Rochelle Hurt – l’avant-garde poétique américaine

Par |2024-11-06T18:01:43+01:00 6 novembre 2024|Catégories : Essais & Chroniques, Rochelle Hurt|

Tra­duc­tion et présen­ta­tion par Alice-Cather­ine Carls

Rochelle Hurt fait par­tie de la nou­velle généra­tion des poètes améri­cains. Fémin­iste, elle l’est à fond, mais l’envergure de son verbe ne l’enferme pas dans cette iden­tité unique. Sa poésie est peu­plée de per­son­nages pris dans la chute libre de leurs sen­sa­tions qui font réson­ner le monde entier en elles. Révo­lu­tion­naire est un terme qui lui con­vient mieux, car elle trans­gresse les formes et les thèmes – vers libres, proésie, écri­t­ure en collaboration. 

Par­tant d’un événe­ment vécu et de sit­u­a­tions en apparence banales, elle décrit les sen­sa­tions par­fois extra-cor­porelles et par­fois sur­réelles ou sur­na­turelles par lesquelles les femmes touchent le monde et les êtres humains. Les émo­tions, les sen­ti­ments, puis les pen­sées et enfin la philoso­phie et l’esthétique de vie se téle­scopent au détour d’un mot ou d’une image sans toute­fois trac­er le par­cours souter­rain qui les relie aux sensations.

Le thème du lieu et la place qu’y tien­nent les êtres est très impor­tant pour Rochelle Hurt. Native de Youngstown dans l’Ohio, elle représente les États-Unis « de l’intérieur » trop sou­vent nég­ligés et pour­tant si féconds en grands poètes. Et elle fait hon­neur à cet État frap­pé par le marasme post-indus­triel des années 1990. 

Rochelle Hurt lit ses poèmes à Pag­ing Colum­bus : Get­ting Out of Dodge (mai 2014).

Son pre­mier vol­ume, The Rust­ed City (La ville rouil­lée), pub­lié en 2014, évoque le siè­cle métal­lurgique qui fit la richesse de l’Ohio. On y trou­ve déjà des thèmes qui for­ment la trame de son deux­ième vol­ume, In Which I Play the Run­away (Dans quoi je joue la fugueuse), pub­lié en 2016 : l’importance de l’enfance, seule con­ti­nu­ité d’une famille désac­cordée, les sen­sa­tions vécues par les per­son­nages, l’importance de la mère sac­ri­fiée. Ces drames se jouent sur la toile de fond du  voy­age sym­bol­ique auquel la poète nous con­vie à tra­vers les États-Unis, énonçant avec un humour sub­til des noms inusités de local­ités incon­nues des touristes qui révè­lent l’Amérique pro­fonde et vraie. Dans son troisième vol­ume, The J Girls (Les filles J), pub­lié en 2022, elle met en scène des ados vivant dans une petite ville de l’Ohio et dont les prénoms com­men­cent par un J, prénoms très pop­u­laires dans les années 1980. À par­tir de doc­u­men­taires filmés, jour­naux, et inter­views, les « filles J » se racon­tent en mono­logues poé­tiques qui pren­nent place sur scène, c’est-à-dire dans leurs lieux de vie. Son qua­trième vol­ume, Book of Non (Le livre de Non), pub­lié en 2024, se rap­proche de l’autobiographie. Écrivant en collaboration/symbiose avec la poète Car­ol Guess, Rochelle Hurt y con­stru­it son por­trait de Non-mère, sig­nifi­ant qu’elle n’est pas définie par un rôle féminin tra­di­tion­nel. La col­lab­o­ra­tion entre les deux poètes a servi à faire naitre un por­trait de femme autonome dans lequel bien des lec­tri­ces se recon­naitront. 

Lec­ture de poésie avec Rochelle Hurt.

Maitre de con­férences dans le pro­gramme du Mas­ter of Fine Arts à l’University of Cen­tral Flori­da, Rochelle Hurt a reçu plusieurs prix. Out­re ceux qui lui avaient été remis par plusieurs revues dans lesquelles elle pub­li­ait avant 2014, elle a reçu le Bar­row Street Poet­ry Prize en 2016 et le Blue Light Prize en 2022 pour ses deux pre­miers vol­umes. Car­ol Guess est pro­fesseure de lit­téra­ture à l’University of West­ern Wash­ing­ton et a plus vingt recueils de poésie et de prose à son act­if. Elle en a écrit plusieurs en col­lab­o­ra­tion. Comme Rochelle Hurt, elle base ses œuvres sur des événe­ments con­tem­po­rains et sur des doc­u­men­taires filmés. La source de son inspi­ra­tion est égale­ment ancrée dans la réal­ité : per­son­nes trans­gen­res, pandémie du Covid, sit­u­a­tion poli­tique, et faits divers lui ser­vent à révéler les strates et les fis­sures de la société améri­caine d’aujourd’hui.

