XIII
       Chant de Debôrâh
                                   qui devine un bien meilleur, devient bien meilleur

 

                           Israël

 

2014                          

יְהוָה בְּצֵאתְךָ מִשֵּׂעִיר בְּצַעְדְּךָ מִשְּׂדֵה אֱדֹום אֶרֶץ רָעָשָׁה גַּם־שָׁמַיִם נָטָפוּ גַּם־עָבִים נָטְפוּ מָיִם
הָרִים נָזְלוּ מִפְּנֵי יְהוָה זֶה סִינַי מִפְּנֵי יְהוָה אֱלֹהֵי יִשְׂרָאֵל  *

 5, 4–5 שירת דבורה, שופטים

I

Il était une fois, dans les temps arriérés, des ani­maux hominidés : Le peu­ple élu d’amis, en errant, extrav­a­gant, perdit son élection.

Dès que l’un avait faim, il s’empiffrait de choco­lats, de cafards, de boas, de métaux, de cornes de tau­reau. Dès que l’autre, mâle, avait le sexe remuant, il le four­rait dans trente vach­es d’affilée, dans le cul d’éléphants, dans la bouche d’enfants ; femelle, s’empalait sur des pieux, des trompes d’éléphants, des bras d’enfants.

Tout le peu­ple d’amis, moins amis, était loin de son lieu, de son cen­tre et moyeu ; et sans lieu n’avait pas de loi pro­pre, sans son cen­tre fai­sait l’excentrique, sans moyeu per­dait tous ses moyens.

Plus aucun n’excellait dans sa voie où le vouait sa voca­tion qui lui ouvrait la voie, et les mul­ti­ples voies s’étaient fer­mées, et sans but tous erraient : affaib­lis, sans vigueur ni rigueur de la vie. Et plus aucun n’était meilleur que son prochain, mais cha­cun était pire. Et plus aucun n’agrandissait ses con­nais­sances, qui donc rapetis­saient, et avec elles ses puissances.

L’élu déçoit ? l’élu déchoit : De peu­ple élu qui a déçu qui l’a élu, il n’était plus : que déchu.

Quand on déchoit, on déchoit avec légion d’autres déchus qui vous enchaî­nent. Et le peu­ple d’amis, en errant, se fit soumis, vingt ans, à un peu­ple excen­trique – soumis en ceci à ’Îzèbèl.

’Îzèbèl vio­len­tée, asservie, dom­inée, per­ver­tie, blessée, trahie, vio­lée, salie, viciée, noir­cie, souil­lée, tarie, par des mâles – était amère, stérile. Sa vengeance aujourd’hui s’accouplait à son don mal acquis de voy­ance, qui lui ser­vait à asservir.

Or son peu­ple asservi sou­vi­vait dans la ville exten­sive nom­mée Thi­atiros, défor­mée par des cubes sta­tiques agités de l’extérieur – non agis­sants de l’intérieur – par des rouages machiniques.

Et cette ville Thi­atiros était peu­plée de deux mil­liards de fana­tiques – Nico­laïtes – qui avaient mas­sacré tout autre peu­ple de leur terre, qui con­quéraient avec la ruse, la séduc­tion et la vio­lence, les autres peu­ples de la terre.

Extrav­a­gants, sans chemin, excen­triques, sans cen­tre, ils suiv­aient l’errement d’’Îzèbèl – sub­jugués par elle, sous son joug à elle, car sans joug à soi, joug cen­tripète, seul joug poète des chemins menant cha­cun au même point.

Face au peu­ple soumis, le temps était venu pour le peu­ple d’amis. C’est pourquoi sur le mont ’Èphraïm, la Juge Debôrâh, qui som­meil­lait sous son palmi­er, jugea bon de s’éveiller et se lever. Elle elle est celle : qui répond à l’appel, à l’appel du tout autre, à rien d’autre qu’au tout, au tout autre que rien.

Si tout avait été pour le mieux, elle se serait éveil­lée et lev­ée pour le bien. Mais comme en ces temps som­bres, tout était pour le pire, elle se réveil­la et se leva pour le meilleur – le bien, on ver­rait ça après ; après, on ver­rait mieux le bien.

 

II

Debôrâh se hissa sur le Mont ’Èphraïm, sous son palmi­er où chaque jour elle rendait jus­tice, à qui l’avait per­due elle la lui rendait, et le Mont ’Èphraïm était cou­vert par les amis, dix mille amis, cou­vert par un mur­mure, plus aucune sur­face de silence ne restait.

