Vivante, frag­ment 48 : « Beauté / Ta voix sur le fil / Ton étreinte ten­dre / Bleutée de nuit / Les oiseaux ont tra­ver­sé l’océan / Pour t’entendre respir­er » ; au-delà du deuil de la mère dis­parue, de la mer avec ses oiseaux migra­teurs et son immen­sité, remède à l’amertume des épreuves de la vie jusque dans le courage du sac­ri­fice en offrande aux autres, cette voix sur un fil comme une fil­i­a­tion de mère en fille dont Clara Ysé déroule le canevas de l’écriture du roman à la poésie en pas­sant par la chan­son, faisant d’elle une roman­cière, une poète et une chanteuse majeure, sous ces trois pas­sages de flam­beau à éclair­er la nuit, qui a gardé la gestuelle d’une danseuse ori­en­tale, dans ses per­for­mances de con­certs, entourée de ses musi­ciens et impro­visa­teurs hors pairs, par­mi lesquels elle reste la chef d’orchestre, la prêtresse et la magi­ci­enne, si pro­téi­forme dans sa lib­erté qui se pro­file tant dans la musique de sa poésie que dans le silence de son style, énigme de la des­tinée, mys­tère de l’existence, entre élans éper­dus et perte de l’être cher, absence à remédi­er et présence à irradier, rois du dés­espoir à con­jur­er et reines sou­veraines à couron­ner, elle élève le chant intergénéra­tionnel à la hau­teur d’un hymne incan­ta­toire, par-delà les âges et les gen­res, comme la sig­na­ture de sa manière, émou­vante, de faire pass­er les mots-cica­tri­ces aux maux-blessures à soign­er, ceux por­teurs de cette fragilité, cette inten­sité, cette vital­ité qui témoigne, para­doxale­ment, de la force répara­trice de la créa­tiv­ité radieuse de Clara Ysé.

Clara Ysé, Le monde s’est dédou­blé, 2020.

Mise à feu, son pre­mier roman tient autant du con­te ini­ti­a­tique d’une Shéhérazade rusant avec la cru­auté pour trans­former l’essai d’une nuit en Mille et Une Nuits annon­ci­atri­ces d’un soleil levé sur notre human­ité réc­on­cil­iée, aube où la mise à nu des sen­ti­ments ne serait plus jamais une mise à mort, mais au con­traire une rémis­sion à la vie, au salut où l’eau et le feu décriraient la danse des deux élé­ments à con­juguer, pour étein­dre le feu de la dés­espérance et allumer ain­si la clarté de l’espérance, embrase­ment des lib­ertés con­quis­es, des ami­tiés tis­sées et autres alliances où les aven­tures de l’adolescence n’auraient rien à renier des sagess­es de l’âge adulte, puis­sance évo­ca­trice d’un réc­it où la ten­dresse de l’amour per­met la méta­mor­phose inespérée de la peine endeuil­lée en joie reprenant de la hau­teur de vue, telle que la con­teuse en pro­pose la vision splen­dide à l’ouverture de son épi­logue : « Alors je ferme les yeux, je sens la tristesse me mor­dre le cœur comme un fauve, puis, petit à petit, sous le sup­posé désas­tre ce que nous pre­nions pour une perte et qui pour­tant reste en nous, vif et intense, je retrou­ve la joie, avec ses couleurs nou­velles. Soudain je me rends compte que l’océan s’est gon­flé à nou­veau sans que je m’en aperçoive, que sa houle soulève mon cœur et que l’air change de tex­ture tan­dis que nous prenons de la hauteur. »

Clara Ysé — Douce — C à vous — 09/11/2023

Oceano Nox, nuit océanique, vir­gili­enne, ce véri­ta­ble disque-opéra dont les chants baro­ques lan­cent et relan­cent sans cesse ses vagues aus­si trag­iques et épiques que pas­sion­nées et vitales, jusque dans la référence au vers de l’Enéide : « et ruit Oceano Nox » ; « et la nuit s’élance de l’océan » que le poème hugolien dédié aux marins dis­parus et autres voyageurs intrépi­des a repris déjà à son compte pour mieux con­ter alors l’épopée des Tra­vailleurs de la Mer, métaphore noc­turne du com­bat des siè­cles pour qu’advienne l’image redé­ployée d’un Soleil à minu­it : ô joy­au flam­boy­ant d’une lumière nais­sant au cœur des pro­fondeurs des ténèbres, que la sub­lime chan­son L’Étoile aux miroite­ments en étoile­ments des dessins/desseins tracés aux voiles hissées par la main vigoureuse de l’auteur-compositrice-interprète sait com­bi­en le des­tin impose à la fois d’esquiver mais égale­ment d’encaisser les coups si la visée demeure de don­ner tort aux coups du sort, des­tinée d’un geste poé­tique presque mal­lar­méen où Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, « l’arène » fut-elle quit­tée par « la reine »…

Vivante, encore une fois, vibrante, la voix de Clara Ysé a su trou­ver aus­si l’écrin des vers libres de son recueil dont la moder­nité des images s’allie au clas­si­cisme de l’épure, sig­na­ture baroque dès lors encore, à tra­vers cet alliage secret qui donne des clés pour mieux saisir le mys­tère de la créa­tion de celle qui a su s’imposer, à tra­vers roman, chan­son, poème, grâce à la vigueur d’une quête d’écriture où les lois suprêmes de l’univers n’éludent pas le « courage des oiseaux » pour repren­dre la for­mule de Dominique A avec laque­lle l’artiste partage peut-être une même ambi­tion d’un lan­gage à la fois hum­ble et ample, sim­ple et pro­fond, sin­guli­er et uni­versel, dans un lyrisme à la pre­mière per­son­ne où l’intime du « je » rejoint, par-delà « orages » et « naufrages », la plu­ral­ité d’un « nous » où « l’amour », sans doute mater­nel, ici, trans­met, une nou­velle fois, la pos­si­bil­ité d’une « étoile » glis­sée dans la « bouche » même de celle qui juge, pèse, choisit cha­cun de ses mots : « Sous l’orage / Il y a notre amour / Noir comme la nuit qui nous oublie / Tu pos­es l’étoile dans ma bouche pour me nour­rir / J’entends l’oiseau et le naufrage / En même temps / L’oiseau et le naufrage / Et nous restons là / Tra­ver­sés par l’univers à grand fracas. »

Clara Ysé, L’E­toile

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Rémy Soual

Rémy Soual, enseignant de let­tres clas­siques et écrivain, ayant con­tribué dans des revues lit­téraires comme Souf­fles, Le Cap­i­tal des Mots, Kahel, Mange Monde, La Main Mil­lé­naire, ayant col­laboré avec des artistes plas­ti­ciens et rédigé des chroniques d’art pour Olé Mag­a­zine, à suiv­re sur son blog d’écri­t­ure : La rive des mots, www.larivedesmots.com Paru­tions : L’esquisse du geste suivi de Linéa­ments, 2013. La nuit sou­veraine, 2014. Par­cours, ouvrage col­lec­tif à la croisée d’artistes plas­ti­ciens, co-édité par l’as­so­ci­a­tion « Les oiseaux de pas­sage », 2017.