Rochelle Hurt. In Which I Play the Run­away  (2016).

 

P. 3 — Poème dans lequel je joue la fugueuse

Ça pour­rait com­mencer par une fête avec des filles
éparpil­lées comme des pail­lettes, des filles qui
cherchent une mai­son où se cas­er, des filles
avec deux par­ents, des filles qui respirent
la joie de leur inutilité.

Ou une scène de chas­se : une mai­son de fermier
aux murs minces comme une robe maternelle,
vide depuis longtemps et qui m’enferme.

Je n’ai jamais voulu être chez moi en lui,
mais – sexe en tôles ondulées,
la cor­ro­sion. À elle seule, son odeur
était comme le retour de minuit
à la mai­son, à l’empoignade du père.

Ain­si j’étais pour toujours
fugi­tive, son indo­lent jouet.

Mais si vous le voulez, je vous dirai
l’histoire d’une femme désossée
par deux mains aux sil­lons crasseux,
sa bonne moelle ven­due à un couillon
pour une promesse en lame de rasoir.

Et com­bi­en elle a aimé ça, le péché,
ce nou­veau genre d’errance.

 

P. 36 — Poème dans lequel je joue la tricheuse

                                               Je pour­rais expliquer
que lorsqu’il touchait mon bras, un champ s’ouvrait
en moi et que je restais étour­die comme une biche
épou­sant la terre pour sa verdance.

Mais il faut com­pren­dre que tout avait com­mencé plus tôt –

Le soleil fut mon pre­mier amour d’enfant,
je fer­mais les yeux chaque après-midi
et me pres­sais dans sa chaleur semblable
à un corps, un poids bien­venu sur moi.
Sa lumière fendil­lait ma peau et je m’ouvrais
à l’infini rouge et à l’éclat sous mes paupières
pen­dant que le temps s’épaississait et que le sirop du plaisir
coulait dans la coupe de mon crâne.

Cela veut dire que je tombe amoureuse des surfaces –

Quand je touchais son bras, l’horizon clig­no­tait devant nous
et je savais que le ciel n’était que la pel­licule rayée
du ciel. Je fix­ais néan­moins son soleil, le désir durant
jusqu’à ce qu’une sorte de nuit tombe dans mon coeur.

P. 47 — Auto­por­trait à Entre, en Géorgie

À Entre, se trou­ve notre champ de paupières vides,
notre verg­er de mains à qua­tre doigts et de troncs
coupés et, notre mar­maille mal­adroite s’y accrochant,
rien encore de très
remar­quable. Nous ne sommes jamais
vingt-six à Entre – juste
à mi-chemin vers vingt-sept,
ou bien vingt-cinq et trois-quarts.

Les enfants d’Entre n’ont pas d’émotions
fortes. Ils veu­lent de ci. De ça. Ils manquent
de con­vic­tion. Mais on pour­rait dire, et leurs grand-mères
s’en assurent mutuelle­ment, qu’ils iront loin.

À Entre, nos bébés tour­nent en dormant
comme les aigu­illes d’une mon­tre, grappes d’orteils
frôlant les mon­tants en bois, cochant le berceau barreau
par barreau.

                        Ils refusent les espaces vides
et l’ordonnance des mem­bres impitoyables
et con­fort­a­bles deux à deux.

Après la mon­tée des pupilles cuiv­rées dans le jardin,
et avant que les lam­padaires verts de la rue
s’éteignent sous nos fenêtres,
les mères d’Entre rêvent.
Nous voulions
seule­ment attein­dre Ceci, en Géorgie,
ou Cela, qui est moins connu.
Sou­vent nous restons des jours entiers
dans la morosité de notre réveil.

P. 50 — L’héritage

                                                           Tu reviens
et décou­vres que la porte a atten­du ta clé,
            elle chante quand tu la cherch­es et cliquète
dans ta main comme des dents de lait mélangées.

Drapée dans le satin de ta mère, la cham­bre à couch­er est un cercueil
            illu­miné par des ampoules élec­triques, un entretien.

Le télé­phone ron­fle sur son support
et, sur­pris par ton attouche­ment, dit
ne con­fonds par cette mai­son avec la tienne.