Debôrâh se dres­sa, sa hau­teur aug­men­ta jusqu’au som­met de son palmi­er trois fois plus haut, débous­so­la les erra­tiques, et bous­so­la les sans-bous­sole qui cher­chaient le dou­ble sol : de terre, de ciel.

Debôrâh déclara : « Et main­tenant écoutez-moi, écoutez bien, pas mal, ni entre deux, je n’irai pas par les qua­tre chemins, hor­i­zon­taux, mais par un seul, le ver­ti­cal à la croisée. Et atten­dez de voir demain, vous n’en revien­drez pas, vous resterez dans ce demain promis ce jour.

Je vous dis ce qu’on dit, ce qu’on m’a dit de mieux, et ce qui est utile au dit du mieux pour qu’il devi­enne fait, vrai fait, et ce qui peut servir à ce mieux dire à devenir vrai faire.

Et je ne vois que ce qu’on voit, qu’on m’a fait voir de mieux, à vous de voir : ce que je vois de mieux – je ne veux pas être suiv­ie, ne suis pas ’Îzèbèl, ne suiv­ez surtout pas ’Îzèbèl, ’Îzèbèl asservit qui la suit, voyez ce que je vois de mieux, puis je m’en vais : voir ailleurs, voir l’ailleurs. »

Debôrâh se tenait sur le mont ’Èphraïm, et Debôrâh se tenait droite tout en haut, et sa hau­teur ne men­tait pas, par Debôrâh l’esprit souf­flait : des mots, qui tous chutaient, qui chu­chotaient dans les oreilles des amis, tous pressen­taient : une exis­tence pas encore ici, plutôt en germe ici, bien plus tôt, on était loin du là-bas las qui préjugeait : que les faits étaient vrais, que l’effet était vrai, cause.

Le feu de Debôrâh, lancé depuis là-haut, s’alluma jusque dans la plaine, alors la plaine, en flamme et joie, enflam­mée par la joie, trou­va son cœur dans son courage, et redevint un haut som­met, qu’elle avait oublié qu’elle était.

Debôrâh déclara : « Ils inter­dis­ent notre rêve en ricanant, lui inter­dis­ent de créer, et de naître à nou­veau, de renaître nou­veau comme nous sommes nés, comme un nous nouveau-né.

Nous devons pétri­fi­er leurs regards qui pétri­fient nos mou­ve­ments – nos mou­ve­ments, qui n’étant pas à l’unisson mais pro­duisant une har­monie de divers sons, créent un seul mou­ve­ment de grand bond – en avant – soutenu dans le temps, car fidèle à l’avant et la hau­teur d’où nous venons. »

Et par­mi les amis, Debôrâh appela : Bârâq, qui par­mi les amis se leva, alla vers Debôrâh, qui dit : « Toi, tu n’es pas en forme, et tous ici voient mal ta forme. Tu la retrouveras. »

Infor­mé par ces mots, Bârâq revig­oré lui dit : « Pour nous tous tu es tout le nou­veau, et je veux embrass­er le nou­veau, à nou­veau. » Et il embouche, bouche sa bouche, avec ver­tu et vir­tu­osité, l’une empêchant nulle­ment l’autre, mais l’une inspi­rant l’autre, et elle dit : « Nous ver­rons, nous fer­ons, le reste après. »

« Main­tenant trêve de paroles, actons le rêve des paroles qui trans­portent notre mieux. Les mots mul­ti­pliés, sans acte avec, démul­ti­plient les maux en acte. Ami Bârâq, réu­nis nos amis, dix mille amis, et va com­bat­tre l’ennemi, l’armée con­duite par Sîserâ’ aux ordres d’’Îzèbèl, et l’ennemi, je te le donnerai. »

« Mais Debôrâh ! dit Bârâq, cette armée pue et porte la mort ! ils sont légion ! deux mil­liards ! surar­més ! Nous nous sommes bien moin­dres, tout petits et à pieds, désar­més, et moi seul j’ai l’épée, minus­cule l’épée, si minus­cule, que j’ignore sou­vent où j’ai pu la ranger. »

Debôrâh déclara : « Si notre mort cat­a­strophique est assurée, il est et temps et néces­saire d’espérer, de sup­primer la mort, et d’exiger la vie nou­velle. » Et Bârâq : « Si tu viens avec moi, j’y vais ; sinon, non. » Et Debôrâh : « Je viens, et la gloire vien­dra – d’une femme. »

III

Quand le peu­ple sans arme avança, l’armée, armée, attaqua : avec épées, fourchettes, lances, roquettes, chars d’assaut, gaz chim­iques, biologiques, kamikazes chargés de grenades, avions de chas­se, forces navales, forces sous terre, deux mil­liers de mil­lions d’hominidés motorisés.

