Nicolas Jaen, CELUI QUI A VU LA TRÈS-DOUCE

Par |2024-09-06T06:06:27+02:00 6 septembre 2024|Catégories : Nicolas Jaen, Poèmes|

Je ne vois pas mon vis­age quand je te par­le mais 
tout ce que tu as fouil­lé en toi pour en arriv­er là 
à moi qui te par­le toi qui m’é­coutes et me 
regardes écoutes et regardes main­tenant avec tes 
yeux avec ta peau avec tes habits sur ta peau 
avec ta nudité dessous tes habits nudité un peu 
hon­teuse out­rée ren­trée se cachant de plus en 
plus sous plusieurs couch­es d’étoffes se cachant 
le vis­age sur les pho­togra­phies ou de temps à 
autre le regard nu oui souligné par le trait du col 
relevé sur la fig­ure où cacher la bouche cacher 
les joues cacher le nez dans le noir dessous nous 
nous sommes ren­con­trés comme ça en ce huis-
clos à ciel ouvert le jardin tu m’as offert sur un 
plateau un thé que je n’ai pas bu parce que mes 
mains trem­blaient je fai­sais des patiences avec 
des cig­a­rettes aux moments où tu t’absentais 
pour un appel pour faire bouil­lir de l’eau pour le 
thé il y avait du sucre roux celui que je préfère 
le goût me venait dans la bouche comme 
lorsqu’on voit un gâteau chez un pâtissier on en 
a la saveur au palais son goût oui

tu appelais la mai­son « le château »

tu m’écrivais « ren­dez-vous au château, dimanche, 
qua­torze heure »

c’é­tait le temps des murs le temps des enfermés 
mal­gré eux je vivais à cent mètres de toi volets 
fer­més avec pour seule lumière l’écri­t­ure je 
nageais dans une atmo­sphère de fumées 
épaiss­es entendais chaque soir à vingt heure les 
tam­bourine­ments des casseroles n’y participant 
jamais car je pen­sais aux plus grandes heures du 
total­i­tarisme des angoiss­es comme des 
décharges élec­triques me tor­dant les boy­aux et 
je songeais déjà en une forme de rêver­ie à ce 
que tu évo­quais une après-midi dans le jardin 
ton interne­ment tu avais quinze ans peut-être et 
tu te plaig­nais de douleurs au ven­tre personne 
ne te croy­ait ta mère les médecins te prenaient 
pour une folle et plus tard ils t’ont retiré trois 
tumeurs « gross­es comme des oranges » selon 
tes mots à toi trois oranges malignes sor­ties de 
ton ven­tre les enfants meurent ain­si à leur vie 
d’en­fant les jeux s’épuisent à force d’être joués à 
dix ans j’ai décidé de devenir adulte en fait je 
crois bien n’avoir jamais cru à l’en­fance pas la 
mienne en tout cas j’ai jeté mes jou­ets j’ai filé 
rejoin­dre un ami en vélo mais que veux-tu

quelque chose s’est cassé avec l’os

et une fois seule­ment des années plus tard j’ai 
osé pos­er ma main sur ton épaule t’embrassant
sur les joues et tu as fait céder ce que tu 
con­sid­érais cer­taine­ment comme une emprise un 
geste déplacé d’un mou­ve­ment sec un Noli me
tan­gere et cer­taine­ment ai-je appuyé trop fort 
sur ton épaule moi qui ne maîtrise guère mes 
élans émo­tions comme ils m’ar­rivent je n’ai pas 
vu mon vis­age quand je t’ai dit « au-revoir » 
mais plutôt un ric­tus sur le tien

ce jour-là ton regard dur m’a crucifié

 

au « château » je suis entré dans tes yeux ai 
frôlé la pointe de ton regard me suis laissé 
porter par lui l’in­stant d’après puis rejeter sur la 
grève des bien­heureux je t’écris depuis elle la 
lumière coulait la lumière soudait il y avait des 
murs d’om­bres où penser tout bas des murs sur 
lesquels crachaient les nues ils me  roulaient me
ruinaient et un jour écrasé mal j’ap­pellerai un 
ami pour qu’il aille m’a­cheter des cigarettes
sor­tir je ne pour­rai plus ce sera comme mourir 
en tout aus­si grand cette angoisse-là ce jour-là 
depuis je tra­vaille lente­ment à ma disparition 
dans le corps du texte des amis vien­nent ils 
repar­tent pour revenir ce n’est jamais la même 
couleur non c’est le fond du ciel celui des îles de 
l’in­térieur d’un long regard embras­sant l’horizon 
c’est l’ange brun de nuit à cause d’un instant 
dans tes yeux c’est l’aile légère éclose égal­ité de 
par le monde ta voix au télé­phone le ven­dre­di le 
dimanche ta voix me par­le de son tra­vail de sa 
musique

