Jim Jar­mush, Per­ma­nent vacation.

Une fois le chant désen­chan­té, reste la chan­son. C’est, de Jim Jar­mush, Per­ma­nent vacation.

John Lurie au sax­o­phone alto casse entre ses lèvres des brindilles de bois dur, de chaque morceau claque une étin­celle. Son nom d’Ayler dans Man­hat­tan bom­bardé – clin d’œil intel­lectuel, et pourquoi non ?

The dance scene, Per­ma­nent vaca­tion de Jim Jarmusch.

 

Le jeune Aloy­s­ious Park­er vaque d’ici à ici d’un quarti­er de New York dévasté par l’économie. Parce que ces ruines à gas­pards ne sont plus un endroit où sociale­ment quelque chose a lieu, elles ressem­blent, du moins est-ce ain­si que je les vois, à une salle de ciné­ma, en ses fau­teuils de par­fois grand incon­fort l’esprit se diver­tit, aucun mys­tère ne s’y célèbre, on ne sac­ri­fie à aucun rite, rien n’appelle à la com­mu­nion, la tête phos­pho­res­cente se détourne de l’immonde reli­giosité des sociétés humaines.

Christo­pher Park­er dance on music of Earl Bostic, Per­ma­nent vaca­tion, Jim Jarmusch.

Per­ma­nent vaca­tion. Vacance est un nom de jeunesse, c’est un état de disponi­bil­ité si intense qu’il décourage l’invite. On la voudrait dur­er jusqu’à la nuit. Ce plus tard, dont on cherche la dis­pense, où vieil­lir sera ne plus cess­er d’habiter la vie réelle.

John Lurie joue du sax­o­phone, dans Per­ma­nent vaca­tion de Jim Jarmusch.

 

 

Quentin Taran­ti­no, Once Upon a Time… in Hollywood 

 

Dans Once Upon a Time… in Hol­ly­wood Quentin Taran­ti­no expose l’envers du décor de l’usine des Stu­dios à la fin des années soix­ante. Il doc­u­mente la réal­ité. On y voit ce que cha­cun plus ou moins sait, à savoir des rap­ports soci­aux qui sont des rap­ports de force d’appartenir aux rap­ports de classe, le tra­vail dif­fi­cile des acteurs (et de tous les pro­fes­sion­nels), l’humiliation dont ils sont l’objet surtout dès que le déclin s’annonce, humil­i­a­tion favorisée par leur faib­lesse morale et par leur médi­ocrité intel­lectuelle – tout cela exas­péré par le change­ment de pou­voir indus­triel déter­miné par l’avancée de la télévision.

Scène de fin, pre­mière par­tie, Once Upon a Time in Hol­ly­wood, Quentin Tarantino.

 

Comme nous sommes dans la réal­ité, la forme filmique a moins de grâce, le rythme ne va pas sans une irrégu­lar­ité caho­teuse, la lumière n’épargne la laideur ni les rides.

Seule­ment voilà, dans cet envers-là, l’assassinat de Sharon Tate n’existe pas…

Avec pour con­séquence de chang­er l’envers du décor ou la sup­posée réal­ité en fic­tion et, par vas­es com­mu­ni­cants, l’endroit du décor, là où l’œil sniffe les bor­ds du cadre de l’image ani­mée comme des lignes de coke, en réal­ité pure et dure – pour la rai­son que dans cette dimen­sion, au cours de la nuit du 8 au 9 août 1969, au 10050 Cielo Dri­ve de Los Ange­les, trois mem­bres de la famille Man­son mas­sacrèrent la femme enceinte de Roman Polan­s­ki et ses amis.

Brat Pitt meets Pussy­cat, Once Upon A Time in Hol­ly­wood, Quentin Tarantino.

 

Le pas­sage de l’envers à l’endroit se fait lors de la tuerie finale dans la vil­la de l’acteur Rick Dal­ton : le mou­ve­ment retrou­ve sa flu­id­ité, le mon­tage son inventivité.

D’où la con­clu­sion suiv­ante : la bar­barie est garante de la réal­ité des films.

Un sou­venir vient à l’esprit : dans les années cinquante, des cinéphiles appelés mac-mahoniens, du nom de la salle ayant leur préférence, défenseurs des œuvres de Losey, Lang, Pre­minger et Walsh, l’un d’eux, Michel Mourlet, con­tribuant par­fois à Défense de l’Occident, affir­mait que par esprit de cohérence l’amour du ciné­ma améri­cain con­duit à l’amour du sys­tème qui le pro­duit, parce qu’il est impens­able sans lui.

Bande annonce de Once Upon A Time in Hol­ly­wood, de Quentin Tarantino.

 

Un sou­venir en appelant un autre : dans le frag­ment réal­isé par R.W. Fass­binder pour le film col­lec­tif L’Allemagne en automne, réal­isé à la suite de la mort par sui­cide aidé en prison de Baad­er, Ensslin et Raspe, sa mère avec laque­lle il se dis­pute, lui con­fie qu’elle serait pour un pou­voir autori­taire… qui serait bon, aimable et juste.

