Marine Leconte, On n’en taire pas les fantômes

Par |2024-10-21T09:15:41+02:00 21 octobre 2024|Catégories : Critiques, Marine Leconte|

Les calem­bours ne sont pas tou­jours des calembredaines.

On le savait depuis les Sur­réal­istes, les mots, et sin­gulière­ment en poésie, sont sou­vent employés les uns pour les autres, ce qui se cache der­rière ce qui se dit ou se lit, ce qui peut se devin­er der­rière l’obvie, est bien sou­vent plus prég­nant, plus présent, plus signifiant. 

Gherasim Luca, en par­ti­c­uli­er, fut un adepte de ces mots mis à la place des autres, de ces bégaiements géni­aux con­stru­isant des sens éphémères, de ren­con­tre, se méta­mor­phosant sans cesse, men­acés par le non-sens. Lacan fit du calem­bour l’un de ses out­ils d’analyse les plus effi­caces. Marine Lecon­te, comme il est dit en qua­trième de cou­ver­ture, « habite à l’ombre d’un tilleul. / Pas loin d’un mimosa. / Et s’assoit sou­vent à la lisière. / Depuis ce lieu, elle guette le pas­sage / Celui qui réu­nit la clarté de la nuit à l’opacité du jour. »

Dès le titre, se super­posent les verbes « taire » et enter­rer », il s’agit de ne pas taire, ne pas enter­rer, de laiss­er les fan­tômes errer, sans sépul­ture, (est-ce un con­stat ou une injonc­tion ?) ça par­le à côté, tout à côté de l’essentiel, ça par­le mais ça tait la lour­deur, la douleur, d’être « mots nés », ou « mon­naie », ou « mort née » ? S’agit-il de n’être ou de naître ?

Tu as de quoi dans ta poche
Plus d’utérus
Mais de quoi 

(…)

Même les fleurs qui embaument
Ça s’embaume (…)
T’as juste besoin de paraffine
Tu les sai­sis dans la fleur de l’âge
Figées
Fi j’ai (…) 

Marine Lecon­te, On n’en taire pas les fan­tômes, dessins d’Agathe Lievens, L’Ire de l’Ours Édi­tions, ISBN : 978–2‑493322–60‑9 prix pub­lic 10 €.

Comme l’essentiel se dit à côté, dessous, rien n’est sûr, ce texte néo-sur­réal­iste sem­ble tout de même oppos­er d’un côté « l’homme géométrique », « l’homme mil­limétré » et, de l’autre, la femme « aléa­toire », « la petite (…) ban­cale ». Peut-être par­le-t-il de la mort ? Celle d’un utérus ? D’une petite fille ? De fleurs coupées puis paraf­finées afin que leurs cadavres se conservent ?

Préserv­er la cornée que bientôt
Les charog­nards vien­dront piqueter »
(…) « On ne dévore pas les yeux de la petite
Ça tu n’es pas d’accord. 

La suite de poèmes met en scène plusieurs per­son­nages féminins, un « elle » et un « je » qui dia­loguent, d’autres « elle » encore, cela donne une ambiance plurielle et sin­gulière, ten­dre et par­fois trag­ique à l’ensemble, d’ailleurs dédié « à celles rev­enues de l’autre côté du texte (…) et à celles qui n’en revien­dront jamais » sans qu’on puisse jamais savoir de quels mal­heurs on nous parle.

Le texte, comme sou­vent ceux de Gherasim Luca, sem­ble épel­er, bégay­er, annon­er quelque chose de très dif­fi­cile, voire impos­si­ble à dire. Une enfant qui apprend à par­ler ? Quelque chose que le texte manque, qui manque au texte mais qui lui est sous-jacent ? Les calem­bours n’ouvrent, la plu­part du temps, sur aucun vrai jeu de mot « réus­si », per­me­t­tant de faire « un bon mot », d’ouvrir sur du sens, non. Les homo­phones par­faits ou approx­i­mat­ifs se suc­cè­dent sans que cela ne révèle rien d’autre que cette homo­phonie « Patiem­ment pas sci­em­ment pas si aimant ».

Par­ler fait du bruit, écrire égale­ment, comme on fait du bruit pour mas­quer un vide, un silence, une angoisse. Pour se tenir com­pag­nie ? Il s’agit moins de par­ler que de bruire. Voilà un recueil qui par­le à mer­veille de notre crise de sens, aujourd’hui. Bruire, dire qu’on est vivant, comme un oiseau chante, comme un ani­mal grogne, rugit, blatère. Ni plus, ni moins … Marine Lecon­te est vivante, aus­si nous donne-t-elle à voir et à enten­dre ses fan­tômes que rien « n’en taire ». Comme chante un rossig­nol, ou un Gherasim Luca. Les dessins d’Agathe Lievens, loin de toute anec­dote, ser­vent à mer­veille ce texte sug­ges­tif et incer­tain, en présen­tant des ombres, des sil­hou­ettes, des nuées d’éclats, des paysages abstraits, des pages entière­ment pig­men­tées ou grêlées.

Présentation de l’auteur

Marine Leconte

Née en 1971 en Touraine, Marine Lecon­te est psy­cho­logue clin­i­ci­enne en pédopsy­chi­a­trie. Elle habite à l’ombre d’un tilleul, pas loin d’un mimosa. Et s’assoit sou­vent à la lisière.

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Alain Nouvel

1998, pre­mier recueil de poèmes : Trois noms her­maph­ro­dites, puis deux nou­velles : Octave Lamiel, dépuceleur suivi de Edouard et Alfred au val de l’eau. En 1999, suiv­ent His­toires d’ISLES, Con­tre-Voix, Mots ani­més recueil d’aphorismes, et, en 2000, Maux ani­maux, recueil de six nou­velles, aux édi­tions « L’Instant per­pétuel ». En 2001, pub­li­ca­tion aux édi­tions « La Chimère » créées pour l’occasion de D’Etrangère, puis Dames des trois douleurs en 2004, Vari­a­tions sur une femme don­née, et reprise en 2005, Con­tre-voies en 2008 et Nou­velles d’Eurasie en 2009. En 2014, il com­pose avec sa com­pagne des chan­sons qu’ils inter­prè­tent tous deux. Maud Leroy des « Édi­tions des Lisières », pub­lie Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest, un recueil de sept nou­velles sur les Baron­nies provençales où il vit désor­mais. Une suite à ces sept nou­velles voit ensuite le jour avec pour titre Anton. Sur les bor­ds de l’Empire du milieu (texte sur la Chine où A. Nou­v­el a vécu qua­tre ans, de 1981 à 1985, longtemps resté inédit mais dont cer­tains extraits étaient parus dans la revue « Corps écrit », numéro 25, de mars 1988 : Vues de Chine), paraît pour la fête du Print­emps 2021. Les deux ouvrages aux édi­tions « La Chimère ». Il col­la­bore régulière­ment, désor­mais, à la revue « Recours au poème ». En 2020, les édi­tions « La Cen­tau­rée » à Rennes, ont pub­lié un pre­mier recueil : Pas de rampe à la nuit ? suivi, en 2021 de Comme un chant d’oubliée.

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