Gabriela Mis­tral, pseu­do­nyme de Lucila Godoy Alcaya­ga, est une fig­ure incon­tourn­able de la lit­téra­ture lati­no-améri­caine. Pre­mière femme lati­no-améri­caine à recevoir le Prix Nobel de Lit­téra­ture en 1945, elle incar­ne une voix unique qui a su tran­scen­der les fron­tières de son époque. Son œuvre, imprégnée d’un pro­fond human­isme, se dis­tingue par un engage­ment éthique et esthé­tique qui con­tin­ue de réson­ner aujourd’hui. Cet arti­cle explore com­ment Gabriela Mis­tral s’inscrit dans son époque, sa con­tri­bu­tion à la poésie lati­no-améri­caine, sa pos­ture fémin­iste, et les avancées qu’elle a apportées à la lit­téra­ture chilienne.a

Une poète dans une époque

Gabriela Mis­tral a évolué dans une péri­ode mar­quée par de pro­fonds boule­verse­ments soci­aux et poli­tiques en Amérique latine. La fin du XIXe et le début du XXe siè­cle voient l’émergence de mou­ve­ments révo­lu­tion­naires et de luttes pour l’émancipation des peu­ples indigènes, ain­si que des reven­di­ca­tions pour une meilleure jus­tice sociale dans des sociétés forte­ment iné­gal­i­taires. Des réformes agraires, sou­vent con­flictuelles, se met­tent en place dans plusieurs pays, tan­dis que des révo­lu­tions mar­quantes, comme celle du Mex­ique (1910–1920), redéfinis­sent les struc­tures de pou­voir. Par ailleurs, les femmes com­men­cent à revendi­quer leurs droits poli­tiques et soci­aux, dans un con­texte encore large­ment patriarcal.

Née en 1889 dans une région rurale du Chili, Gabriela Mis­tral s’ancre dans cette époque de trans­for­ma­tion en défen­dant des idéaux de jus­tice sociale et d’égalité. Enseignante de for­ma­tion, elle s’est engagée à pro­mou­voir l’éducation publique comme out­il d’émancipation.

Gabriela Mis­tral, Poème de l’en­fant, lu par Sylvia Bergé.

Sa poésie dia­logue avec les grandes ques­tions de son époque, telles que la con­di­tion des femmes, les iné­gal­ités sociales, et la recherche iden­ti­taire des peu­ples lati­no-améri­cains. Elle a écrit, par exem­ple : « Tout ce qui n’est pas écla­tant est mon bien­venu, et tout ce qui est hum­ble me fait mon­ter à genoux. » Cette phrase témoigne de son attache­ment aux marges et aux invisibles.

Sa par­tic­i­pa­tion à des insti­tu­tions inter­na­tionales comme la Société des Nations (ancêtre des Nations Unies) témoigne de sa dimen­sion uni­ver­sal­iste, tout en ancrant sa plume dans les réal­ités locales.

Une voix unique

La poésie de Gabriela Mis­tral se car­ac­térise par une pro­fonde sincérité et une musi­cal­ité à la fois douce et puis­sante. Elle s’in­scrit dans une tra­di­tion lati­no-améri­caine mar­quée par la richesse des thèmes et la diver­sité des styles, tout en dévelop­pant une voix sin­gulière. Ses recueils, tels que Des­o­lación (1922), Ter­nu­ra (1924) et Lagar (1954), explorent des thèmes var­iés : la mère, la nature, la spir­i­tu­al­ité, la soli­tude et la mort.

Mis­tral innove en intro­duisant une poésie ancrée dans une spir­i­tu­al­ité ouverte, où la douleur et l’espoir coex­is­tent. Dans « Bal­a­da », par exem­ple, elle écrit : « Je vais por­tant ma blessure / comme une fleur d’hiver. » Cette métaphore sai­sis­sante illus­tre son apti­tude à sub­limer la souf­france en art.

Le style de Mis­tral renou­velle le genre par une fusion des formes tra­di­tion­nelles et des élé­ments pop­u­laires, tout en explo­rant des métaphores puis­santes et uni­verselles. Ce mélange con­fère à sa poésie une pro­fondeur cul­turelle et une moder­nité styl­is­tique. En com­bi­nant des struc­tures métriques clas­siques avec des thèmes enrac­inés dans le folk­lore et les expéri­ences quo­ti­di­ennes, elle a élar­gi les hori­zons thé­ma­tiques de la poésie lati­no-améri­caine. Sa capac­ité à tran­scen­der les fron­tières du quo­ti­di­en grâce à des images sym­bol­iques et émo­tion­nelles uni­verselles dis­tingue son œuvre des con­ven­tions lit­téraires de son époque.

