Daniel Kay, Le perroquet de Blaise Pascal

Par |2025-02-05T13:45:40+01:00 5 février 2025|Catégories : Critiques, Daniel Kay|

Vari­a­tions sur l’inachevé est le sous-titre de ce livre-poème tri­par­tite com­posé de cen­taines de frag­ments, d’une seule ligne, de plusieurs, de petits para­graphes, le tout diverse­ment inspiré, bar­i­olé, spon­tané­ment impro­visé. Sa visée, son pourquoi : une médi­ta­tion sans clô­ture sur l’étonnante puis­sance du peu, qui peut s’avérer éclair, mais sans pré­ten­tion total­isante, baig­nant dans sa légèreté, son intime mais frêle caresse des phénomènes qui sont et des mots qui sur­gis­sent pour les honorer. 

Et ceci sans aucun poids théorique (ce ‘fas­cisme’, PBP27), puisant plutôt dans les forces de l’instinct, de la mod­estie d’un non-savoir, d’une ouver­ture quant à la ques­tion des valeurs de l’art, écrit ou pic­tur­al, face à ce ‘par­fum de mys­tère’ flot­tant partout sur la terre (53).

Frag­ment, ébauche, esquisse, note de car­net, de cahi­er : acte et lieu d’un in-fini, d’un aller-dans-le-sens d’un sens, cet ‘aller [qui] me suf­fit’, écrivait Char, geste pour frôler cet inces­sant ‘papil­lon­nement’ (56–7) de tout ce qui est, qui à la fois résiste à nos nom­i­na­tions et les incite, inlass­able­ment aus­si. En voici quelques traces :

Daniel Kay, Le per­ro­quet de Blaise Pas­cal, Édi­tions des Instants, 2024, 128 pages, 15 euros.

* Ponce Pilate à l’occasion de présen­ta­tions pra­ti­quait bril­lam­ment l’art de la for­mule. 

* Il sem­ble y avoir un aspect inactuel dans la pra­tique du poète ou du penseur qui décide de faire une œuvre frag­men­taire. Inactuel ne veut pas dire nos­tal­gique, encore moins passéiste ou réac­tion­naire mais la ten­ta­tion de s’inscrire dans une tem­po­ral­ité, voire une his­toric­ité dif­férente, légère­ment décalée.

* Con­sid­ér­er le frag­ment comme un genre c’est du même coup man­quer le fragment.

* Princi­er chez les roman­tiques alle­mands, le frag­ment, chez les mod­ernes – Char mis à part – peut paraître moins recom­mand­able. Presque voy­ou. Mau­vais genre. Voir Scutenaire.

* L’encre du chemin. Par petites flaques.

* […] Le Titien en ses dernières années invente une sorte de tachisme fig­u­ratif inso­lite à la fois grandiose et ténébreux. Les dernières œuvres inachevées et retouchées avec les doigts sem­blent bien loin des com­po­si­tions cha­toy­antes aux teintes déli­cates, aux lignes par­faites qui ont fait la gloire de l’artiste. Une porte s’ouvre déjà sur la Ter­ri­bil­ità que dévelop­pera l’inquiétant et sub­lime Tin­toret.  (98–9/117)

‘Inachev­er’, verbe intran­si­tif, mais aus­si, déclare Daniel Kay, tran­si­tif, pous­sant à recon­naître l’infinissable, cet aspect de l’être qui sem­ble exiger qu’on demeure ‘dans l’Ouvert’ (24), dans le tao, le fleuve inar­rêtable de l’ontos où notre poïein peut choisir de nag­er, en savourant les infinies dif­férences de sa mêmeté, comme dirait Deguy, leur pul­lule­ment, ceci sans vouloir en dimin­uer la mur­mu­rante sym­phonie insai­siss­able par le biais d’une écri­t­ure orgueilleuse. Le livre de Kay, comme d’ailleurs ses Petits pans de Proust (2022) et Vies héroïques (2024), un foi­son­nant ensem­ble de touch­es, de ‘petits pans’, sans rien pos­séder, sans aucun sen­ti­ment d’une dom­i­na­tion, d’avoir réal­isé quelque chose de défini­tif, d’absolu. D’amicales étreintes plutôt, fuyantes, instinctuelles, sans aucune idée de parachève­ment. Le cœur ‘pri­mant sur l’esprit’, affichant ses ‘ten­dress­es’, souligne Kay dans Petits pans de Proust (68; 91), et par­fois son désir de jouer, d’inventer, l’histoire du per­ro­quet de Pas­cal en témoignant, pure fan­taisie, objet devenu objeu et objoie, dirait peut-être Ponge, fait d’aisance, de grâce, par­fois de friv­o­lité. Et chaque frag­ment une esquisse, un hum­ble peu devant cet ‘incom­men­su­rable’ (71) de notre demeure cos­mique, hum­ble mais jamais un rien, du néant. Tou­jours un remer­ciement, une grat­i­tude. Céré­moniels, solen­nels, souri­ants, joyeux. De petits signes ou mar­ques en-deçà de toute arro­gance sig­nifi­ante, stip­u­la­tive, de tout abstrac­t­if total­i­tarisme. Un livre-poème de petites lib­ertés. ‘Le marcheur  réin­vente con­stam­ment, écrit Kay, le souf­fle du paysage’ (41). Ce beau livre-poème, acte et lieu de mou­vance, de vari­a­tion, d’une ‘grande pas­sion se nourri[ssant] de l’inachevé’ (37).

