Ce très beau recueil de poèmes d’Adonis com­mence par une pré­face ent­hou­si­aste signée Jacques Lacar­rière, moment de lec­ture émou­vant que la décou­verte d’un texte incon­nu de l’écrivain décédé en 2005. Ce dernier évoque le « fris­son nou­veau » ressen­ti la pre­mière fois qu’il a lu des poèmes d’Adonis. Fris­sons, selon lui, com­pa­ra­bles à ceux que put vivre Hugo à la décou­verte de la poésie de Rim­baud. On imag­ine le choc. Et il est vrai que lire Ado­nis, c’est franchir un seuil. Pass­er d’un instant à un autre instant du vrai. Non pas pro­gress­er, on aura tout de même com­pris que cette notion de « pro­grès » est dis­cutable, mais franchir. Et peut-être revenir. En poésie, il y a peu de place pour la chronolo­gie, beau­coup pour les con­tra­dic­toires et les com­plé­men­taires. De ce point de vue, la poésie d’Adonis est un ésotérisme – un regard porté au loin, par delà le voile. Ado­nis, fra­casseur de voiles, en écri­t­ure comme dans le quo­ti­di­en, lui qui écriv­it un texte d’opinion con­tre le port de ce même voile. À n’en pas douter, dans la vie poé­tique d’Adonis, tous les voiles, bien qu’agissant à des échelles divers­es et représen­tant des sym­bol­es dif­férents, sont un hori­zon à dépass­er. J’employais le mot « ésotérisme » car il s’agit là d’un reproche que l’on fait par­fois au poète Ado­nis. Cela n’a guère de sens. Quand la cri­tique vient d’occident, elle traduit (au mieux) une mécon­nais­sance de la cul­ture et de l’histoire des poésies du monde Arabe. Si elle provient de ce même monde… c’est sou­vent une médi­s­ance. Cette poésie touche à l’ésotérisme au sens où l’on peut par­ler d’alchimie arabe. Ou encore, au sens où l’on dirait que les mots de Novalis ou ceux de Hölder­lin touchent à l’ésotérisme. La ques­tion est celle de la quête, du chemin tracé, non de la com­préhen­sion ou pas de ce qui est écrit.
Par­lant du choc représen­té par la lec­ture des poèmes d’Adonis, Lacar­rière écrivait le mot « rup­ture ». N’est-ce pas cela, l’ésotérisme, d’un cer­tain point de vue ? Un état de l’esprit con­duisant à rompre en per­ma­nence, en cha­cun des instants, avec le voile illu­soire du réel ? Les jeunes par­lent plus volon­tiers de rup­ture d’avec la… matrice. Rup­ture, oui. Mais c’est de rup­ture interne à la poésie arabe dont il s’agit. Non une rup­ture qui s’apparenterait à une cas­sure défini­tive mais une rup­ture en forme d’ouverture à la moder­nité, ouver­ture sans reniement de la tra­di­tion. C’est aus­si en cela qu’Adonis est un des plus grands poètes arabes. Ado­nis, passeur entre plusieurs mon­des. Trait d’union. Mail­lon de la chaîne des poètes agis­sant, poètes dont le tra­vail réac­tive en per­ma­nence la Parole. Cela même qui est tou­jours, éter­nelle­ment mod­erne. En toile de fond des posi­tions d’Adonis, il y a, sur un ver­sant occi­den­tal, les ombres portées de Macha­do ou Jean de La Croix. Ado­nis erre sur le chemin archi­tecte de l’errance, j’ai nom­mé la poésie.
 

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