Antonin Artaud, toujours ardoyant

 

Les plus pro­fonds enseigne­ments nous vien­nent sans doute des œuvres qui, adres­sant à notre enten­de­ment une mise-en-demeure rad­i­cale, se refusent à être édi­fi­antes. Une défail­lance, un refus, voire un effon­drement, ou la con­science d’un effon­drement col­lec­tif, sont alors la mesure, en précipices, de la plus haute exi­gence qui s’irise, comme en neiges éter­nelles, des hau­teurs de l’âme, et inter­dit la réduc­tion de l’écrit au rôle sub­al­terne d’ob­jet artistique.

« Nous ne sommes pas encore au monde », nous dit Antonin. Nous ne pen­sons pas encore dans une âme et un corps. Pire encore, nous pen­sons moins que nous ne pen­sions; une force, une lucid­ité ont été per­dues et toutes les éval­u­a­tions, sci­ences, reli­gions réduites à leurs écorces mortes, à leurs super­sti­tions, tra­vail­lent encore à ren­dre impos­si­ble l’ad­v­enue du ressac de cette pen­sée entre­vue par la brèche qu’An­tonin Artaud décrit dans L’Om­bil­ic des limbes et dans ses pre­mières let­tres à Jacques Rivière.

Ce que sa pen­sée ne peut faire, — c’est-à-dire réduire son lan­gage à l’éd­i­fi­ca­tion d’une forme lit­téraire con­v­enue — sera le principe de la puis­sance, d’une magie con­crète qui débute par la con­science de l’œu­vre-au-noir et dont le « théâtre alchim­ique » sera l’in­stru­ment de con­nais­sance, non en ter­mes sci­en­tifiques, mais rit­uels, selon l’or­dre abyssal d’un sacré orig­inel qui transparaît en feux noirs et feux de roue, selon la for­mule alchim­ique , à chaque ligne écrite.

Le livre que Françoise Bonardel vient de pub­li­er aux édi­tions Pierre-Guil­laume de Roux, Antonin Artaud ou la fidél­ité à l’in­fi­ni, se tient à la hau­teur de cette mise-en-demeure. Plus encore que de par­ler de la vie et de l’œu­vre d’An­tonin Artaud, ce qu’elle fait admirable­ment, Françoise Bonardel nous par­le de ce dont il est ques­tion dans cette vie et cette œuvre, « l’hon­neur vital » qui s’y trou­ve engagé, fidél­ité à l’in­fi­ni.

Au-delà d’une analyse stricte­ment uni­ver­si­taire qui pré­tendrait à une expli­ca­tion à par­tir d’analy­ses, l’au­teur s’en­gage, et c’est ce qui rend ce livre pas­sion­nant, dans une inter­pré­ta­tion, une her­méneu­tique ori­en­tée vers une impli­ca­tion dans l’œu­vre et dans la pen­sée agis­sante de l’œu­vre, échap­pant ain­si au dou­ble écueil du mimétisme et de la distanciation.

Le diag­nos­tic que fait Antonin Artaud est clair, sa cri­tique du monde mod­erne, rad­i­cale. L’Oc­ci­dent mod­erne s’est effon­dré: « Nous vivons des temps trag­iques et plus per­son­ne n’est à la hau­teur de la tragédie ». Nous avons cessé de penser et d’être. Un envoute­ment pénom­breux nous tient dans une abstrac­tion restreinte, fal­lac­i­euse et mor­tifère, nous avons per­du « la cul­ture cuiv­rée du soleil ». Seul, nous dit Antonin Artaud, « un homme en marche depuis tou­jours » peut dire la sapi­ence per­due. A tant dénier la mort, et la dimen­sion trag­ique qu’elle impose à chaque être et à chaque moment, l’Oc­ci­dent mod­erne a renié la Vie: « Réalis­er la supré­matie de la mort, n’équiv­aut pas à ne pas exercer la vie présente. C’est met­tre la vie présente à sa place, la faire chevauch­er divers plans à la fois, éprou­ver la sta­bil­ité des plans qui font du monde vivant une grande force en équilibre. » 

L’Oc­ci­dent mod­erne est apos­tasie, reniement de ses ressources européennes, triste régres­sion vers un état lar­vaire de docil­ité, « règne de l’On » comme dis­ait Hei­deg­ger, ou du « dernier des hommes » dont par­lait Niet­zsche. De Niet­zsche à Artaud, au demeu­rant, se tis­sent des affinités. « Quand le corps est blessé, écrit Artaud, c’est là qu’on trou­ve l’âme, l’Aigle et le Ser­pent ; totems pro­tecteurs dont nous recevrons, ou non, la force de tout per­dre ou de tout gag­n­er, — ce qui est peut-être la même chose.

