La ver­sion com­plète de cet entre­tien réal­isé par Math­ieu Hil­figer pub­lié en 2015 sur Recours au poème est paru aux édi­tions du Bateau Fan­tôme

Math­ieu Hil­figer – Arpen­tant les mul­ti­ples chemins de votre œuvre, je me suis dit que pour ini­ti­er notre entre­tien, cher Jacques Réda, il serait prop­ice de pré­cis­er un peu sa sit­u­a­tion, non pas par rap­port à je ne sais quelle his­toire ou courant lit­téraire, mais vis-à-vis d’elle-même, pré­cisé­ment dans ce qu’elle peut dire du lieu et du besoin de se situer. En chemin, j’ai eu con­fir­ma­tion, je crois, que cette ques­tion était cen­trale chez vous, que l’exploration, le chem­ine­ment, par­fois le voy­age (je pense que vous le dis­tinguerez quelque peu), bref le mou­ve­ment ou sa seule dynamique, con­sti­tu­aient pro­pre­ment chez vous l’acte poé­tique, en tout cas le cœur de votre inspiration.

Avant de vous don­ner la parole, je m’en tiendrai donc à quelques con­sid­éra­tions au sujet d’un recueil pub­lié en 1982 chez Gal­li­mard, inti­t­ulé Hors les murs. Mais j’aurais aus­si bien pu évo­quer d’autres œuvres, dont les titres seuls sont déjà révéla­teurs : Le sens de la marche, Ponts flot­tants, La course, Un voy­age aux sources de la Seine, Recom­man­da­tions aux promeneurs, Moyens de trans­port, etc., une large par­tie des autres évo­quant directe­ment des formes de voy­age et de mouvement.

« Hors les murs » : de prime abord, le lecteur can­dide croit recevoir la promesse d’une escapade viv­i­fi­ante hors de l’enceinte alié­nante de la ville, extra muros, de son quo­ti­di­en bruyant et répéti­tif. Mais les titres des pre­miers poèmes déçoivent immé­di­ate­ment cette inop­por­tune attente, ils désig­nent en effet des lieux de Paris, et non les plus prop­ices au rêve : Jav­el, Bercy, Mont­par­nasse, etc., en somme, des quartiers. Au lieu d’une fer­vente com­mu­nion avec la nature, vous évo­quez très directe­ment les choses les plus indi­gentes d’une ville – boule­vards, immeubles et auto­bus, stade, etc., et ses habi­tants le plus indi­gents. Notre lecteur can­dide se sent dupé, désori­en­té – pour­tant, il ne sera pas longtemps déçu s’il con­sent à vous suiv­re plus avant.

Ce recueil présente le résul­tat de sortes de relevés topographiques méthodiques de lieux par­cou­rus, essen­tielle­ment à Paris intra muros et à prox­im­ité (finale­ment on approche même la cam­pagne). Or, tout relevé de ce genre néces­site une mesure – et celle-ci est ici celle du mètre de la ver­si­fi­ca­tion – et des jalons – et ceux-ci sont ici les rimes ; mesures et jalons sub­jec­tifs qui se sub­stituent aux balis­es qui empris­on­nent l’espace infi­ni que nous parta­geons tous et qui le mar­quent avec douceur et respect : « Non, l’espace n’arrive pas à com­pren­dre pourquoi de toutes parts on s’acharne, c’est le mot, à le tra­quer et par­quer en entre­pôts […]. »[1] Aidées par une myr­i­ade d’images fortes et d’inventions facétieuses à chaque car­refour de vers, ces formes clas­siques que vous employez, à l’épreuve d’un réel apparem­ment aus­si com­mun et mobile que celui de la vie et des rudes paysages urbains, pro­duisent un éton­nant con­traste qui nous bous­cule, avant qu’on finisse par ne plus percevoir ces « lieux com­muns » de la ville comme inutiles et mornes. Oui, ils s’animent, pren­nent place dans le jeu foi­son­nant du vivant d’où ils tirent eux aus­si leur épin­gle métallique. La métaphore (ce mou­ve­ment, métapho­ra, que j’évoque) qui les dit, ou qu’ils rede­vi­en­nent, leur rend une dig­nité que les poètes leur accor­dent rarement de bonne grâce. La plu­part trou­vent plutôt matière et joie dans le cha­toiement de la cam­pagne, où le mou­ve­ment vital de la nature serait plus aisé­ment per­cep­ti­ble, ou plus authentique.

Faut-il un mou­ve­ment pour activ­er la mécanique poé­tique ? Ici, un mou­ve­ment nous porte de l’intérieur vers l’extérieur, intra puis extra muros, sans d’ailleurs qu’on puisse dis­tinguer une prég­nance supérieure. Oui, sans pren­dre garde à dis­tinguer des hiérar­chies, vous con­tin­uez à arpen­ter, n’excluant rien, con­sid­érant tout, et chemin faisant vous par­lez de ce que peut sig­ni­fi­er voy­ager, laiss­er son empreinte dans des lieux, inscrire ces ren­con­tres dans son vécu, dans sa mémoire et son corps. Qu’en diriez-vous ?

