Jules Masson Mourey, Arlet

Par |2024-11-06T10:55:48+01:00 6 novembre 2024|Catégories : Jules Masson Mourey, Poèmes|

Ain­si Arlet mon enfant chéri t’ai-je don­né – par­don oh mille fois par­don c’était sans y penser vrai­ment ! – une âme hor­ri­ble­ment furieuse et charitable
le lende­main matin du Mar­di Gras qui est l’exact jour du cal­en­dri­er où il fal­lait bien que tu naiss­es enfin de ma chair car j’avais mis dessus dès la chose faite une image découpée de la douce fig­ure de la Très Sainte Vierge Marie de La Mer des Antilles
c’était là donc que tu devais naître avec les deux con­fet­tis en or coincés der­rière cha­cune de tes paupières col­lées et ta peau qui sen­tait bon la salive et le sang comme celle des très jeunes chiens-tonnerres
déjà au fond de ta bouche acérée et de tes oreilles grandes ouvertes il y avait loin depuis très loin oui oui le goût des fastueux soupers de vian­des de bar­racu­da de porc sauvage d’écrevisse et d’eaux de canne et les gros bruits de bombes et les étin­celles mauves et vertes des feux de Ben­gale mon­tés plus hauts que les plus hauts arbres quadri­cen­te­naires de toute la Con­fédéra­tion caraïbe
ah quel office Bon Dieu !

il fal­lait voir les chars dressés façon tentes et véhicules aux coins des petites rues noires les beignets far­cis jetés en moulins à la foule prim­i­tive les caraques accostées retour de pêche et cette fan­fare extrav­a­gante faire rebondir jusqu’à l’agonie les organes trop frêles des céphalopodes de la baie de Saint-Pierre
(les vivats)
il fal­lait voir les mon­treurs d’anacondas – d’anacondas femelles bien enten­du puisque les mâles sont beau­coup trop réputés pour leurs méchantes sournois­eries – les vendeuses de crèmes glacées mul­ti­col­ores les meur­tri­ers et les arnaque­urs encra­vatés fleur à la bou­ton­nière crachée comme une dent rouge les faux éclopés les cheveux si som­bres si bien peignés en raie de chaque côté des avo­cats sor­tis de leurs études pour regarder béate­ment le grand ciel éclaboussé
il fal­lait voir les quarts de mel­ons engloutis à toutes dents les toutes petites chaus­sures et puis le tra­di­tion­nel et bes­tial linge à fleur de lys mac­ulé de jets limpi­des mis à la fenêtre passé minu­it par les nou­veaux noceurs
(les rosaires les toupies et les minus­cules poissons)
il fal­lait voir enfin les têtes de dia­bles cro­queurs fichées dans le sable nocturne
après le charivari

revenons plus exacte­ment à toi Arlet mon enfant chéri mon tré­sor que sais-je encore
par­don oh mille fois par­don pour les épou­vanta­bles promess­es que je dois te faire bientôt
mais je crois qu’il y en a aus­si cer­taines un peu moins navrantes et même de très joyeuses !
d’abord regarde voilà ton por­trait peint sur bois de vio­lette comme per­son­ne que moi ne t’a
jamais vu
les yeux main­tenant bien ouverts calmes et durs comme ceux des fauves enfer­més le nez plat 
les lobes troués la taille étroite avec de longues jambes de coureur qui mon­tent jusqu’au cœur
ain­si donc voilà aus­si ton destin

tu es le mar­ronneur des pre­miers jours de la sai­son sèche
et à cause de ce tra­vail abrutis­sant il te fau­dra courir sans t’arrêter c’est-à-dire en fait jusqu’au
bout
sauf évidem­ment devant les ora­toires pour te sign­er en bon chré­tien pour étanch­er ta soif et pour 
frac­tion­ner le pain de cassave
il y aura des soli­tudes et de l’ennui ça vrai­ment beau­coup et l’araire aigu­isé et les deux bœufs 
énormes qui rayeront sys­té­ma­tique­ment tes épaules en vom­is­sant leur langue – ils n’arrêteront pas
il y aura des muretins à enjam­ber en te cachant le regard pour ne jamais voir à tra­vers la forêt 
les ter­ri­fi­antes maisons illu­minées de l’intérieur gardées par d’immenses nègres osseux devenus 
tout à fait sordides
il y aura des mas­sacres et des pro­ces­sions pour s’en repen­tir en pro­je­tant des bannières 
vers le haut et en bal­ançant des encensoirs
par-dessus tout ton mal­heur il y aura la belle grande fille aînée du gou­verneur d’Esnambuc avec 
son par­ler de coulie
elle qui pour garder ser­rés dans son hamac brodé de motifs de coqs et de soleils couchants les 
amants des villes frotte pen­dant sa toi­lette d’après l’amour au creux du large delta d’entre ses 
seins lourds comme des sacs de café un quart de gousse de vanille – elle qui a l’attrait oh ça oui 
pour les pier­res et les métaux de gros carats que toi seul pau­vre bour­ri­cot aura la veu­lerie de 
pos­er sur ses cheveux et autour de son nom­bril 
jamais elle ne t’aimera pour rien au monde rien de rien
et tu n’y pour­ras rien
sache-le
et tu en seras par­faite­ment fou de rage

mais tou­jours je sais qu’il y aura ta main con­doléante dans la mienne
et aus­si pitié envers les grandes mendiances
et tou­jours il y aura avec toi le boum-boum fam­i­li­er du cœur des anciens défunts foudroyés à 
l’horizontale une fois deux fois trois fois et même réduits à l’état de squelettes sous les gravures 
des pier­res tombales
il y aura la mer bleue qui suçote en rêvas­sant le bout des vieux mem­bres rhu­ma­tiques de notre 
île
je te dis que l’adoration des frères et des amis sera mal­gré tout ta fortune
mais songe à les ador­er cor­recte­ment en retour – ni trop ni trop peu

main­tenant Arlet mon enfant chéri mon tré­sor mon prince
sou­viens-toi que la terre-per­due c’est la terre-aimée à jamais
et sou­viens-toi que cela ne fait rien
tout a déjà eu lieu et tout recommencera
tu y pens­es par­fois toi-même
le seul et unique salut réside dans cette foi-là
l’eau de la Grande Anse qui t’asperge ce lende­main de jour de fête est la même eau qui à la fin 
te reprendra

Présentation de l’auteur

Jules Masson Mourey

Jules Mas­son Mourey est né le 28 sep­tem­bre 1992 à Schœlch­er, en Martinique.

Doc­teur en archéolo­gie (spé­cial­iste des arts préhis­toriques de Méditer­ranée et d’Afrique) et jour­nal­iste sci­en­tifique, il partage actuelle­ment son temps entre Aix-en-Provence et Madrid.

Bibliographie 

Il pub­lie régulière­ment des textes dans des revues telles que Cat­a­stro­phes, L’Intranquille, Ver­so, L’Épître ou Lichen.

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