Mais les voix de tes par­ents mitonnent
            dans une mijo­teuse sur le comp­toir de la cuisine.
                        Depuis com­bi­en de temps ?

                                               Comme ils doivent
            être ten­dres main­tenant, rien que des murmures,
                        se détachant de l’os.

N’ouvre surtout pas la porte de ton anci­enne cham­bre – cet
            univers ne te recon­naitra pas.

C’est ain­si que finit une mai­son : une vois vidée,
            les murs s’érodent sous la poussée du vent,
et tu restes là
à rap­pel­er tes sou­venirs comme un chien.

                                                                      

p. 57 — En semant Ohio

Con­finé à cette ville, l’amour jaunit.
Reste et regarde les murs peler
par leurs plafonds.

                                   Regarde par cette fenêtre :
                                   une mère s’étire et tire sur
                                   le toit, petite cou­ver­ture feignant la fuite.

Sa peau jaunâtre est une let­tre roussie
sauvée d’un feu.
                                   Der­rière elle,
            en robes du dimanche, deux filles se penchent,
            pliées à la taille, elles passent des heures à
            inspecter le tapis de couleur jaune curry –
                                   un objet per­du, un bou­ton tombé.

Leur chevelure noire est dev­enue fauve,
            couleur d’une quête trop longue,
            couleur de l’absence de couleur.
                                  Un tour­bil­lon minia­ture se donne le tournis
                                  et des­sine des huit à tra­vers la pièce.

Coques, les filles ondulent
et plon­gent, puis se redressent.

            Les murs pal­pi­tent, retenus par la mère
aux longs bras.

                                   En haut, un père murmure,
                                   je veux vivre, à jamais
                                   en train de sor­tir par la fenêtre.

Tu vois, tout arrive si facile­ment – 

 

 

p. 65 — Le fleuve Mia­mi en crue

Au-dessus du bar­man, la télé flotte comme un satel­lite et présente
la crue comme une de nos nom­breuses fins. Au cen­tre de la ville, le Miami

            se lève d’un lit affais­sé pour repos­er dans les bras grêlés de rouille
de sa ville. Nous con­sid­érons que les mythes provi­en­nent de coïncidences :

            com­bi­en de bébés naitront ce soir dans des con­di­tions héroïques
sur les sièges arrière de voitures flot­tant sur l’autoroute ? Ils porteront

            ces his­toires toute leur vie comme tout le monde –
non par le sou­venir mais par l’héritage racon­té. Et nous avalons

            con­scien­cieuse­ment les cir­con­stances comme notre des­tin. J’imagine
que tu es venu à ma mère comme un corps aérien vole – par saccades

            peureuses avant d’avoir appris à te tenir debout,
à sta­bilis­er tes poumons pen­dant que les rapi­des res­pi­ra­tions de la mort

            pom­paient en toi leurs gorgées de rhum – con­stante men­ace d’une vie
boulever­sée. Le chant des égouts entre dans le bar. Je peux entendre

             le fleuve mon­ter, dis-je, prenant le son de l’eau
pour le récip­i­ent dont elle s’échappe. Tu insistes que le mariage a été ma perte,

            et je ne te dis pas que ma mère cher­chait la joie
sous le bûch­er de sa vie d’après toi, sans jamais deviner

            de com­bi­en de façons un monde peut finir. Dans un poème
après l’autre, j’ai lais­sé les crues et les cyclones t’emporter.

            La vérité est que tu es par­ti sur tes deux pieds. Ou vous avez simplement
décidé de vous sépar­er. J’ai écrit jadis que ton père à toi s’était enfui

            de la mai­son dans une tem­pête de glace en faisant dérap­er sa Ford. Il
a cru une fois ou deux que le ciel tombait, d’après certains.

            Et le reste ? Il est mort d’un infarc­tus ou d’un cancer.
Et le désas­tre d’aujourd’hui ? Thalès pen­sait que l’eau avait don­né naissance 

 à l’univers, dis-je en philosophe ama­trice de crises –
et donc nos corps sont faits d’eau, jumeaux de leur orig­ine.