À votre rythme, vous faites votre bon­homme de chemin, con­sid­érant que le chemin fait le bon­homme. Et tout cela en feignant la dés­in­vol­ture ! Voici l’incipit de notre recueil : « La péniche, tiens, s’appelle Biche, vide elle avance la proue en l’air, douce­ment. »[2]. Quelques mots sur cette phrase. Celle-ci prend place dans un texte lim­i­naire, « Deux vues de Jav­el », le seul en prose du recueil avec le texte final. Dès cette pre­mière phrase, vous êtes en route, act­if, en mou­ve­ment ; nous vous accom­pa­g­nant in medias res. Sommes-nous, comme vous ici, tou­jours déjà en chemin ? Mais il faut un moyen, mécanique ou non, pour se trans­porter, et c’est une péniche qui retient votre atten­tion. Cette atten­tion aux moyens de trans­port (je rap­pelle qu’un de vos livres porte pré­cisé­ment ce titre-là) qui ouvre le recueil n’est pas anodine, elle me paraît même déter­mi­nante pour com­pren­dre votre œuvre. Cette péniche-ci n’est pas à quai, elle aus­si a levé l’ancre pour se mou­voir, elle est en mou­ve­ment, peut-être sort-elle, comme vous bien­tôt, « hors des murs », peut-être quitte-t-elle douce­ment Paris par l’ouest (sûre­ment : elle part ven­tre vide de la ville)… Vous sem­blez vous arrêter à un détail incon­gru (le bap­tême un peu dérisoire d’un bateau) en bais­sant le regard vers le quai – mais là encore il n’en est rien. Le con­traste entre le nom de l’animal sauvage traqué et le con­texte urbain provoque une puis­sante évo­ca­tion poé­tique. Les homonymes en noms pro­pres ne le démen­ti­raient pas (le thonier-dundee de 1934 et l’affluent de la Loue)… Cette « Biche » filant sur la Seine et sur sa rime avec « péniche », c’est une sorte de « rus in urbe », d’élément ou de vision de la nature dans le milieu urbain. Ce mot de « biche » annonce-t-il le voy­age à venir, de la ville vers la cam­pagne, de l’urbain vers le rus­tique ? Sug­gère-t-il de manière un peu dérisoire et comique l’absence de sup­plé­ment ontologique de la « nature » vis-à-vis de la « cul­ture », ou de l’incongruité de leur oppo­si­tion ? Ou bien est-il sim­ple­ment l’un de ces jalons par­mi d’autres digne d’être retenu et inscrit dans votre car­net de voyage ?

Jacques Réda – La Biche : Je crois sim­ple­ment avoir été retenu par ce nom de cervidé attribué à un type d’embarcation dont la vitesse et l’agilité ne sont pas les qual­ités prin­ci­pales. Ou y avoir recon­nu un de ces ter­mes affectueux que marins et mariniers emploient sou­vent pour bap­tis­er leur pro­pre moyen de trans­port sur les eaux. Tout comme il m’est arrivé de con­sid­ér­er mon deux-roues comme un vrai com­pagnon de route. Il me sem­ble que dans ce texte, ou ailleurs, j’ai men­tion­né « un cha­land bap­tisé Paul­han »[3], comme si son patron avait été un fer­vent lecteur des Fleurs de Tarbes. Ce sont un peu des man­i­fes­ta­tions du « hasard objec­tif » des sur­réal­istes, et résul­tant d’une ren­con­tre de deux chem­ine­ments sub­jec­tifs par­ti­c­uliers. « Paul­han » n’avait sans doute pas le même sens pour moi que pour le par­rain de cette autre péniche.

Pour le reste, votre ques­tion porte sur le mou­ve­ment, et je la trou­ve si bien cir­con­stan­ciée que vous sem­blez y avoir répon­du pour moi.

Qu’il s’agisse de « mécanique poé­tique » ou de tout autre domaine, je crois que nous n’avons pas besoin de vouloir activ­er le mou­ve­ment : nous y sommes inclus et, reste­ri­ons-nous par­faite­ment « en repos dans une cham­bre », nous con­tin­ue­ri­ons de nous mou­voir dans le temps, pen­dant que la cham­bre elle-même, à son niveau, pour­suiv­rait sa course dans l’espace avec la galax­ie qui con­tient le sys­tème solaire qui con­tient notre planète – etc. Pren­dre con­science du mou­ve­ment et vouloir le gou­vern­er d’une cer­taine manière n’ont à mon avis, et selon mon expéri­ence, que deux motifs : ou ten­ter d’abolir l’espace, par exem­ple en allant plus vite que la lumière, et du même coup sus­pendre le temps (mais c’est une inten­tion de nature prométhéenne trag­ique) ; ou – autant que faire se peut – accéder en quelque sorte au mou­ve­ment pur, au pignon cen­tral d’où se démul­ti­plient tous les autres, par l’effet de rel­a­tiv­ité qui nous fait voir prodigieuse­ment lente le déplace­ment ver­tig­ineuse­ment rapi­de des étoiles. Dis­ons le « la » fon­da­men­tal de tout ce qui bouge et ne peut que bouger. Et par­fois en effet la musique nous per­met d’entrer dans ce chœur qui est en même temps quelque chose comme un pro­grès en sus­pens ou, si l’on préfère, le sus­pens qui avance. J’ai appris cela à l’école élé­men­taire des « riffs » de l’orchestre de Count Basie. L’univers me paraît à la fois une cat­a­stro­phe inco­hérente et une danse jubi­la­toire réglée au moins pro­vi­soire­ment à la per­fec­tion. On peut s’y associ­er à peu de frais har­moniques et mélodiques, puisque l’élément ryth­mique y est déter­mi­nant. Le sur­croît lyrique est notre con­tri­bu­tion pro­pre, la réponse de notre émer­veille­ment, de notre dés­espoir ou de notre révolte. C’est pourquoi nous ten­tons de lui don­ner un élan qui réponde à la démesure des faits. Mais celle-ci peut rester per­cep­ti­ble dans la pra­tique d’une mesure qui fig­ure celle qui les règle aus­si, et y adhér­er sans aban­don ni refus pathé­tique de nos limites.

Ma prédilec­tion pour l’emploi du vers réguli­er provient sans doute de cette façon de ressen­tir plutôt que de con­cevoir aus­si exten­sive­ment que pos­si­ble ce qui est. Et, peut-être, ce qui n’est pas, l’illusion n’étant au réel que ce que l’antimatière est à la matière. Donc le vers est une sorte de « riff » aux nuances ryth­miques sec­ondaires infin­i­ment rich­es, et qui me donne au moins l’illusion de me gliss­er dans le mou­ve­ment d’une mesure sou­ple et rigoureuse de tout. Même quand je ne fais que me ren­dre à la poste pour y expédi­er ma réponse à ce pre­mier volet de notre entretien.

