J’avais été enchanté par le premier livre de Matthieu Lorin, Souvenirs et grillages paru aux éditions Sous le Sceau du Tabellion. Il nous donne cette fois L’éboulement du temps qui procède du même principe qu’Un corps qu’on dépeuple paru aux éditions Exopotamie l’année dernière, sorte d’autobiographie où le rapport au corps est toujours présent.
L’éboulement du temps serait donc un exercice de mémoire dans lequel les images avancent leur énigme pour ne rien dire trop frontalement. Le livre s’ouvre sur la naissance : Au commencement, il y a les eaux qui glissent le long de ma peau et la retroussent, comme on remonte les jupes d’une fille avant de s’enfuir en courant. Puis les poumons qui se déchirent.
Nul ne se souvient consciemment de sa naissance et Matthieu Lorin en invente des réminiscences afin de dire autre chose : un être social déjà en difficulté. On se penche au-dessus de moi mais je ne les reconnais pas : je n’ai jusque là fréquenté que les dieux et eux ont des cicatrices d’acné et des haleines de tisseurs de mensonges.
Cette petite enfance passée au crible particulier de Matthieu Lorin s’énonce avec une causticité à peine masquée : Alors c’est ainsi que l’on vit : un mal de dents à arracher les vipères du trou où elles se terrent, des jambes qui ne nous obéissent pas, un corps protégé par une maison au crépi jauni.
Et toujours, même en grandissant, ce regard méfiant voire négatif sur tout ce qui entoure : On rencontre des personnes à qui l’on ne fait pas confiance, d’autres pour qui nous déracinerions nos rancunes à mains nues. Non sans une touche d’humour : J’apprends en percutant le monde. Je le jetterais volontiers au feu mais n’ai déjà plus le droit de m’en approcher. Regard porté sur soi également sans complaisance : J’ai six ans et des pensées qui ne débordent pas : ici, le lait ne reste jamais trop longtemps sur le feu.
Matthieu Lorin, L’Eboulement du temps, éditions Aux Cailloux des Chemins, 2023, 84 pages, 12 €.
On souffre avec cet enfant à propos duquel l’adulte qu’il est devenu relate : je n’ai pas le dixième d’un siècle et il faut déjà me comporter comme une croix de granit.
Dans cette chronologie, on trouvera des réflexions (pensées de la mère ?) : Tu n’étais peut-être pas mon préféré mais tu avais avec toi cette volonté de n’être rien, de ne pas vouloir faire plier le regard des autres. C’est l’expression d’une douleur et d’une solitude qui hante ces lignes, On se barricade avec ce que l’on trouve : l’amour, un morceau de tissu, le silence ou des mutilations.
C’est une personne en marge de la réalité qui se confie : On demande ses projets à l’adulte que je deviens alors que je ne connais ni mon groupe sanguin ni les dates de péremption. Ce qui occasionne un dire poétique particulier : Je me terre dans le creux de mes nerfs, espérant des mondes concaves où il est possible de s’abriter des visages gris.
Et après un déménagement, sans doute pour des études : On me dit qu’il s’agira de mes meilleures années, oubliant que les dents jaunissent et que je connais déjà Nizan. Clin d’œil à celui qui, dans Aden Arabie, écrivait : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. »
Même des événements importants sont énoncés froidement : On me pose la question : nous voilà mariés. Et plus loin, avec cette désespérance sourde qui trame le livre : nous voilà prêts à ranger notre existence dans une centaine de mètres carrés pour y dilapider nos rêves d’infortunés. Pourtant, une lueur semble se faire avec la naissance d’un enfant : Un visage sort de ce ventre. Il a la forme d’un bouquet de tendresse et son ombre projette des arabesques sur le mur encore blanc. Au final du livre cette conclusion douce-amère :
J’ai laissé mes souvenirs devant la porte d’entrée car il pleuvait fort et ils étaient détrempés.
Je les ai essorés comme on tord une serviette de plage. Seulement trois gouttes de mélancolie sont tombées, sur mon pied gauche.
Ploc, ploc, ploc.
Et ce fut tout.
Un très beau livre.
Premier titre 2024 de la Collection “Nuits indormies” Matthieu Lorin lit un extrait de L’Eboulement du temps.