Ajouter, enfin, cette sub­lime nuance : la réal­ité des films, qui influe sur la réal­ité du spec­ta­teur, est, elle, inspirée de Rosa Lux­em­bourg, Anar­chie ou barbarie.

Quentin, tu nous en racon­tes de belles !

Inter­view de Quentin Taran­ti­no, à pro­pos de Once Upon A Time in Hollywood.

Adieu Philip­pine de Jacques Rozier

Les films de la Nou­velle Vague eurent le tro­pisme du Sud. C’est bien étrange.

Les cinéastes de ce mou­ve­ment informel, qui n’avaient eu de mots assez durs con­tre le nihilisme mis en œuvre dans les pro­duc­tions du ciné­ma de qual­ité-française, furent fascinés par le crâne humain que sur la terre pro­jette le soleil en ce lieu géo­graphique. Leurs réc­its n’ont de cesse de quit­ter les rues brouil­lonnes du Nord pour rejoin­dre ou plutôt fuir lit­térale­ment vers les rives de la Méditer­ranée. Chemin faisant, au con­tact de la lux­u­ri­ance des couleurs, ils se roman­tisent — puis s’attristent, car le sud, c’est la mort. La sécher­esse, la pau­vreté, la brûlure. La lumière y a une odeur de soupe chaude sur le feu et le décor y éprou­ve la défaite de ses traits.

Jacques Rozi­er, qui prélu­da à la Nou­velle Vague, voy­age aus­si vers le Sud. Où il se sert de l’aspect modal des mélodies cors­es, de leur insis­tance sur un son, pour trou­bler l’inconscience de ses deux « Philip­pines » – lorsque l’on devine que le rouge monte à leur front, lorsque les demoi­selles com­pren­nent que ce qui appelle le jeune appelé du con­tin­gent, c’est la mort de l’autre côté de la mer, à ce moment-là, et le bateau s’en va, la flûte en roseau du Maghreb rem­place le chalumeau tail­lé dans le figu­ier du maquis.

Roubaix, une lumière 

Arnaud Desplechin filme le mal­heur comme un mys­tère religieux – dont la sig­ni­fi­ca­tion est imma­nente, c’est-à-dire exis­ten­tielle et sociale, rien moins que mystérieuse.

Il décom­pose en tableaux de pitié silen­cieuse les vis­ages – qui sont comme front à front avec nous, même de pro­fil, ils regar­dent à tra­vers nos peaux. Lenteur céré­monielle – lenteur de l’irrémédiable. Lumière d’un doré laineux – que les corps glacés ain­si sai­sis ignoreront jusqu’à la dernière sec­onde, ils ne sont pas de son duvet. Bien­veil­lance mater­nelle des voix, entre­coupée des éclats pater­nels du loup – mais il n’est plus de chap­er­on rouge ni de fable, la beauté ne peut rien, l’enfance est une trahi­son : sa prox­im­ité avec la nature en fait un con­cen­tré de faib­lesse, ce qui aide à com­pren­dre la révolte de l’homme mûr empoi­son­nant les eaux, pol­lu­ant l’air et le feu partout, où que se tour­nent les yeux.

Affiche du film Roubaix, une lumière.

La voiture de police les amène, le film s’achève. Les deux jeunes femmes, que Desplechin a livrées à un sen­ti­ment d’impuissance où prend fig­ure la folie meur­trière, n’ont plus que quelques min­utes à pass­er avec nous. Comme moi qui n’ai plus que quelques années à vivre. Aimeraient-elles les con­sacr­er à les regarder pass­er ? Mais est-il pos­si­ble de regarder pass­er le temps ?

Jacques Rozi­er, Adieu Philip­pine.

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Jacques Sicard

Né sur les rives de La Mer au Milieu des Ter­res. Pub­lié dans de nom­breuses revues élec­tron­iques ou papi­er (Les Cahiers du Ciné­ma, La Let­tre du Ciné­ma, La Bar­que, Con­tre-Attaque, Les Car­nets d’Eucharis, Place de La Sor­bonne, Les Cahiers de Tin­bad, Rehauts, The Black Her­ald, Le Nou­veau Recueil, etc.). En 2008, édi­tion d’un recueil chez Publie.net : Ciné­ma par­lé ; en 2013, aux Édi­tions de La Bar­que, Films en prose ; en 2014, aux Édi­tions Peigneurs de comètes, Nature morte au Ciné­ma ; en 2014, aux Édi­tions de la Bar­que, Abécé­daire ; 2016, chez De l’In­ci­dence Édi­teur, Notes Mono­chromes ; 2016, Sharunas Bar­tas ou Les Hautes Soli­tudes, ouvrage col­lec­tif coédité par De l’Incidence Édi­teur et le Cen­tre Pom­pi­dou ; 2017, aux Édi­tions Le Pli, La Géode et l’Éclipse.