M. H. – Certes, nous évolu­ons tou­jours déjà in medias res, dans le cours inces­sant du fleuve (j’allais dire, de la Seine, à moins que ce ne soit le Nil[4]), ou plutôt nous sommes d’emblée par­tie prenante liq­uide de ce fleuve uni­versel du mobil­isme hér­a­clitéen auquel vous faites par­fois allu­sion, par exem­ple dans Bat­te­ment[5] (mais je reviendrai sur cet ouvrage). D’ailleurs, nous le sommes dans les deux aspects de la phénomé­nal­ité : l’espace, donc, mais aus­si – et vous faites bien de le rap­pel­er – le temps, l’un n’étant que le mode de la présence de l’autre, qui lui a en quelque sorte don­né lieu

Mon intu­ition ini­tiale, celle de la prég­nance dans votre œuvre de la vibra­tion du lieu en tant que mou­ve­ment et sonorité, a reçu dans votre pre­mière réponse non seule­ment une con­fir­ma­tion, mais une pré­ci­sion très intéres­sante, somme toute logique : l’écriture elle aus­si ne saurait être générée hors de cette dynamique ; peut-être en est-elle aus­si bien, simul­tané­ment, un moteur et un épiphénomène, un aspect de son procès autant qu’un résul­tat, une dunamis et une énérgéia. À ce titre, vous par­lez, trop mod­este­ment je crois, de la « mécanique poé­tique ». Car il me sem­ble que c’est tout le mou­ve­ment de votre écri­t­ure qui, par votre nature et votre écoute, bref votre per­son­ne, reçoit les béné­fices de cette mobil­ité uni­verselle. Qu’en pensez-vous ? D’ailleurs, si cette ten­ta­tive de « prise du poult » de notre monde, bat­tant de la présence des êtres qui le con­stituent, se retrou­ve si farouche­ment dans votre œuvre, n’est-ce pas aus­si celle de toute la littérature ?

Mais certes la poésie, dans son rap­port musi­cal à la langue (emploi du vers, de la rime, etc.) per­met de mieux don­ner écho au rythme intime de « ce qui est » ; d’abord ces révo­lu­tions astrales que vous évo­quez, puis les pas des promeneurs à qui vous avez voulu livr­er votre riche expéri­ence per­son­nelle[6] et dévoil­er là, et presque sans vers ni rimes, votre pas­sion pour les voy­ages au sens le plus large. En est-il de même pour la musique ? Selon vous, cherche-t-elle comme la poésie à saisir ou à nous inscrire dans le mou­ve­ment per­pétuel pro­duit par le grand moteur à explo­sion de l’univers qui nous trans­porte, dans tous les sens du terme ? C’est bien : par­tant du lieu, nous évo­quons le mou­ve­ment, et nous gagnons l’espace ; pour­suiv­ant dans cet espace, nous évo­quons le temps et, ce faisant, le rythme.

J. R. – Comme la pre­mière, votre deux­ième ques­tion me paraît si buis­son­nante que je ne sais trop par quel bout la pren­dre, et c’est très bien, car elle reflète vos pro­pres inter­ro­ga­tions. De sorte que nous nous entretenons de « quelque chose » qui nous est com­mun mais que nous abor­dons de deux dif­férents points de vue. Qu’est-ce que c’est ? On en aura peut-être à la fin une idée. Cau­sons toujours.

            C’est vous qui avez employé le terme de « mécanique poé­tique », et je l’ai repris parce qu’il me sem­ble appro­prié mal­gré son allure a pri­ori rébar­ba­tive. En effet ce mécan­isme n’exclut ni la flu­id­ité ni l’aléatoire, à l’image de la mécanique quan­tique dont il est un aspect particulier.

            Puisque nous sommes en tête à tête, et qu’aucun tiers ne risque d’accompagner mes pro­pos d’un glousse­ment ironique ou d’un hoquet répro­ba­teur, je vous dirai que cette affaire du temps et de l’espace relève pour moi du phénomène que j’appelle « bat­te­ment ». Leur inter­dépen­dance a été rigoureuse­ment démon­trée, après un long flot­te­ment dans les caté­gories d’une théolo­gie trini­taire qui prou­ve bien l’insuffisance d’un dual­isme. L’Un ne peut être sans une con­science de soi qui le dédou­ble, mais ce dédou­ble­ment, qui n’est pas divi­sion, main­tient étroite­ment le rap­port de ce qu’il sépare, et con­stitue une troisième instance que la théolo­gie nomme Esprit. Je ne le ravale pas en attribuant son rôle à la matière, car le proces­sus qui s’enclenche à par­tir de l’évolution de la matière paraît la con­duire à une sub­li­ma­tion. Autrement dit, la matière est en somme le témoin, le garant, de l’unité préservée de l’espace et du temps. La matière ou bien l’énergie, puisqu’a été établie l’équivalence des deux.

            Est-ce que je déraille ? Oui, dans la mesure où ces majestueuses ques­tions posées et, cha­cune à sa façon, plus ou moins résolues par la théolo­gie et la physique, passent de beau­coup les répons­es qu’y apporteraient mes petites excur­sions dans la ban­lieue parisi­enne. Mais je ne pense pas dérailler en esti­mant qu’il n’est rien de notre activ­ité qui, en quelque mesure, ne reflète ce mod­èle fon­da­men­tal du « bat­te­ment ». Mais il faut dire que j’ai aus­si un sens assez pronon­cé du comique, et que ce n’est pas non plus, au moins sans sourire, que je me vois cir­culer à bicy­clette entre le chaos sub­ur­bain et les mon­u­ments de Thomas d’Aquin et d’Einstein…