L’inachevé, alors, ce peu sans insis­tance, sans lour­deur, ce ‘génie de la brièveté’, dit Jou­bert, que Kay cite (45); ce petit joy­au du dis­con­tinu, de l’éphémère, d’un inef­fa­ble. Et ‘pour tout ate­lier le chemin’, ce petit sen­tier qui tra­verse la vaste, four­mil­lante vie, lieu d’inattendus, de spon­tanéités, d’inhérences, où, si sou­vent, man­quent nomen­cla­ture et tax­ons, de sim­ples adjec­tifs préférés (110). Le frag­ment, l’ébauche, plutôt que d’offrir raison­nement, logique, per­met une présence suff­isante, comme dans les arbres d’Alexandre Hol­lan (38) ou les derniers por­traits esquis­sés de Léonar­do et Michelan­ge­lo (pas­sim), unis enfin par le biais de telles beautés splen­dide­ment impro­visées mal­gré leur par­cours con­flictuel. Loin de vis­er un art-pour‑l’art, cette tex­tu­al­ité repliée sur elle-même, l’inachevé salue l’instant pour, étreignant sa mor­tal­ité, lui offrant sa main, lui dire adieu… pour l’instant, quitte à redé­mar­rer, se rou­vrir à ce qui est, sans penser à aucune fin, à la ‘guil­lo­tine’ de quelque point final (28). Inachev­er, ce geste qui frôle une petite et fuyante ‘quin­tes­cence’, ajoute Daniel Kay dans Petits pans de Proust (60), tombant amoureux de sa sur­gis­sante, papil­lon­nante inter­face avec l’indicible essen­tiel au cœur de chaque chose, chaque moment, chaque aperçu ou sen­sa­tion. Vivant cette micropléni­tude ontologique qu’est, des­ti­nale­ment, tout peu, tout petit pan, toute ébauche, tout fragment.

Présentation de l’auteur

Daniel Kay

Daniel Kay est un poète français né à Mor­laix en 1959. 

Après des études sec­ondaires à Mor­laix, Daniel Kay est  agrégé de let­tres mod­ernes, dis­ci­pline qu’il enseigne.

Il a pub­lié des poèmes dans des revues et pub­lie plusieurs recueils. Il écrit égale­ment sur la pein­ture et peint lui-même.

Poèmes choi­sis

Autres lec­tures

Daniel Kay, Vies silencieuses

Les « vies silen­cieuses »du bre­ton Daniel Kay sont celles que don­nent à voir les plus grandes œuvres pic­turales. Vies silen­cieuses des hommes, des bêtes, des plantes, des fleurs… tous vis­ités par le pinceau du […]

Daniel Kay, Le perroquet de Blaise Pascal

Vari­a­tions sur l’inachevé est le sous-titre de ce livre-poème tri­par­tite com­posé de cen­taines de frag­ments, d’une seule ligne, de plusieurs, de petits para­graphes, le tout diverse­ment inspiré, bar­i­olé, spon­tané­ment impro­visé. Sa visée, son […]

image_pdfimage_print
mm

Michael Bishop

Né à Lon­dres, il passe son enfance à Man­ches­ter où il pré­pare une licence d’honneur à l’Université de Man­ches­ter avec un séjour à l’Université de Mont­pel­li­er. Démé­nage au Cana­da, fait une Maîtrise à l’université du Man­i­to­ba avec une thèse sur la psy­cholo­gie du comique chez Sten­dal. Après une année passée à New­cas­tle-on- Tyne, retour au Cana­da, devient lec­tur­er en lit­téra­ture mod­erne et con­tem­po­raine à Dal­housie Uni­ver­si­ty tout en pré­parant une thèse de doc­tor­at (‘L’univers imag­i­naire de Pierre Reverdy’, dir. Roger Car­di­nal, lect. ext. Mal­colm Bowie) de l’Université du Kent à Can­tor­béry. Cor­re­spon­dance et ren­con­tres avec de nom­breux poètes et artistes en France. Se remarie en 1982 avec la bril­lante woman for all sea­sons Colette Rose; famille recom­posée de qua­tre filles. Nom­mé McCul­loch Pro­fes­sor of French and Con­tem­po­rary Stud­ies. De nom­breux livres sur Deguy, Char, Prévert, Titus-Carmel, Du Bouchet, la poésie con­tem­po­raine et celle du 19e siè­cle, l’art français con­tem­po­rain, la poésie fémi­nine con­tem­po­raine; et des tra­duc­tions de nom­breux inédits de poètes contemporain.e.s; des recueils de poésie en anglais et en français. Dernières pub­li­ca­tions : Dystopie et poïein, agnose et recon­nais­sance (Brill); Earth and Mind : Dream­ing, Writ­ing, Being (Brill); La Grande Arbores­cence (NU(e), 81, sur Poe­si­bao); Vérités d’hiver (William Blake & Cie).

Sommaires

Aller en haut