∗∗∗
Avec Dominique Boudou, c’est une tout autre forme de prose qui se déploie. Le titre, Choses revues dans Bordeaux et ailleurs, parle de lui-même. D’ailleurs, les poèmes portent majoritairement le nom de lieux (rues, places, quais…) et une trentaine s’intitulent (Off). Le premier (Off), donne, poétiquement là aussi, une sorte de grille de lecture : J’ai toujours aimé marcher dans la ville. Quelques signes du hasard imposent parfois un itinéraire qui brouille les chemins. Il existe une durée où le corps cesse de s’appartenir. Et l’esprit à la traîne en suit les flottements, au gré des vents et des oiseaux.
C’est donc bien le hasard qui guidera les pas de l’auteur et ceux du lecteur dans cette déambulation principalement girondine. Au-delà de la simple description, les petits pavés d’écriture proposent un regard révélateur de l’état d’esprit du poète, souvent comme une douce rêverie :
Rue Vital-Carles, 1
La lumière est douce sur les hauts murs des grands hôtels. Les jardins ont des bruissements de gaufres sèches. Quelqu’un peut-être tourne en rond. Le tram qui monte n’en couvre pas les langueurs. Il a les siennes avec son œil borgne et son silence. […]
Dans un de ces (Off), l’auteur cite Nuno Júdice : La mélancolie enseigne que le trait définit tout, depuis l’émotion du visage jusqu’à la montagne au soleil couchant.
Dominique Boudou, Choses revues dans Bordeaux et ailleurs, éditions Aux Cailloux des Chemins, 2021, 112 pages, 12 €.
Et de poursuivre : Bordeaux n’est pas une ville mais un trait qui s’étire dans mon corps quand la lumière faiblit.
La réalité, évoquée par quelques détails et événements banals, est parfois saisie sur le vif. Ainsi de ce cours Victor Hugo, que j’ai beaucoup fréquenté il y a longtemps (et les quartiers Saint-Paul et Saint-Michel) :
Cours Victor Hugo, 3
Trois hommes aux chiens font le guet autour de la porte de Bourgogne. Une berline aux vitres teintées, longue comme un corbillard, immobilise la circulation. Thrombose du paysage. Quelques passants rabattent sur leur corps un pan de manteau qui n’existe pas. Une mère avec landau se précipite vers un étal de fruits. Une trottinette s’échappe vers la rue des Faures. Ne reste plus qu’un papillon sur un monticule de goyaves. Il n’a pas peur d’un mauvais film. Il sait depuis toujours que la réalité n’est jamais si fragile.
Les menus détails relevés sont toujours prétexte à réflexion, non pas dans une forme de dissertation mais par touches poétiques et suggestives.
Place Saint-Sernin, 5
Un chien qui saute en l’air dans un rayon de soleil et cherche à saisir son ombre. Sous les yeux d’un enfant incrédule. L’instant va si vite. A‑t-il vraiment eu lieu ? L’image ne sera pas retenue comme elle a surgi. La mémoire en retouchera les lignes de fuite. Les contours du chien et les aplats du soleil sur l’herbe couchée manqueront de vérité. Le réel est toujours un corps improbable. Presque liquide.
Il me faut dire un mot de ces pages (Off) qui nous emmènent loin parfois de Bordeaux, par exemple à Alcalá de Henares, lieu de naissance de Miguel de Cervantès : Un avion entre deux nuages cherche un couloir parmi les vents contraires. Don Quichotte, amoureux des immensités chimériques, irait jusqu’en Patagonie. Et Sancho Panza l’attendrait au bout d’une piste avec des chevaux de trait. Pour lui remettre les pieds sur terre.
Dominique Boudou, tel Don Quichotte, n’a pas tout à fait les pieds sur terre et c’est tant mieux car ainsi, il nous fait le cadeau de ces belles pages. Rien n’est vraiment abouti dans le monde. L’espace et le temps, les êtres et les choses sont incomplets même quand rien ne leur manque. J’aime que les listes, écrites à la va-vite sur un coin de table ou longuement réfléchies, en expriment l’empêchement. Pari réussi et plus encore. Cette promenade Avec quelques fantômes de rencontre, pour le plaisir du texte enchanteront ceux qui connaissent Bordeaux aussi bien que les amoureux de la langue.