            Ah, et puis la musique : eh bien, c’est pareil. J’aime surtout Bach et les autres baro­ques, et Mozart, Chopin, Rav­el. Mais on ne peut pas ignor­er, tant je me suis appliqué à le met­tre en évi­dence, le goût tout à fait par­ti­c­uli­er que j’ai pour le jazz. J’entends le jazz dit « clas­sique » par ceux qui jugent que l’abandon de ce qui fon­cière­ment le car­ac­térise, autorise quand même des emplois abusifs de cette dénom­i­na­tion. Si vous l’estimez néces­saire, je reviendrai sur les motifs de cet intérêt. Il suf­fit peut-être pour l’instant de pré­cis­er que, sans du tout nég­liger le trait élé­men­taire de ses orig­ines mélodiques (la pure et sim­ple mer­veille humaine et pour ain­si dire algébrique du blues), il est pour l’essentiel ryth­mique. Et je me suis effor­cé de mon­tr­er com­ment ce rythme est lui-même un reflet spé­ciale­ment fidèle du « bat­te­ment ». Presque une mise en gloire de ce phénomène, dont il capte à sa façon l’énergie afin de nous la com­mu­ni­quer, recharg­er en somme nos bat­ter­ies, nous don­ner à la fois le sen­ti­ment de la célébr­er et de nous sous­traire, en dansant, au capo­ral­isme de la grav­i­ta­tion uni­verselle, voire à ce ren­verse­ment de la « réces­sion » que Hub­ble a découvert.

M. H. – Je m’entretenais hier soir[7] avec ma mère au sujet de la forme de dia­logue que pour­suit Kertész dans ses jour­naux, et des évo­lu­tions entre les dif­férentes épo­ques de ceux-ci[8]. Comme de nom­breux écrivains, le romanci­er accom­pa­gne son quo­ti­di­en de cette écri­t­ure diaris­tique (comme on dit aujourd’hui), il s’y livre, y énonce sa pen­sée et son opin­ion, s’y dénonce, etc., sans renon­cer à cette forme de parole intro­spec­tive ; pra­tique courante, mais où l’introspection – terme ô com­bi­en gal­vaudé – est à enten­dre à la let­tre, comme un regard plongé dans la pro­fondeur impéné­tra­ble du soi, tou­jours en quête de quelque chose, quelque chose de caché, mais dont il reste mal­gré tout (ou juste­ment) l’intense sen­ti­ment de la présence der­rière l’ombre des choses, objet a ou autre chose, je l’ignore… Ma mère m’a demandé pourquoi j’avais ce léger sourire aux lèvres après lui avoir répon­du à ce sujet : j’aurais pu aus­si par­ler de mon orgueil, mais je lui ai répon­du que ma parole n’utilisait que le mode de la « pen­sée lit­téraire », ques­tion ou « scope » tour­nant avec sou­p­lesse et souci autour de son objet, qu’elle con­sid­ér­era jusqu’au bout ne pou­voir être cer­taine de con­naître. Se rap­pelle-t-on que le scep­ti­cisme con­stitue une sorte de sus­pens du juge­ment per­me­t­tant à la réflex­ion de s’épanouir, peut-être le seul rap­port val­able à la vérité subjective ?

Excusez, cher Jacques, cette digres­sion un peu incon­grue, mais là encore, je m’en tiens à cette manière d’avancer (puisqu’il sem­ble que nous par­lons du rythme, cette présence du mou­ve­ment), quitte à me priv­er de la garantie de pro­gress­er. C’est cette anec­dote qui m’est venue là, à la lec­ture de votre réponse, dans laque­lle vous évo­quez avec beau­coup de sub­til­ité ce « quelque chose » qui nous soucie pos­i­tive­ment, qu’on ignore encore, mais qui sem­ble nous être « com­mun ». Ti, quelle chose ? « Ti esti », qu’est-ce que c’est ? Ce serait mag­nifique d’en con­clure que les poètes ont mieux com­pris Pla­ton que les dignes philosophes…

            Pour­suiv­ons donc avec notre méth­ode, elle est frag­ile mais bonne, nous le sen­tons récipro­que­ment comme il se doit dans tout véri­ta­ble dialogue.

Vous voyez, je vous prête même mal­adroite­ment mes pro­pres mots (ceux de « mécanique poé­tique », que nous enten­dons pareille­ment) ! Ne reje­tons ni les poètes, ni les philosophes, ni le jazz, ni le « clas­sique », ni les ban­lieues, ni les cam­pagnes, ni le mét­ro­pol­i­tain, ni Saint Thomas d’Aquin… Et puis, avec cet humour déli­cieux et impos­si­ble qui vous est pro­pre, vous vous assurez qu’ « aucun tiers » ne vien­dra inter­rompre notre « tête à tête », avant de par­ler de « théolo­gie trini­taire » ! Je ne sais encore qu’en penser. Recherchez-vous ou rejetez-vous le « tiers », la tri­ade ? À moins que celui-ci doive être là, mais en creux, dis­cret, bien­veil­lante colombe descen­dant du ciel pour nous bénir de sa médi­a­tion, pour mieux dynamiser duel ou dia­logue ? Et qu’est-ce que ce tiers ? Pour­rait-il être ce « quelque chose » que j’ignore com­ment nom­mer, fatale­ment peut-être, ce ti qui serait l’essence con­di­tion­nant le sen­si­ble (Pla­ton), ou cet objet a (Lacan), ou cet infram­ince (Duchamp), ou ce boson de Hig­gs, ou que sais-je encore ? Pour­rait-il cor­re­spon­dre, dans votre pen­sée, à cette syn­cope dont la force sem­ble per­pétuer la mécanique de ce que vous appelez en effet le « bat­te­ment » ? Faut-il trois pattes à l’homme pour qu’il y ait un –dia, pour qu’il avance ?