Gabriela Mis­tral, Enfant mex­i­cain, lu par Cécile Brune. Poème extrait du recueil D’amour et de déso­la­tion , traduit de l’espagnol par Claude Couf­fon (© ELA/La Dif­férence 1988)

La sin­gu­lar­ité de sa voix poé­tique réside égale­ment dans son équili­bre entre sim­plic­ité et com­plex­ité. Sa dic­tion, sou­vent empreinte d’oralité, rend son œuvre acces­si­ble, mais der­rière cette sim­plic­ité se cache une pro­fondeur méta­physique. Gabriela Mis­tral excelle à trans­former des expéri­ences per­son­nelles en des vérités uni­verselles. Par exem­ple, son explo­ration de la mater­nité ne se lim­ite pas à l’expérience biologique : elle devient une métaphore de l’amour, de la perte et de la résilience humaine.

Cette voix sin­gulière est aus­si mar­quée par son souci con­stant de reli­er l’intime et le col­lec­tif. « Mon chant n’est pas seule­ment pour moi : il est pour l’homme et pour la femme, pour le vil­lage et pour la mon­tagne », écrivait-elle. Ce posi­tion­nement fait de sa poésie un espace où les fron­tières entre le par­ti­c­uli­er et l’universel s’effacent, offrant une réso­nance pro­fonde et intemporelle.

Une voix pour les femmes

Gabriela Mis­tral n’était pas une fémin­iste au sens mil­i­tant du terme, mais son œuvre et sa vie incar­nent une pro­fonde reven­di­ca­tion pour l’égalité des sex­es et la dig­nité des femmes. Sa poésie place sou­vent les femmes au cen­tre, qu’il s’agisse de la mère sacrée, de la femme aimée ou de la fig­ure mar­gin­al­isée. Dans « Todas íbamos a ser reinas » (Nous devions toutes être reines), elle chante l’idéal de femmes unies et sou­veraines, reje­tant les rôles traditionnels.

En élar­gis­sant les rôles attribués aux femmes dans la société et la lit­téra­ture, Mis­tral a ouvert la voie à une nou­velle généra­tion d’écrivaines lati­no-améri­caines. Elle a égale­ment défendu l’importance de l’éducation pour les filles, affir­mant qu’elle était essen­tielle à leur autonomi­sa­tion. « Appren­dre, c’est le seul chemin pour devenir une femme com­plète », disait-elle.

Une voix visionnaire

Le style de Gabriela Mis­tral est mar­qué par une écri­t­ure à la fois intime et uni­verselle, alliant une dic­tion sim­ple à une méta­physique com­plexe. Sa poésie, sou­vent proche de l’oralité, exploite des images puisées dans la nature et les expéri­ences quo­ti­di­ennes. Cette approche, à la fois acces­si­ble et dense, con­traste avec les courants mod­ernistes dom­i­nants de son époque, qui priv­ilé­giaient une cer­taine herméticité.

Les courants mod­ernistes de l’époque, tels que le mod­ernisme his­pano-améri­cain, dom­iné par des fig­ures comme Rubén Darío, recher­chaient une esthé­tique raf­finée, sym­bol­iste et sou­vent her­mé­tique. Rubén Darío, par exem­ple, dans des œuvres comme Prosas pro­fanas (1896) ou Can­tos de vida y esper­an­za (1905), cul­ti­vait une poésie riche en allu­sions mythologiques et en métaphores com­plex­es, éloignée des réal­ités immé­di­ates. Ce mou­ve­ment priv­ilé­giait une éva­sion vers le sub­lime et le cos­mopolitisme, con­trastant forte­ment avec la poésie de Mis­tral, plus enrac­inée dans le quo­ti­di­en et les préoc­cu­pa­tions sociales.

Un autre exem­ple est José Asun­ción Sil­va, poète colom­bi­en dont l’œuvre, notam­ment Noc­turno et De sobreme­sa, est car­ac­térisée par un style intro­spec­tif et une quête de l’idéal, sou­vent inac­ces­si­ble au com­mun des lecteurs. Ces poètes mod­ernistes ont mar­qué leur époque par une recherche formelle et un cer­tain élitisme artis­tique qui met­taient par­fois la com­mu­ni­ca­tion émo­tion­nelle au sec­ond plan.

En oppo­si­tion, Gabriela Mis­tral s’est démar­quée par une poésie directe, tra­ver­sée par des émo­tions uni­verselles et des préoc­cu­pa­tions humaines con­crètes, étab­lis­sant ain­si un pont avec ses lecteurs.

Une voix à l’écho infini

Gabriela Mis­tral a redéfi­ni la lit­téra­ture chili­enne et lati­no-améri­caine en intro­duisant une per­spec­tive unique, mar­quée par une con­science aiguë de la con­di­tion humaine. Son engage­ment éthique et esthé­tique a non seule­ment enrichi le pat­ri­moine lit­téraire de son pays, mais a égale­ment con­tribué à inscrire la poésie lati­no-améri­caine sur la scène mondiale.