Dominique Boudou présente son ouvrage Choses revues dans Bordeaux et ailleurs aux éditions Aux Cailloux des Chemins. Librairie Mollat.
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On définit fréquemment la poésie du quotidien comme narrative et réaliste, simple, ne recherchant pas les effets de style. Parmi ses représentants, citons Georges Louis Godeau et François de Cornière. Une de ses fonctions serait de trouver une réconciliation avec le monde et avec soi-même.
Thierry Roquet s’inscrit dans cette mouvance qui, partant de soi, de l’intime et de l’observation du proche, peut toucher tout un chacun, par une expérience similaire, ou par cette magie qui la rend commune : le rapport du lecteur au texte.
on me demande si j’ai de l’ambition
si j’ai vraiment envie de m’investir ici
si j’ai confiance en moi
ma mise en scène est bâclée
et mes yeux passent de l’un à l’autre
[…] j’aimerais pouvoir me détendre
raconter une bonne blague
leur avouer que je m’en fous complètement
de leur offre de la santé de leur entreprise
de notre prétendu projet d’avenir commun
Thierry Roquet, D’ordinaires cascades, éditions Aux cailloux des chemins, 2024, 92 pages, 12 €.
L’auteur se tient au plus près — pour reprendre le titre d’un livre d’un autre poète du quotidien, Roger Lahu — de la réalité et son écriture également, dans une sobriété qui ne voudrait retenir que l’essentiel, y compris dans cet auto-portrait en creux :
Je n’ai pas d’armes chez moi
ni fusil d’assaut
ni sabre laser
ni 22 long rifle
ni rien de tout ceci
je me contente (à dessein)
de quelques babioles non létales
d’une vieille télé
de quelques bières
d’un ordinateur qui tourne
dix-huit heures sur vingt-quatre
et
de bons livres d’écrivains
qui n’ont pas grand chose
ni armes
ni rien de tout ceci
et
c’est déjà pas mal
pour sentir la mesure
d’un cœur qui bat
d’un cœur qui encore bat
la mesure
L’humour est présent, façon de dénoncer les travers et désagréments de notre société, comme dans le poèmes Enquête téléphonique : Pensez-vous / qu’il y a de la luzerne dans l’espace ? / Je peux comprendre que vous n’ayez pas / le temps de me répondre. […] Je vais donc poser ma question différemment. / La rendre plus globale. / Pensez-vous qu’il y aura assez de luzerne / pour tous les ânes de l’espace ? Humour qui, mine de rien, pointe des choses plus graves, jusque dans l’auto-dérision dont l’auteur sait faire preuve.
Je sais ce que vous allez penser
que c’est assez ridicule
C’est pourtant la vérité
Je devais avoir quoi 16 ou 17 ans
oui j’ai envisagé d’en finir
ne trouvant plus aucune autre issue
avant de finalement me rétracter
parce qu’il y avait un film
avec James Dean à la télé
La fureur de vivre
Je ne l’avais encore jamais vu
Il y a une manière américaine dans ces poèmes narratifs. Quoi de plus normal de trouver en exergue du livre une citation de Charles Bukowski : « Comprends-moi. Je ne vis pas dans le monde ordinaire. J’ai ma folie. Je vis dans d’autres dimensions, et je n’ai pas de temps pour les choses sans âme. ». Thierry Roquet raconte pourtant l’ordinaire, mais de celui-ci il tire de l’extraordinaire : Buster Keaton sourit enfin / sur le poster et le poisson dans l’aquarium / a changé de couleur Je ne dors pas / Ce qu’il faut retenir c’est sa respiration
S’il fallait résumer ce livre par quelques vers, je choisirais les suivants : c’est un poème de soi qui / ressemble à la poussière des jours c’est / en fin de compte un poème / sur une solitude terre promise je crois
Seizième titre de la collection “Nuits indormies” : D’ordinaires cascades de Thierry Roquet, lecture par l’auteur.
Présentation de l’auteur
Présentation de l’auteur
Présentation de l’auteur
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