J. R. – Je dois vous avouer que je suis très sen­si­ble au ver­tige. Un jour où je cir­cu­lais à pied, j’ai dû me résign­er à faire de l’auto-stop pour tra­vers­er un pont sur la Loire. Même à Paris, quand il s’agit de pass­er d’une rive à l’autre, il m’arrive de choisir incom­mod­é­ment le Pont-Neuf dont la largeur per­met de marcher à dis­tance pru­dente du para­pet. Cela pour dire que la sub­stance de vos ques­tions me donne un peu le ver­tige. En me pen­chant dessus, j’y décou­vre, dans votre réflex­ion et votre savoir, une ampleur, une pro­fondeur et une allure du courant qui m’obligent, si je ne veux pas reculer trop vite, à me cram­pon­ner. À quoi ? Je n’ai aucune vraie cul­ture philosophique, aucune con­vic­tion religieuse et ne suis pas même cer­tain de pos­séder une iden­tité. Donc le réflexe de me cram­pon­ner me met sous la main ce qui lui paraît le plus proche, le plus solide ou le plus fam­i­li­er, et c’est encore la ques­tion du trini­taire. Bien enten­du, elle est un héritage de mon édu­ca­tion catholique. Je ne sais pas si j’y ai jamais « cru ». Mais le bric et le broc dont ma petite spécu­la­tion s’est ali­men­tée, m’a con­duit à cet axiome (ou pos­tu­lat ?) : l’Un me sem­ble incon­cev­able sans une con­science de soi qui fatale­ment le dédou­ble, mais en le main­tenant uni à soi par un rap­port qui non moins néces­saire­ment le fait trin (j’aime aus­si ce mot parce qu’il m’amuse : le trin ou le train des choses – vers quelle des­ti­na­tion, sur quels rails…).

Quel rap­port avec la syn­cope ? Le fait qu’elle met en jeu deux élé­ments d’un rythme – le temps faible et le temps fort – et que sim­ple­ment elle les inverse. Le faible devient le fort et vice ver­sa, sans autre indi­ca­tion de solfège qu’une sorte de par­en­thèse hor­i­zon­tale entre deux notes et qui ne se ferme pas. Si bien que l’ordre de la durée s’en trou­ve lui-même mod­i­fié, puisque le temps fort précède nor­male­ment le faible, et qu’en tout cas se pro­duit entre les deux un échange d’énergie immé­di­at et sans déperdi­tion, un pur change­ment d’état de la « masse sonore » des deux notes, un pur trans­fert non moins garan­ti par une autre déf­i­ni­tion de la syn­cope en tant que pro­lon­ga­tion du temps faible sur le temps fort. Or pro­longer est une opéra­tion qui exige une cer­taine durée, ce qui sem­ble con­trevenir au principe d’un trans­fert immé­di­at. Pour me tir­er d’affaire, je ne vois rien moins que la célèbre équa­tion d’Einstein sur l’équivalence de la masse et de l’énergie, où inter­vient la notion de vitesse – celle de la lumière portée au car­ré – soit, si je compte bien, env­i­ron qua­tre-vingt-dix mil­liards de kilo­mètres à la sec­onde, et ça ne nous laisse pas le temps de dire ouf.

            En somme, la syn­cope est aus­si par­faite­ment insai­siss­able dans sa fonc­tion que le lien qui unit les deux autres hypostases de la Trinité.[9] Il serait alors ten­tant d’élaborer toute une théorie à par­tir de ce mod­èle fon­da­men­tal, et je pense l’avoir amor­cée avec le con­cept du « bat­te­ment ». Mais, Dieu mer­ci, je ne dis­pose pas de l’équipement intel­lectuel qui ris­querait de la ren­dre ridicule­ment dogmatique.

Ce n’est qu’une hypothèse « de tra­vail », si tant est que le mot con­vi­enne à mon activ­ité décousue. Et, de fait, je crois que l’on pour­rait, trop facile­ment sans doute, retrou­ver le phénomène partout, y com­pris – vous avez rai­son – en physique où le fameux boson de Hig­gs a tenu longtemps ce rôle d’intermédiaire, bien que la décou­verte de sa « réal­ité » soulève en fin de compte presque autant de prob­lèmes que lorsqu’il n’était que conjectural.

M. H. – Vous vous baignez très bien, soyez tran­quille, dans ce fleuve où j’ai ajouté mon eau, mais dont le flux, sinon le lit, est d’abord vôtre. Et peut-être qu’en rec­u­lant sans toute­fois être emportés par nos réflex­ions, nous parvien­drons ensem­ble à une idée plus sat­is­faisante du mou­ve­ment, ce « quelque chose » qui n’est pas sim­ple, mais plutôt mul­ti­ple : à plusieurs temps, sus­pens et vitesse, ryth­mé, énergie pro­duite par un moteur.

Vous posez bien mod­este­ment dans votre réponse cer­tains linéa­ments d’une « théorie sen­si­ble » (j’utilise ce qua­si oxy­more à des­sein, en vue de ma ques­tion) du mou­ve­ment – non, plus générale­ment encore, de l’être : une manière d’ontologie ou de « méta­physique » ancrée dans l’expérience sen­si­ble (une phénoménolo­gie ? Presque une physique). Ontolo­gie d’abord « hér­a­clitéenne », en tout cas très empirique, à la fois proche et loin­taine des Anciens (pré­socra­tiques et pla­toni­ciens). Loin d’être anodine, je crois que votre con­cep­tion ontologique tra­verse votre œuvre, elle mérit­erait une étude à part entière.

Cepen­dant, c’est cer­taine­ment dans votre curieux (étrange et drôle) ouvrage inti­t­ulé Bat­te­ment qu’on la trou­ve la mieux dess­inée. J’avais promis d’y revenir. « Bat­te­ment », c’est le terme clé (vous par­lez de « con­cept ») de votre pen­sée et le nom que pour­rait pren­dre cette doc­trine – très per­son­nelle, aus­si hétéro­doxe qu’elle n’est pas dog­ma­tique, « hypothé­tique » comme vous dites. (Mais Pla­ton n’a‑t-il pas élaboré sa doc­trine des formes intel­li­gi­bles d’abord comme une hypothèse per­me­t­tant de don­ner une norme absolue et sta­ble pour fonder la pos­si­bil­ité de savoir – épisté­molo­gie –, et par suite de bien agir – éthique ?). Dans la pre­mière par­tie de ce texte sur­prenant, vous dis­cutez (avec) ces méta­physiques grec­ques à la lumière d’expériences vécues et les ren­dez plus proches, du moins de notre représen­ta­tion, déroulant sous une forme orig­i­nale une sorte de dox­o­gra­phie : genre typ­ique­ment antique, qui chez vous devient diver­tis­sant et effi­cace. En effet, dans la digne assi­ette théorique moniste de Par­ménide, vous picorez et déposez votre graine, de même dans l’assiette mobiliste d’Héraclite ou celle, dual­iste, d’Empédocle… Ne recherchez-vous pas « l’unité du bat­te­ment », c’est-à-dire, d’une cer­taine façon, l’origine du rythme, dans une voie tierce ? Je vous livre égale­ment un mot de Quig­nard auquel vos réflex­ions m’ont amené à repenser, et qui devrait vous intéress­er : « Je pose que le temps n’a pas trois dimen­sions. Il n’est que ce bat­te­ment, ce va-et-vient. Il n’est que ce déchire­ment désori­en­té. Ce qui reste du fond du temps orig­i­naire dans l’homme est un bat­te­ment à deux temps : per­du et immi­nent. »[10]