Le peu­ple à pieds, sans autre arme qu’une épée, espère, et exige la fin de la mort. Il recule d’un pas, organique, quand l’armée fait un pas, mécanique, en avant dans le vide.

Et l’épée de Bârâq, comme guidée d’ailleurs, mène la guerre à elle seule, Bârâq ne fait que la porter, et ne pas l’égarer, elle qui coupe les épées, les fourchettes, l’élan des lances, des roquettes, et assaille tout char, et aspire tout gaz, charge tout kamikaze, et chas­se les avions, et affaib­lit les forces.

Les deux mil­liards enne­mis furent tous détrônés de leur machine meur­trière, tous finirent à pieds, puis sans pieds, tous coupés par l’épée, puis sans jambes, coupées toutes par l’épée. Et deux mil­liards de troncs hurlaient à l’unisson les bras ten­dus vers le ciel vide – pour eux.

Seul le chef Sîserâ’, tombé, s’enfuit à pieds, il cou­rut paniqué, piqué en pro­fondeur par une peur, qui cou­rut elle aus­si, der­rière lui, mais plus vite que lui, et il cou­rut, le vide au cœur, et essouf­flé il se fit sourd à ses erreurs, lesquelles tues, non recon­nues, dégénérèrent en terreurs.

Sîserâ’ vit une tente, et c’était celle de Yaël, qua­tre bou­gies l’illuminaient, il avait soif et deman­da de l’eau à boire, plutôt que l’eau elle offrit mieux, du lait, elle éteignit une bougie et la lumière s’amoindrit, il but le lait, et deman­da à se cacher, Yaël offrit sa cou­ver­ture, le ras­sura en le cou­vrant : Tu ne crains rien. Elle éteignit une bougie et la lumière s’amoindrit.

Sîserâ’ dit à Yaël d’aller dehors devant la tente, et dire à qui le chercherait : qu’ici pas trace d’ennemi, Yaël alla, elle éteignit une bougie et la lumière s’amoindrit, pen­dant que lui endurait dur la longue attente, elle saisit un pieu fix­ant la tente, saisit sans mot un gros marteau, retour­na vers Sîserâ’ au corps caché, que l’angoisse glaciale seule trahis­sait, Yaël posa le pieu sur la tempe enne­mie, le marteau l’enfonça, brisa le crâne, elle éteignit une bougie, la lumière amoin­drie jusqu’ici s’abolit, et le Sîserâ’ crâne brisé s’agenouilla devant Yaël entre ses jambes, le crâne en sang mouil­lait de sang Yaël dressée entre les jambes, l’homme vain­cu et à genoux devant la femme bien debout – comme une mère pro­tec­trice dev­enue la meur­trière destruc­trice du guer­ri­er. Elle dit à son mort : « Tu te lav­eras les cheveux demain ; et moi, je ver­rai les chemins de vœux. »

Pen­dant ce temps, une mère attendait le retour de son fils, et regar­dait l’horizon vide : « Où est Sîserâ’ ? » Et les femmes de Sîserâ’ la ras­sur­aient : « Il doit être vain­queur, notre Sîserâ’, et il doit prof­iter du butin, avec ses hommes, et des femmes faites putains. »

Et Bârâq arri­va devant la tente de Yaël, essouf­flé, souf­fle coupé devant après les deux batailles, et la bataille de l’épée et la bataille de Yaël, et Yaël lui livra le meneur enne­mi, comme avant son épée la légion ennemie.

Au loin, on enten­dit ’Îzèbèl qui hurla, se tua et se tut.

IV

Debôrâh se dres­sa, somptueuse de blanc, sur­plom­bant : ses amis, et sa voix héroïque : les rendaient héroïques, et les cyniques, et les sans-cœur, les sans-courage, et les tristes fig­ures, soit mou­rurent, soit sourirent, revécurent. Par­mi les enne­mis, ceux des troncs qui écoutent la voix de Debôrâh se relèvent, rejoignent les amis.