            Je ne peux m’empêcher de croire que tu es estampil­lé en moi,
et j’ai peur de ma mai­son — ses miroirs et sa dépen­dance. Nous quittons

            le bar pour marcher, mais trou­vons la face frac­turée du ciel
dans l’eau qui engorge la rue, — incroy­able illu­sion optique, mensonge

            com­plété par les débris qui tournoient et plongent
comme des oiseaux. Piètre excuse pour fuir –

            cette mytholo­gie famil­iale. Je me mouille les pieds,
ne voulant pas atten­dre que l’eau se retire.

p. 69 — Le sang en boucle

La ten­dance de ma fille à vol­er se for­ma en miroir de la mienne – un mar­queur géné­tique, comme 
l’arc du nez ou les men­tons à fos­sette. Enfant, je pre­nais tout ce qui me par­lait : la souris en peluche 
du chat, les tulipes du voisin, un cheveu sur la tête de mon frère. Bien qu’ayant refusé le sein de ma 
mère, des années plus tard je repous­sais la joue de ma sœur pour boire son lait – ce qui est donné 
gra­tu­ite­ment ne m’a jamais intéressée. Les gron­deries ne fai­saient que m’exciter et le butin grandit 
avec moi : vélos, autos, garçons. Vous pour­riez même dire que je volai ma fille à son père. Je glissai 
tout sim­ple­ment une main dans sa poche quand il regar­dait ailleurs et je fis tomber la promesse 
d’une fille dans une petite tasse. Une graine secrète.

Quand je la por­tais, elle m’épuisa et je sus que je lui avais donne mon gène du vol. Aucun monceau 
de nour­ri­t­ure n’était assez grand, aucune carafe d’eau assez haute, aucune nuit de sommeil 
sat­is­faisante. Dans le sang en boucle, sa faim dan­sait avec la mienne : plus je don­nais, plus elle 
voulait. Je maigris et jau­nis, seul mon ven­tre se gon­flait à par­tir de mes hanch­es comme une cloque. 
Pen­dant des mois, mon cœur affolé se con­trac­ta en sen­tant l’appel de sa soif. Par­fois je pouvais 
enten­dre un léger bruit de suc­cion au milieu de la nuit, puis un roucoule­ment sat­is­fait faisant écho
aux gril­lons dehors.

Je n’ai pas honte de vous dire que je suçais aus­si fort. Le jeûne mar­cha d’abord, mais la tentation 
gagna. Alors je trouai la boucle d’un coup de dent : après chaque repas, je me repo­sais pen­dant une 
heure, puis je courais toute la nuit dans le voisi­nage pour brûler la nour­ri­t­ure avant qu’elle ne puisse 
le faire. D’autre fois, je met­tais la main dans ma gorge et fai­sais tout remon­ter. Pen­dant le reste de 
ma grossesse, elle devint une petite bat­terie de réserve. Son énergie me rechargeait. Je voy­ais du 
magen­ta der­rière mes yeux.

Elle pesait moins de trois livres à la nais­sance – et elle s’était fait atten­dre. Ils la firent sor­tir par le 
siège et durent détach­er sa petite bouche de sang­sue d’entre mes jambes. Les deux poings pleins de 
pla­cen­ta. Par la suite, elle eut tou­jours les mains pleines de choses qui ne lui apparte­naient pas : mes 
boucles d’oreille rouges, des poignées de sac à l’église, des poupées au jardin de jeux. Pouvez-vous 
croire que je me sur­pre­nais à lui dire de les ren­dre ? Elle m’avait volé la joie de prendre.

Je décidai de me réin­ve­stir dans cette pas­sion, en com­mençant à la mai­son. Un jour où je cherchais 
des pièces de mon­naie dans sa cham­bre, je trou­vai ses dents de lait dans un étui à médicaments – 
qua­tre petites per­les sub­til­isées de ma boite à bijoux. Je les mis dans la paume de ma main et lorsque 
je me retour­nai pour par­tir, elle était à la porte avec la bague de fiançailles de ma mère qui n’avait
jamais été léguée. Nous étions là, figées dans une boucle de honte : fais ce que je fais – toutes deux 
rouges comme des gyrophares de police.

Rochelle Hurt, Entre­tien dif­fusé dans l’épisode 526 du pod­cast The Drunk­en Odyssey.

Rochelle Hurt. The J Girls. A Real­i­ty Show (2022).

p. 23
Intérieur. Église. Jour. Jen­nifer est assise sur un banc vide ; der­rière elle un vit­rail dépeint l’Annonciation.