Ces Anciens se pren­nent eux aus­si les pieds dans les filets jovi­aux de votre « empirisme scep­tique ». Il me sem­ble qu’ainsi vous recevez votre part de cha­cune de ces théories, que vous moulez à la mou­ture de votre goût, tout prêt à un usage pra­tique renou­velé… Plus qu’à Pla­ton lui-même[11], c’est à Socrate que vous me faites penser (un Socrate à mobylette) : grand dialec­ti­cien l’air de rien, mani­ant une ironie feignant l’ignorance, pois­son-tor­pille qui dynamise vos sens en vous engourdissant…

J. R. – On peut bien sûr, à tout pro­pos, con­vo­quer les plus vénérables fig­ures de la pen­sée, et reli­er le fait le plus futile ou le plus banal aux plus majestueux objets de nos inquié­tudes. Je ne m’en prive d’ailleurs pas. Mais j’apprécie que vous ne me com­par­iez à Socrate qu’avec un moteur à deux temps, à la fois pour ménag­er ma mod­estie et rester dans le sujet, puisque le Temps lui-même est un phénomène à deux temps, comme la cita­tion que vous emprun­tez à Quig­nard le pré­cise. Elle dit aus­si que le Temps a trois dimen­sions, ce qui se dis­cute, parce que le passé n’existe plus, le futur pas encore, tan­dis que le présent que nous vivons demeure insai­siss­able. De ce point de vue le Temps n’existe pas. Et le présent ressem­ble beau­coup à la syn­cope qui relie les deux temps inver­sés d’un rythme, si j’appelle « faible » celui du futur (dans la mesure où il reste hypothé­tique), et « fort » celui du passé où, bien qu’à l’état de sou­venir pro­gres­sive­ment moins solide, nous trou­vons un appui pour rebondir. Ce n’est donc qu’en devenant sans aucun délai du passé que le futur prend une con­sis­tance. Le « bat­teur » a tou­jours rai­son, de quelque nom qu’on l’appelle, et j’aime lui don­ner ceux de Jo Jones, Sam Wood­yard ou Zut­ty Sin­gle­ton. Pla­ton, Par­ménide, Hér­a­clite, Empé­do­cle ou bien d’autres, je recon­nais que je les cam­bri­ole plus que je n’écoute et médite leurs leçons, mais ma pré­cip­i­ta­tion est due à une urgence, je pare au plus pressé. J’ai d’autre part cette con­vic­tion intime et que rien sérieuse­ment ne fonde, que nous pos­sé­dons le savoir absolu : il nous manque seule­ment une méth­ode pour y accéder. Le rythme en est une, mais elle nous con­fond avec lui et ne se prête pas à une objec­ti­va­tion intel­lectuelle qui jusqu’à présent nous en a plutôt séparés. C’est pourquoi je ne suis intéressé à la physique et à ses développe­ments récents : ils sem­blent aller par­fois dans le sens où je patine sur mon pau­vre acquis.

M. H. – On voit bien que chez vous, cet intérêt cen­tral pour la mobil­ité ne doit pas être con­sid­éré sim­ple­ment comme un goût pronon­cé et une curiosité pour l’évasion ou le voy­age. Ce serait, là encore, réduire le vivre poé­tique à une dimen­sion onirique ou « roman­tique » trop étroite. L’homme a en com­mun le trans­port. Trans­port comme moyens (ses jambes, ses mécaniques) ; trans­port comme élan d’enthousiasme le rap­prochant d’un objet aimé (ex-alta­tion) ; trans­port comme capac­ité imag­i­na­tive à penser les choses (métaphore). Trois sit­u­a­tions fon­da­men­tales aux­quelles il faudrait sûre­ment celle du trans­port comme mesure har­monieuse (la musique) – excusez mon allant, tout ce jazz m’emporte à lancer une déf­i­ni­tion ; vous n’y êtes pas pour rien, revenant régulière­ment à ce sujet de la musique, comme un bat­teur bat pas­sion­né­ment le rythme. Dans et avec ces sit­u­a­tions, l’individu sort de lui-même pour mieux revenir à lui, à la fois plus dense et présent…

La ques­tion que vous posez à vos lecteurs, et, préal­able­ment bien sûr, à vous-même, sem­ble être de savoir si l’on va pren­dre posi­tion par rap­port à cette mobil­ité uni­verselle, si l’on va, oui ou non, décider de pren­dre le « train en marche » et par­ticiper au rythme écumant des choses. Oui, par­fois il faut se lancer et chevauch­er la Biche, se faire biche. Car les choses sont tou­jours déjà en mou­ve­ment, et l’animal imma­ture que nous sommes a à se situer par rap­port à cela. L’expression de cet infi­ni mou­ve­ment naturel des choses, parce qu’il est dis­tan­cié par la « rai­son », peut se nom­mer « événe­ment ». C’est un terme que l’on retrou­ve sou­vent chez vous, par exem­ple dans votre roman polici­er L’affaire du Ram­sès III. Pour enquê­teur, vous met­tez en scène un jeune his­to­rien, un peu veule, qui con­sid­ère les événe­ments avec la con­fort­able dis­tance rationnelle pro­pre au sci­en­tifique. Par tem­péra­ment, il préfère con­sid­ér­er les événe­ments à dis­tance raisonnable, mais à y mieux regarder, sa rela­tion à l’action est assez para­doxale : par exem­ple, il s’intéresse aux hommes entre­prenants et pré­pare une thèse sur Bona­parte, homme d’action par excel­lence. Cet anti-héros choisi par le hasard (encore que) est con­duit à se posi­tion­ner vis-à-vis d’événements qu’il con­sid­ère de prime abord tout à fait extérieurs à sa personne.