Aujourd’hui, son œuvre con­tin­ue d’être une source d’inspiration pour les écrivains et les penseurs qui cherchent à com­pren­dre et à trans­former le monde. En con­juguant tra­di­tion et inno­va­tion, Gabriela Mis­tral a su créer une poésie intem­porelle, au car­refour de l’intime et de l’universel.

Par­mi les voix féminines qui ont suivi ses traces, on peut citer la poétesse mex­i­caine Rosario Castel­lanos, qui a exploré des thé­ma­tiques liées à la con­di­tion fémi­nine et aux iden­tités indigènes, ou encore la Chili­enne Nicanor Par­ra, qui s’est imposée avec un style anti­con­formiste et engagé. La poésie con­tem­po­raine lati­no-améri­caine est égale­ment mar­quée par des fig­ures comme Gio­con­da Bel­li, poétesse nicaraguayenne célébrant le fémin­isme et l’érotisme, ou la Colom­bi­enne Piedad Bon­nett, dont les œuvres explorent des thé­ma­tiques exis­ten­tielles et sociales.

Toutes ces femmes, dans leur diver­sité, pro­lon­gent l’héritage de Gabriela Mis­tral en don­nant voix à des expéri­ences plurielles et en pour­suiv­ant le dia­logue entre l’individuel et le col­lec­tif dans la poésie latino-américaine.

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Carole Mesrobian

Car­ole Car­cil­lo Mes­ro­bian est poète, cri­tique lit­téraire, revuiste, per­formeuse, éditrice et réal­isatrice. Elle pub­lie en 2012 Foulées désul­toires aux Edi­tions du Cygne, puis, en 2013, A Con­tre murailles aux Edi­tions du Lit­téraire, où a paru, au mois de juin 2017, Le Sur­sis en con­séquence. En 2016, La Chou­croute alsa­ci­enne paraît aux Edi­tions L’âne qui butine, et Qomme ques­tions, de et à Jean-Jacques Tachd­jian par Van­i­na Pin­ter, Car­ole Car­ci­lo Mes­ro­bian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Flo­rence Laly, Chris­tine Tara­nov,  aux Edi­tions La chi­enne Edith. Elle est égale­ment l’au­teure d’Aper­ture du silence (2018) et Onto­genèse des bris (2019), chez PhB Edi­tions. Cette même année 2019 paraît A part l’élan, avec Jean-Jacques Tachd­jian, aux Edi­tions La Chi­enne, et Fem mal avec Wan­da Mihuleac, aux édi­tions Tran­signum ; en 2020 dans la col­lec­tion La Diag­o­nale de l’écrivain, Agence­ment du désert, paru chez Z4 édi­tions, et Octo­bre, un recueil écrit avec Alain Bris­si­aud paru chez PhB édi­tions. nihIL, est pub­lié chez Unic­ité en 2021, et De nihi­lo nihil en jan­vi­er 2022 chez tar­mac. A paraître aux édi­tions Unic­ité, L’Ourlet des murs, en mars 2022. Elle par­ticipe aux antholo­gies Dehors (2016,Editions Janus), Appa­raître (2018, Terre à ciel) De l’hu­main pour les migrants (2018, Edi­tions Jacques Fla­mand) Esprit d’ar­bre, (2018, Edi­tions pourquoi viens-tu si tard), Le Chant du cygne, (2020, Edi­tions du cygne), Le Courage des vivants (2020, Jacques André édi­teur), Antholo­gie Dire oui (2020, Terre à ciel), Voix de femmes, antholo­gie de poésie fémi­nine con­tem­po­raine, (2020, Pli­may). Par­al­lèle­ment parais­sent des textes inédits ain­si que des cri­tiques ou entre­tiens sur les sites Recours au Poème, Le Cap­i­tal des mots, Poe­siemuz­icetc., Le Lit­téraire, le Salon Lit­téraire, Décharge, Tex­ture, Sitaud­is, De l’art helvé­tique con­tem­po­rain, Libelle, L’Atelier de l’ag­neau, Décharge, Pas­sage d’en­cres, Test n°17, Créa­tures , For­mules, Cahi­er de la rue Ven­tu­ra, Libr-cri­tique, Sitaud­is, Créa­tures, Gare Mar­itime, Chroniques du ça et là, La vie man­i­feste, Fran­copo­lis, Poésie pre­mière, L’Intranquille., le Ven­tre et l’or­eille, Point con­tem­po­rain. Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Bris­si­aud, et des pré­faces de Mémoire vive des replis de Mar­i­lyne Bertonci­ni et de Femme con­serve de Bluma Finkel­stein. Auprès de Mar­i­lyne bertonci­ni elle co-dirige la revue de poésie en ligne Recours au poème depuis 2016. Elle est secré­taire générale des édi­tions Tran­signum, dirige les édi­tions Oxy­bia crées par régis Daubin, et est con­cep­trice, réal­isatrice et ani­ma­trice de l’émis­sion et pod­cast L’ire Du Dire dif­fusée sur radio Fréquence Paris Plurielle, 106.3 FM.