Prière pour la tempérance

O ma suc­cu­lente muselière, mon ortie brûlante,
Mon plain­tif las­so, mon poing fermé,
ma selle la plus pro­fonde, mon étreinte la plus radiale,
mon omniprésente clô­ture élec­trique invisible,
ma cein­ture de sécu­rité sacrée, ma solen­nelle camisole de force,
ma chaine de salut, mon attelle d’âme en airain,
mon moulage de corps en plâtre, mon rigide sac à langue,
mon corset moral, mon tirant de botte renforcé,
mon Tup­per­ware étanche, mon joint sous vide,
mon gob­elet tip­py à l’épreuve du péché, ma boite à joie sous clé,
ma cel­lule de prière capi­ton­née, ma matrice permanente,
mon con­fes­sion­nal ver­rouil­lé – je rampe
dans l’espace humide de ta grâce, ten­dre mâchoire de lion
dans laque­lle je tres­saille et trem­ble, ton éter­nel hoquet.

Car­ol Guess & Rochelle Hurt. Book of Non (2023).

p. 31 — Non-excuses

Mon pre­mier pro­jet artis­tique à l’école fut un masque fait d’excuses humides. Je le mis sur ma figure 
et une fois dur­ci, je l’enlevai – un bol de désolée – et je sus à qui je ressemblais.

Quand ma sœur et moi allions pass­er les fêtes chez notre père, il n’avait jamais de jou­ets pour nous. 
Il met­tait un seau d’excuses entre lui et nous et par­tait. Nous avons con­stru­it des villes entières d’excuses.

Au lycée, je trim­bal­lais mes excus­es au fond de mon sac comme des Tic-Tacs, enviant les excuses 
des autres qui me sem­blaient si bien organ­isées. Comme Louise qui les rangeait au fond de son 
casi­er. Elle en sor­tait une d’une main manu­curée et c’était sa façon de dire qu’elle vous aimait bien. 
Une fois, je sur­pris Louise dans le ves­ti­aire avec ma poignée d’excuses ; paniquée, sans tam­pon, elle 
me dit, « va te faire foutre. »

Je me sou­viens qu’au bal de fin d’année je por­tais mes excus­es comme une robe fuse­au et que je 
lais­sais mon cav­a­lier les pel­er de mon corps une par une. Il avait l’air de s’ennuyer, mais il avait 
continué.

À l’université, j’appris à dis­tribuer mes excus­es plus prudem­ment. Mais, quand, saoulée d’Amaretto,
je déam­bu­lais la nuit et tombais sur des gens, je vapor­i­sais mes excus­es comme du spray au poivre
dans les yeux de ces étrangers.

La plu­part du temps main­tenant mes excus­es sont tran­quille­ment assis­es sur le canapé avec moi – 
des non-excus­es. Il se fait tard, dis-je, et elle me crochè­tent une chemise de nuit suff­isam­ment vaste 
pour m’y noyer.

 

p. 41 — La non-matière

Un trou noir ouvre une étoile comme un sac poubelle et répand sa vieille lumière à tra­vers l’espace.
Sur terre, les fleurs en plas­tique et les cig­a­rettes élec­tron­iques rem­plis­sent ma poubelle. Quelqu’un
trie ce rebut en piles – mange­able ou pas, portable ou pas, mas­culin, féminin, mari ou femme. Le 
lende­main, les ratons laveurs passent la journée à tout met­tre en vrac. Quelques-uns d’entre nous se 
retrou­vent ensem­ble, non-entités s’enfonçant dans la terre. Je vis dans un corps, ce qui veut dire que 
je vis dans un char­i­ot à déchets qui me con­duit chaque jour vers le non-être.

Mal­gré tout, les ordures se font. Quelqu’un sort des sacs noirs d’une poubelle en métal. Voici un 
cer­cle, voici un couteau. Il n’y a pas de poubelle pour la matière noire. Voici des sacs fendus au 
milieu, des cou­ver­cles de boite en plas­tique, et des préser­vat­ifs qui se déversent sur l’asphalte. Les 
ordures n’appartiennent à per­son­ne. Elles s’assemblent dans des coins de comédie, pailles en 
plas­tique, verre brisé, capu­chons de bouteilles et éponges moisies. Elles col­lent aux yeux comme les 
pail­lettes d’hi­er soir et tournoient en blocs mas­sifs dans la Mer des Sar­gasses. Elles vont vivre 
der­rière un mur qui nous per­met d’oublier et devient matière noire quand l’amnésie dame le pion à 
l’invisibilité.

Les ordures sont ce qui vient après. Elles sont pupilles de l’état de décom­po­si­tion, cette ultime 
forme de la matière. Nous les util­isons pour nous flat­ter jusqu’à l’arrivée, crachant du néon en cercle 
autour de nos corps, nous croy­ant meilleurs que ce que nous lais­sons der­rière nous.                     