Cepen­dant, il va trou­ver dans sa libido (son atti­rance pour une jeune femme séduisante et intri­g­ante) le moteur qu’il lui faut pour pass­er à l’acte, entr­er en mou­ve­ment, activ­er son « –dia ». Peut-être retrou­ve-t-on ici le tiers si néces­saire de tout à l’heure ? Vous écrivez : « […] alors que mon vœu le plus pro­fond était de m’endormir aus­si pais­i­ble­ment qu’à Aux­onne en con­tem­plant l’image du navire (mais cette fois j’étais aus­si dedans) […]. »[12]. Voici notre homme dans le navire et plus seule­ment hors de lui, à regarder de la rive la biche rejoin­dre sans lui sa vie aven­tureuse… Nous allons suiv­re avec plaisir ses aven­tures, car il ne sera pas lâche, alors même qu’au gré des dan­gers, on aura envie de répéter comme Géronte : « mais que dia­ble allait-il faire dans cette galère ? »

Là encore : il faut un moyen pour se déplac­er. Il suf­fit de peu pour vivre des choses, finale­ment. Un petit encour­age­ment du désir, une par­en­thèse autour de ses scrupules objec­tifs, pour­tant solid­i­fiés par le leurre de la mau­vaise foi (« Mais je suis homme à préfér­er, aux démarch­es laborieuses et aux paperass­es que sup­pose un dédit même avan­tageux, le saut vers l’inconnu que représente une obsti­na­tion déraisonnable »[13]). Et de spec­ta­teur, on devient acteur ; de la cham­bre, on entre en scène. La même gravure se retrou­ve ain­si, sim­ple­ment retournée, à l’envers, dans la cham­bre de l’hôtel prête à l’usage et dans la cab­ine du navire où se joue l’action. Au début du roman, le héros déclare : « J’ai sou­vent été inven­té par les événe­ments. » Il s’est lais­sé aller au gré des flots ; mais l’histoire racon­te pré­cisé­ment cet événe­ment-ci, que cet homme plutôt pas­sif donne un coup de pouce à son des­tin ; et à la fin, peut-être ne ferait-il plus la même déclaration.

Enfin, vous con­cluez votre roman avec une allu­sion au courant hér­a­clitéen des événe­ments, sem­blant nous dire que l’on peut (plus ou moins) décider d’y trem­per le pied : « Mais je m’étais replacé dans le courant du fleuve qui arrose une Égypte intérieure à l’abri des touristes et des pilleurs de sépul­ture. »[14], posant l’expérience authen­tique (cette « Égypte intérieure » qu’est la val­lée du soi) en oppo­si­tion avec l’expérience arti­fi­cielle et bru­tale­ment ary­th­mique des pro­fanes et des profanateurs…

J. R. – C’est pour­tant vrai que j’ai écrit ce petit roman qui par­o­die l’un des plus con­nus d’Agatha Christie. Je me demande encore pourquoi. Peut-être à cause d’un bref séjour à Aux­onne, où j’ai tâché d’imaginer ce qu’ont pu y être les rêver­ies du futur empereur. Et sûre­ment pour servir de cadre à cer­taines scènes qui me trot­taient dans la tête depuis longtemps, et dont je ne com­prends pas mieux main­tenant quels peu­vent être le sens et la prove­nance. Cela m’arrive assez sou­vent et m’incite à sup­pos­er que nos « moi » ne sont pas tou­jours aus­si étanch­es et struc­turés que nous l’imaginons.

Partout et sans arrêt, des images, qui peu­vent s’organiser en scènes de ce genre, s’échappent de tel ou tel cerveau où elles ne se sen­tent pas à leur aise, et cherchent un refuge dans un autre cerveau où elles comptent la trou­ver. Comme en rêve, il en va peut-être ain­si de tout ce qui, nous hante et que nous jugeons le plus per­son­nel, mais sim­ple­ment parce que nous nous sommes accou­tumés à elles. Au lieu de les laiss­er se nat­u­ralis­er pro­gres­sive­ment, je les ai mis­es à con­tri­bu­tion et m’en suis débar­rassé dans cette his­toire assez loufoque (on ignore en général que Pierre Dac a été mon pre­mier vrai lecteur, voici près de qua­tre-vingts années). Je n’ai pas relu L’affaire du Ram­sès III qui n’en a qu’une douzaine, et j’admire la façon dont vous l’analysez. Elle prou­ve le con­traire de ce que je dis­ais tout à l’heure à pro­pos du car­ac­tère évasif de nos « moi ». Et les con­tra­dic­tions prou­vent tou­jours quelque chose ou, au moins, qu’on a presque tou­jours tort d’affirmer ou de nier – deux faces de la même atti­tude. Car la réal­ité se révèle et se dérobe à la fois dans le rap­port – d’union ou de sépa­ra­tion – qui existe entre les deux ter­mes con­tra­dic­toires. Si peu sérieux que soit le Ram­sès, il y a du sérieux au fond de cette affaire, la seule ques­tion restant de savoir s’il est con­ven­able de traiter avec friv­o­lité le sérieux, comme si au fond il en man­quait lui-même. Parce qu’il n’y aurait de fond à rien. Dès lors un événe­ment en vaudrait un autre. Il ne reste plus alors qu’à danser, puisque, faute de fonde­ment, sub­siste quand même un rythme dont les dif­férents tem­pos se super­posent d’une façon qu’on a cru longtemps sta­ble et har­monieuse. On ne peut que res­saisir ce qu’ont peut-être en com­mun les phas­es divers­es d’un détraque­ment qui, de manière fugi­tive, a dû con­naître celle d’un équili­bre par­fait. Le res­saisir quelque­fois à l’état sauvage pour ain­si dire, par exem­ple dans un paysage ou un ciel nuageux ; ou – voulu – dans la struc­ture d’œuvres d’art d’ambitions iné­gales : un silo à grains et une cathé­drale, un graf­fi­ti et une toile de Poussin, le blues et un choral de Bach, une con­tre-rime de Toulet et la terza rima de Dante. Elec­tive­ment enfin pour moi ce bat­te­ment, pro­pre au jazz, qui – d’une sim­ple glis­sade syn­copée – a trans­for­mé le pas de notre marche, si aisé­ment capo­ral­is­able, en libre et jubi­lant accord avec ce point où la néces­sité a con­nu elle-même une réso­lu­tion du con­flit entre le sus­pens et le mou­ve­ment. Ça ne dure en général que deux ou trois min­utes, bien sûr, mais on peut tou­jours (ou en tout cas longtemps) faire repar­tir le disque…