Antonin Artaud dépos­sédé de tout, — à com­mencer par l’usage util­i­taire ou déco­ratif du lan­gage, — s’empare du « tout », tel­lurique et ouranien, car ce « rien » qui lui reste n’est autre que la langue rede­v­enue Soleil-Logos, puis­sance héli­aque, ful­gu­rance d’Apol­lon. On com­prend mieux l’in­térêt d’Ar­taud pour Apol­lo­nios de Thyane, Héli­o­ga­bale ou le néo­pla­ton­isme solaire de l’Em­pereur Julien par lesquels il songera, je cite, à « retrou­ver et ressus­citer les ves­tiges de l’an­tique cul­ture solaire ».

Bien au-delà de la sim­ple polémique anti­mod­erne, la guerre d’Ar­taud est ontologique: « Ne jamais dis­cuter, frap­per avec ma richesse, ça se taira ». Le dénue­ment total est la richesse absolue. Tout est dans l’acte d’être qu’il faut révéler par une suite d’épreuves, au sens vrai ini­ti­a­tiques. La con­science aiguë de l’Hors d’at­teinte de la pen­sée et de la défail­lance du lan­gage, la vision abrupte, fatale, de cet effon­drement cen­tral, seront ain­si le principe de la recon­quête, mot par mot, geste par geste, d’une intégrité et d’une pureté per­due par une civil­i­sa­tion d’in­di­vidus que plus rien ne relie à un ordre supérieur. Civil­i­sa­tion envoûtée de l’in­térieur par la représen­ta­tion qu’elle se fait d’elle-même et qui la con­damne à être tenue à dis­tance, déportée, exilée à l’in­térieur de l’ex­il lui-même, — là où la servi­tude volon­taire nous installe, dans ce « partout-nulle-part », dérac­iné, où plus rien ne sym­bol­ise avec rien.

Françoise Bonardel, dans ce livre magis­tral, nous rap­pelle à cette évi­dence: si Antonin Artaud n’est pas « homme de Let­tres », si sa vie est, en soi, une insur­rec­tion et un cri, son œuvre ne saurait se réduire à un « cri » et s’avère être celle d’un très-grand écrivain français. Etre « tou­jours ardoy­ant » dans le creuset philosphal où s’ani­ment l’Aigle et le Ser­pent, tel fut le des­sein gnos­tique d’An­tonin Artaud, qui renou­velle à cer­tains égard celui de Mau­rice Scève, en ses bla­sons et cosmogonies.

L’ou­vrage de Françoise Bonardel appro­fon­dit magis­trale­ment ce des­sein que l’on peut dire gnos­tique et alchim­ique, ce « voy­age vers Tula », qui est aus­si la mythique Thulée hyper­boréenne, — autrement dit, le voy­age vers ce qu’An­tonin Artaud, nomme la Vie, avec une majus­cule, Mer­curius alchim­ique. La Vie, pour Artaud, est mag­néti­sa­tion, éma­na­tion, iri­sa­tion des dieux « qui jouent aux qua­tre coins son­nant du ciel, aux qua­tre nœuds mag­né­tiques du ciel. »

Con­tre l’ab­strac­tion con­ceptuelle, Antonin Artaud ravive le spir­ituel con­cret dans la tra­di­tion de Paracelse, Böhme, Novalis, Hamann et Franz von Baad­er. La guerre est ouverte con­tre la pen­sée cal­cu­lante, restric­tive, pen­sée d’usure et de pénurie, cap­i­tal­isante et pro­fana­trice qui nous réduit à l’é­tat de spec­tre dans les « cav­ernes de l’être ». Pour Antonin Artaud, rien n’est plus con­cret que le suprasen­si­ble: « J’ai de l’e­sprit une idée matérielle bien que j’aie une philoso­phie anti-matéri­al­iste de la vie ». La magie est con­crète et d’une exac­ti­tude « cruelle ».

Se dépren­dre de ce qui dés­in­car­ne nos présences en représen­ta­tions, de ce qui dégrade nos « actes d’être » en con­cepts abstraits, de ce qui avilit la tra­di­tion (qui est trans­mis­sion ardente, trans­fu­sion) en cou­tumes bour­geois­es, c’est enfin, pour Antonin Artaud, retrou­ver, en même temps, l’in­ten­sité et l’ex­al­ta­tion, les lon­gi­tudes et les lat­i­tudes de l’âme et du monde, sans lesquelles les corps sont sans esprit et les esprits sans corps. La Thulée de l’âme est cette con­trée mur­mu­rante, ce « voy­age à tra­vers son pro­pre sang », comme l’écrit Françoise Bonardel, ce « Styx ruti­lant de tous les feux noc­turnes » qui « nous invite à entre­pren­dre dès ce monde-ci, l’ul­time nav­i­ga­tion vers et dans l’au-delà. »

L’œu­vre sera cette « lame d’ob­si­di­enne », éclat solaire porté à la jonc­tion des mon­des qui don­nera à Antonin Artaud le droit d’écrire: « Mais moi, je suis un être vrai, sans rien de phénomé­nal, et je me man­i­feste à tout instant, mort et vivant »

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