…) Nous sommes au centre
Écrire retrace le lierre
qui cache la nudité(…)
Hêtre, nommé
pour accroître le risque.
Nos bras l’entourent,
le masquent
(si petits).(…)
Sur mes lèvres closes, trace
le nombre de cernes,
nous serons
savantes.
Voilà que se retrouve, dans les échos et les répons, mais à taille humaine, la solidarité secrète entre les plantes, cette solidité des racines s’entrecroisant et se mêlant sans se confondre.
La troisième personne, ici la plasticienne, ôte ce qui faisait la dynamique du précédent ouvrage, où chaque poète proposait tour à tour une photo, tout en donnant une autre dimension au recueil. Dialoguer sur une œuvre ensemble découverte n’est pas le même geste qu’écrire sur une photo prise par l’une ou l’autre protagoniste. Ici, les deux poètes sont à égalité, semblablement étrangères, tout d’abord, à ce qu’elles s’approprient en le contemplant et en y répondant de concert. Les dialogues devenant des duos. Les peintures de Caroline François-Rubino sont chaque fois superbes, dans leurs compositions et les harmonies de leurs coloris.
Présentation de l’auteur
- Marine Leconte, On n’en taire pas les fantômes - 21 octobre 2024
- Cathy Jurado, Intérieur nuit - 7 juillet 2024
- Cathy Jurado, Intérieur nuit - 6 juin 2024
- Isabelle Lévesque et Sabine Dewulf, Magie renversée - 6 mai 2024
- Tristan Felix, Grimoire des foudres - 12 novembre 2023
- Joël-Claude Meffre, Ma vie animalière suivi de Homme-père/homme de pluie et Souvenir du feu - 21 octobre 2023
- Pierre Perrin, Des jours de pleine terre — Poésie, 1969–2022 - 24 janvier 2023
- Danielle Bassez, Contre-chant - 21 décembre 2022
- Tristan Felix, Les Hauts du Bouc & autres nouvelles - 21 octobre 2022
- Nouveaux délits, Revue de poésie vive, Numéro 72 - 5 septembre 2022
- Revue Mot à Maux Numéro 19 - 2 juillet 2022
- Sylvie Fabre G., Nos voix persistent dans le noir - 20 avril 2022
- Marc Nagels, Sauvages - 5 avril 2022
- Louis Adran, Nu l’été sous les fleurs précédé de Traquée comme jardin - 19 mars 2022
- Revue Mot à Maux Numéro 19 - 1 mars 2022
- Voix d’encre numéro 65 - 1 janvier 2022
- Joël-Claude Meffre, Aux alentours d’un monde - 19 octobre 2021
- Sabine Dewulf et Florence Saint-Roch, Tu dis délivrer la lumière - 6 octobre 2021
- Karina Borowicz, Tomates de septembre - 5 avril 2021
- Marine Gross, Détachant la pénombre - 21 janvier 2021
- Roland Chopard, Parmi les méandres, Cinq méditations d’écriture - 21 décembre 2020
- Gérard Bocholier, J’appelle depuis l’enfance - 6 décembre 2020
- Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond , Chambre avec vues précédé de Arguments pour un graveur (mythographies) - 26 novembre 2020
- Lambert Schlechter, Je n’irai plus jamais à Feodossia, Proseries, Le murmure du monde / 9 - 6 juin 2020
- ( Avant-)dernier cri de Patrick Argenté - 15 octobre 2019