moi j’en­tends bat­tre tes paupières 

 

ta voix au télé­phone et il me faut recomposer 
ton vis­age quand tu me par­les toi là-bas moi ici 
pas très loin du château tout compte fait toi 
Paris son ciel baude­lairien ses ciels lavés d’après 
les pluies « la mélan­col­ique lessive d’or du 
couchant » sur le pont des Arts et puis un jour je 
me suis per­du dans Paris per­du jusqu’à plus de 
nom et dans l’ou­bli de mon pro­pre vis­age oui 
partout où je vais il me faut me dépouiller de
moi car je sais trop moi les nerfs les ten­dons les 
veines la couleur rouge à l’in­térieur oui un jour 
j’ai vu le dedans de mon bras le gauche celui qui 
n’écrit pas je me suis arrêté un temps au bord du 
puits celui où l’on jetait les sor­cières au Moyen-
Âge et j’ai regardé et je me suis penché pour 
voir et j’ai vu le ciel et mon ombre en miroir

je me suis détaché de moi

je suis par­ti en lais­sant l’autre de moi au bord du 
puits et quelque chose me dit que tu as eu un 
puits où te pencher toi aus­si que tu as également 
vu le ciel et ton ombre posés là en miroir que tu 
as com­mencé à marcher loin de ce que tu fus 
dans l’ou­bli de ton nom dans l’é­clipse de ton 
vis­age t’es-tu mise pour autant à aimer tes rides 
celles de ton nou­veau vis­age je ne crois pas non 
je ne crois pas or ce dont je suis sûr c’est que tu 
vieil­lis avec toi une fois franchie l’épreuve du 
puits épreuve com­mune à tous et sélec­tive s’il en 
est où une écras­ante majorité de per­son­nes n’y 
voient qu’un puits un peu de ciel et un peu 
d’om­bre repar­tant tout de go afin de la dormir 
cette vie infirme et attardée

et nous sommes de ceux qui marchent en avant

l’air a un fond d’une douceur déchi­rante j’écris 
comme je suis entré dans tes yeux sur la pointe 
des pieds je gagne sur le blanc ne dois pas faire 
trop de bruits le grat­te­ment de la mine sur le 
papi­er la nuit ne pas penser trop fort se 
con­cen­tr­er au max­i­mum les experts en 
télék­inésie ont ce genre de méth­odes les 
télé­pathes aus­si je sup­pose mais je n’entends 
rien de ce à quoi tu pens­es et si je ne dis rien 
c’est que je m’é­coute rêver tout haut tous les 
matins con­tin­u­ant le songe au réveil la 
télé­pathie etc font la même chose j’imag­ine or 
l’im­por­tant n’est pas de tor­dre une cuil­lère par la 
seule force de sa pen­sée ou de se fau­fil­er dans 
les pen­sées des autres mais bien d’établir une 
grande paix autour de soi « les amis l’œu­vre les 
livres » un grand calme dans sa demeure et moi 
qui ne suis ni télé­pathe ni expert en télékinésie 
je sais ce que je sais l’ami­tié est un art une autre 
forme d’amour plus sere­in plus beau en tout 
puisqu’il n’y a pas le sexe pour la corrompre 
cette ami­tié cap­i­tale (toi et moi) et que le simple 
fait d’en­ten­dre ta voix au télé­phone me comble 
je me sens plein jeune et beau et tu dis des 
choses qui me font rire ou sourire et tu ne sais 
pas au télé­phone quand je souris quand je me 
tiens le front tu sais au clic du bri­quet quand 
j’al­lume une cig­a­rette pas si j’avais envie de 
pleur­er juste avant de t’ap­pel­er tu sais seulement 
mon grand rire en rebond à cer­taines intonations 
dans ta voix à un cer­tain bagou chez toi alors 
oui voici un grand rire un de l’e­sprit voilà nous 
ne sommes en aucun cas aptes à tor­dre une 
cuil­lère sans même la touch­er mais cependant 
nous sommes forts de cette Joie comme un 
accord majeur  