Présentation de l’auteur

Rochelle Hurt

Rochelle Hurt est tit­u­laire d’une maîtrise en beaux-arts de l’UNC Wilm­ing­ton et d’un doc­tor­at de l’u­ni­ver­sité de Cincin­nati. Elle vit à Orlan­do et enseigne dans le cadre du pro­gramme de maîtrise en beaux-arts de l’u­ni­ver­sité de Floride centrale.

Bibliographie

Rochelle Hurt est l’au­teur de trois recueils de poésie : The J Girls : A Real­i­ty Show (Indi­ana Uni­ver­si­ty Press, 2022), qui a rem­porté le Blue Light Books Prize de l’In­di­ana Review ; In Which I Play the Run­away (Bar­row Street, 2016), lau­réat du Bar­row Street Prize, et The Rust­ed City : A Nov­el in Poems (White Pine, 2014), sélec­tion­né pour la Marie Alexan­der Series en poésie en prose, ain­si que Book of Non (Broad­stone Books, 2023), une col­lab­o­ra­tion avec Car­ol Guess.

Ses écrits ont été inclus dans Best New Poets et listés comme remar­quables dans Best Amer­i­can Essays. Elle a reçu le Greg Grum­mer Prize de Phoebe, le Richard Peter­son Poet­ry Prize de Crab Orchard Review, le Ruth Stone Prize de Hunger Moun­tain, le Rumi Prize d’Arts & Let­ters et le Poet­ry Inter­na­tion­al Prize. Ses poèmes et essais ont été pub­liés dans des revues telles que Poet­ry, Ninth Let­ter, The Geor­gia Review, Prairie Schooner et Iowa Review. Elle a reçu des bours­es du Ver­mont Stu­dio Cen­ter, du Jen­tel Artist Res­i­den­cy Pro­gram et de Yad­do. Elle est la rédac­trice en chef fon­da­trice du site de revue The Bind.

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Autres lec­tures

Rochelle Hurt – l’avant-garde poétique américaine

Tra­duc­tion et présen­ta­tion par Alice-Cather­ine Carls Rochelle Hurt fait par­tie de la nou­velle généra­tion des poètes améri­cains. Fémin­iste, elle l’est à fond, mais l’envergure de son verbe ne l’enferme pas dans cette identité […]

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Alice-Catherine Carls

For­mée en Sor­bonne aux let­tres et civil­i­sa­tions alle­mande et polon­aise, tit­u­laire d’un Doc­tor­at d’Histoire des Rela­tions Inter­na­tionales de Paris I, Alice-Cather­ine Carls est actuelle­ment Tom Elam Dis­tin­guished Pro­fes­sor of His­to­ry à l’Université de Ten­nessee à Mar­tin où elle enseigne depuis 1992 l’Histoire mon­di­ale, européenne, et con­tem­po­raine. Elle col­la­bore régulire­ment et/ou fait par­tie du comité de rédac­tion de plusieurs revues et est mem­bre du jury du Céna­cle européen de Poésie, Arts, et Let­tres. Elle partage ses activ­ités entre la recherche his­torique, les tra­duc­tions lit­téraires (du polon­ais et de l’anglais améri­cain en français et du polon­ais et du français en anglais améri­cain), et les arti­cles de cri­tique lit­téraire. Elle a été pub­liée en polon­ais, alle­mand, anglais, et français ; en Hon­grie, Pologne, Alle­magne, Suisse, France, Bel­gique, et aux Etats-Unis.

Ses livres com­por­tent une étude his­torique sur la Ville Libre de Dantzig en 1938–1939, et une his­toire de l’Europe au XXème siè­cle, Europe from War to War, 1914–1918 (Rout­ledge, 2018). Elle col­la­bore régulièr­ere­ment aux revues “World Lit­er­a­ture Today,” “Poésie Pre­mière,” “Le Jour­nal des Poètes,” et « Recours au Poème. » Elle a fait con­naître en français la poésie de nom­breux poètes améri­cains, amérin­di­ens, et polon­ais, dont Stu­art Dybek, Mar­ilou Awiak­ta, Charles Wright, et Ren Pow­ell. Elle a pub­lié plusieurs vol­umes de tra­duc­tions en français (Stephen D. Carls, Józef Wit­tlin, Joan­na Pol­laków­na, Anna Fra­jlich, Jan Kochanows­ki, et Alek­sander Wat), et a intro­duit aux Etats-Unis l’oeuvre de Claude Michel Cluny, Maria Maïlat, Hélène Dori­on, et Marc Alyn.

 

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