Près d’ici, l’antilope à ressort s’élança à cent vingt kilo­mètres à l’heure, Debôrâh déclara :

« Écoutez main­tenant ce que moi main­tenant j’écoutai : Ici et main­tenant, nous sup­p­ri­mons la mort, nous aug­men­tons la vie, avec la mort domp­tée tous nos obsta­cles sont lev­és, sont des chances, vers notre vie accrue. Ici et main­tenant, dans le cœur de la nuit, les enne­mis dor­ment sous terre, nous nous veil­lons, restons lev­és sur terre.

Nous ne nous con­tentons pas : du réal­isé, du fait faux, factuel, fac­tice, fac­ti­ciel. Nous nous sommes con­tents : de l’irréalisé, à réalis­er, de l’acte de réalis­er, qui recom­mence avec cha­cun, et cha­cun sait que la réal­ité attend d’être réalisée. »

Près d’ici, l’antilope à ressort fit le bond de cinq mètres de haut, Debôrâh déclara :

« Je vous donne mon chiffre – afin que vous déchiffriez : Mon chiffre baisse pour que monte le Nou­veau, et le niveau – de flu­id­ité. Plus mon chiffre est petit, plus la matière est flu­ide. Soyons petits pour que le monde coule.

Nous voulons mod­i­fi­er la matière du monde. Jouons avec le temps, et avec la chaleur. Dans le présent des lende­mains, nous voyons main­tenant notre mieux pas encore vis­i­ble, et nous sommes ardents, jaloux de notre mieux, dans nos mains la matière s’écoule.

Lais­sons le temps à la matière la plus dure de couler. Comme l’eau, les mon­tagnes s’écoulent, mais lente­ment. Accélérons le temps, par la chaleur ! Par la chaleur de l’espérance, sa patience, tout s’amollit et se mod­èle ! Les mon­tagnes ruis­sè­lent, se dépla­cent, devant notre espérance !

Le monde est comme en verre. Notre espérance le réchauffe, jusqu’à incan­des­cence, son temps d’écoulement de long se fait instant, nous l’informons, de notre mieux nous lui don­nons la forme : de notre mieux. »

Près d’ici, l’antilope à ressort fit le bond de vingt mètres de long, Debôrâh déclara :

« Nous libérons ci-main­tenant ce qui avant n’avait pas pu devenir soi ! libérons main­tenant l’opprimé ! libérons main­tenant l’avenir opprimé, pris­on­nier du passé, auquel seul le présent donne à chaque moment l’occasion de sur­gir ! faisons fleurir, et fruc­ti­fi­er ce qui germine !

Les épées se trans­muent en char­rues, les fourchettes en fourchettes, les lances en fau­cilles, les roquettes en roquette, les chars d’assaut en véhicules col­lec­tifs, les gaz en par­fums, les kamikazes mor­tifères en humains viv­ifères, les machines de guerre en machins pro­lé­taires, sans mot, qui redonnent le mot aux anciens pro­lé­taires, abo­lis aujourd’hui, devenus comme tous maîtres neufs.

Qui devine ce qui vient, devient ; qui devine le mieux, devient meilleur ; qui devine un bien meilleur, devient bien meilleur. Le repos d’aujourd’hui – l’histoire en sus­pen­sion, inter­rup­tion, par irrup­tion d’éternité – est la source du monde à venir. »

Et une fois le Nou­veau né, Debôrâh se retire et retire son chiffre, retourne à son palmier.

AUX SIMPLES D’ESPRIT



*        Toi, Cen­tre unique !

           Quand tu es sor­ti de Toi-même, quand tu t’es avancé de Toi-même… vers nous à la périphérie :

           La terre a trem­blé, et le ciel est tombé : en eau, et les nuages sont tombés : en eau.

           Devant le Cen­tre unique les mon­tagnes ont coulé : en eau, ruis­selé, et ce Sinaï même a coulé, devant le Cen­tre unique.

 

         Chant de Debôrâh, Juges V, 4–5

 

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Brice Bonfanti

​Brice Bon­fan­ti, œuvri­er. Né Frigau en 1978, Avi­gnon. Sept ans con­ser­va­teur des man­u­scrits de Stend­hal à Greno­ble. Depuis l’an 2000 à Milan, écrit en pre­mier lieu l’un après l’autre des Chants d’utopie, et les dit en pub­lic. Un chapitre par Chant est audi­ble sur son site : www.bricebonfanti.com. Les Chants d’utopie sont pub­liés aux édi­tions Sens & Ton­ka, par cycles de neuf Chants.

Col­la­bore aux revues Nunc, Phoenix, L’Intranquille, Sar­razine, Recours au poème, La Revue des Archers…