un piano pour enfants

et j’ai dû te le dire un matin au télé­phone elle 
était d’om­bres bleues-blanch­es et toute lumière 
et j’avais dix ans peut-être et
elle est venue la 
très-douce dans la cham­bre bleue avec sa robe 
bleue et blanche et moi j’ou­vrais les yeux 
comme une fenêtre pour bas­culer vers une autre 
aven­ture d’autres gens cer­tains chapeautés 
cer­tains têtes nues cer­taines por­tant un fichu 
d’autres en cheveux cer­tains pour le jeu d’autres 
pour le désar­roi de plus en plus pour l’amour 
tous dotés d’un cœur capa­ble de pas­sion et je 
fix­ais le coin de ses lèvres la force de son regard 
à elle j’é­tais tout à elle me ren­dant mes regards 
avec des yeux douloureux mais me souriant 
tou­jours d’un sourire triste en coin mais sourire 
tou­jours il y eut comme un bat­te­ment de cils elle 
n’é­tait plus là puis courir les élé­va­tions dans les 
escaliers cette étrange sen­sa­tion d’être 
sur­numéraire jusqu’à savoir où cacher ce secret

en ce cœur sec­ond qu’elle m’a don­né là où 
per­son­ne n’i­ra le chercher

écoute les bat­te­ments de ton cœur dans la nuit 
ne dis plus rien ne bouge plus ferme les yeux 
ferme la nuit sens-tu bat­tre ton cœur sys­tole et 
dias­tole et sys­tole et dias­tole cette boucle aura-t-
elle une fin entends-tu ce silence entre sys­tole et 
dias­tole as-tu ren­con­tré au moins un ange sur 
ton chemin ou as-tu zigza­gué avec et con­tre les 
courants pour éviter les chiens de l’en­fer à 
l’in­di­enne sans trop de bruit comme on parlerait 
d’une nage comme un ray­on peut émouvoir 
par­fois tou­jours par la diag­o­nale et cette pensée 
en mou­ve­ment j’en par­lais déjà autre part tout ce 
que nous n’avons ni marché ni cou­ru durant le 
jour nous le faisons la nuit dans nos rêves qui 
nous agis­sent nous tuent nous ressus­ci­tent dans 
cette très vieille incon­science des êtres à eux-
mêmes alors oui dans ce sens je peux écrire 
« nous sommes à nous-mêmes un puits sans eau 
sans soleil pas une once d’om­bre rien que cette 
incon­science pour le moment reste à savoir 
com­ment et dans quel état nous nous 
réveillerons »

mais si tu viens viens avec toi

promis je ne poserai plus la main sur ton épaule 
ne ten­terai plus l’aubade  

 

 

Présentation de l’auteur

Nicolas Jaen

Nico­las Jaen est né le 2 févri­er 1981 à Toulon, dans le Var. Après des études de Let­tres et de Philoso­phie, la décou­verte de la Poésie est un tel choc qu’il y a dis­so­ci­a­tion. Malade, il se met à écrire des poèmes, des pros­es poé­tiques. Michel Flayeux lui fait con­fi­ance pour le numéro 5 de la revue Lou Andréas. Vien­nent Autre Sud, Arpa, Voix d’ Encre, une pre­mière pla­que­tte aux édi­tions La Porte. En 2008 paraît A port de temps, un col­lec­tif, aux Grames. Il y en aura cinq autres, tou­jours à l’Ate­lier des Grames. En 2009, il est appelé par l’hôpi­tal de jour Chalucet pour y ani­mer des ate­liers d’écri­t­ure. Cette aven­ture dur­era cinq années. En 2013, L’Arach­noïde pub­lie La nuit refer­mée, ornée d’un fron­tispice de Danièle Flayeux. Tage, au pied des escaliers, la même année, chez Fis­sile. Depuis 2020, beau­coup de livres avec Rafael de Sur­tis, ain­si que Nûment, aux édi­tions de Cor­levour, et tout dernière­ment présent dans un col­lec­tif inti­t­ulé Le Vivant Le Mourant, aux édi­tions Her­mann. Vit et tra­vaille actuelle­ment à La Valette-du-Var.

© Crédits pho­tos (sup­primer si inutile)

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