Je me demande si vous ne vous mon­trez pas quelque­fois trop sub­til. Mais je respecte trop Hér­a­clite pour lui refuser de mon­ter à bord du Ram­sès III. Et il est prob­a­ble que tout le fret qu’on a embar­qué en cab­otant ici et là, occa­sion­nelle­ment en fraude, fer­mente dans les cales et en laisse des éma­na­tions mon­ter jusqu’au pont de la pre­mière classe. Je me sou­viens que l’éditeur de ce petit roman avait choisi de le présen­ter sous cette bande : « un bateau ivre ». Rim­baud rejoint Hér­a­clite, et le Nil l’indistinction des fleuves impas­si­bles. Qui a rai­son ? Lais­sons-les en dis­cuter ensemble.

M. H. – Retrou­ve-t-on dans ces œuvres si divers­es, dans un poème, ou pour vous par préférence dans le jazz, ce « quelque chose » que nous essayons vaine­ment de saisir, et qui, dites-vous, leur est cepen­dant « com­mun » ? S’agit-il d’autant de ten­ta­tives impos­si­bles de cap­tur­er (ressen­tir) dans la coulisse de l’être cet événe­ment sauvage qui met toutes choses en mou­ve­ment, ou les fait appa­raître présentes dans notre existence ?

J. R. – C’est parce que j’avais l’impression d’avoir déjà, d’une façon ou d’une autre, répon­du à cette ques­tion, que je suis resté muet. Mais vous êtes un inquisi­teur intraitable. Il est vrai qu’il s’agit du Saint-Esprit. Ou de la syn­cope ou, en effet, du boson de Hig­gs, par­tic­ule inter­mé­di­aire. C’est le mot. En théolo­gie ortho­doxe (pas au sens d’Athènes ou de Moscou), l’Esprit est bien l’hypostase inter­mé­di­aire entre le Père et le Fils. Vous retrou­verez cette con­fig­u­ra­tion dans quan­tité d’opérations de physique, de chimie, de logique, de musique et de la vie courante. Même l’athée le plus con­va­in­cu agit et pense selon ce mode trinitaire.

Cet entre­tien a été réal­isé entre fin décem­bre 2014 et mars 2015. Sa ver­sion com­plète est à paraître aux édi­tions du Bateau Fan­tôme


[1] Exode, p. 107.

[2] P. 9.

[3] Ibid., p. 15.

[4] Cf. L’affaire du Ram­sès III.

[5] Pp. 26–27.

[6] Cf. Recom­man­da­tions aux promeneurs.

[7] 20 jan­vi­er 2015.

[8] Un autre (1999), Jour­nal de galère (2010), Sauve­g­arde (2012), et récem­ment L’Ultime Auberge (2015).

[9] À quoi il con­vient d’ajouter que, dans la ryth­mique du jazz, chaque temps se décom­pose lui-même en un tri­o­let symptomatique…

[10] Abîmes, p. 28.

[11] À la lec­ture de votre réponse, je repense cepen­dant à ce pas­sage cos­mologique du Timée (37d), où le temps de l’âme, qui scan­de le rythme du monde, se retrou­ve ten­du entre le mou­ve­ment sen­si­ble des astres (mul­ti­ples) et l’immobilité de l’éternité (une) : le temps sera ain­si « une image mobile de l’éternité ».

[12] L’affaire du Ram­sès III, p. 33.

[13] Ibid., p. 22.

[14] Ibid., p. 86, avant-dernière phrase.

 

image_pdfimage_print
mm

Mathieu Hilfiger

Math­ieu Hil­figer, né en 1979 à Stras­bourg, crée une œuvre poly­mor­phe sans dis­crim­i­na­tion de formes : poèmes en vers et en prose, théâtre, frag­ments, pros­es, arti­cles, lec­tures, entre­tiens, etc., sou­vent présen­tés dans de nom­breux ouvrages et revues (dont la Revue des Belles-Let­tres, OsirisArpaNuncPas­sage d’encresThau­maPhoenixLe Coq-HéronLes Cahiers du sens et Recours au poème). Il s’intéresse par­ti­c­ulière­ment à la ques­tion de l’origine, qui tra­verse toute son œuvre, jusqu’à la pré­pa­ra­tion d’une thèse de doc­tor­at en littérature.

Il dirige la mai­son d’édition lit­téraire Le Bateau Fan­tôme (http://lebateaufantome.com), dont les titres sont conçus et imprimés en France sur des papiers écologiques d’excellence. Il dirige égale­ment les édi­tions Le Bal­let Roy­al : www.leballetroyal.com.

Livres parus en 2017 : Ful­mi­na­tions (Hen­ry, poésie) et Aux Archives (Édilivre, théâtre).

À paraître en 2018 : Sam­son sur la colline (Thot, théâtre) et Braver la nuit (Le Silence qui roule, poésie).

Lire son entre­tien sur Recours au Poème

Voir sa fiche d’auteur