Dès le début tes livres furent beaux. On te dit de poche : le pren­dre au sens pra­tique, pour ce plaisir de garder par dev­ers soi un vol­ume de vers, et marcher jusqu’à un ren­dez-vous, — par­fois avec soi-même —, courir unir les bat­te­ments d’une lec­ture et d’une retrou­vaille, une ren­con­tre, un lieu, une lumière. Com­bi­en de tes vol­umes ai-je ain­si promenés ! Vers ce jardin au bout d’une galerie d’art, sus­pendu au dessus des échappe­ments (Paris ne cir­cu­lait pas encore à vélo), en remon­tant les rues de Cler­mont sur les traces éblouies de la R16 de Trintig­nant, ou encore dans le dédale de murs pan­sus qui mène au cloître goth­ique de Bay­onne. Là, sim­ple­ment s’asseoir et, avant de lire, sen­tir tes pages, savour­er leur exact gram­mage et la sou­p­lesse pro­tec­trice de ta cou­ver­ture (à la dif­férence d’une col­lec­tion con­cur­rente, pourvue de textes aus­si remar­quables mais qui avait fait l’erreur d’un papi­er trop fort et d’un indompt­able brochage). Dès le départ, tu as été con­fort­able, ton papi­er a mieux vieil­li que bien d’autres poches, il s’est juste par­chem­iné mais a gardé comme une douceur, une finesse et, dis­ons-le, une noblesse.

Certes, tu as eu ta mau­vaise péri­ode, vers 1981, un papi­er acide et une colle à brocher cas­sante qui au bout de trois ans réduit un livre en un port­fo­lio bistre et rugueux. Mais on ne jette pas, peut-être à cause du vis­age : qui aurait cœur d’envoyer au con­teneur Reverdy avec sa clope au bec, ou la fri­mousse scru­ta­trice d’Ungaretti ? Une fois restau­rés avec une reli­ure plas­tique, ta gueule cassée m’a paru encore plus belle.

Tes yeux nous font signe, nous invi­tent en toute can­deur à feuil­leter, à lire, à repos­er, à rumin­er. Ah, com­bi­en de soirées où, naturelle­ment, tu t’es invitée ! Tiens, celle-ci : un ami grand lecteur de Blondin et de Del­teil me déclarait son aver­sion pour Rilke ; et de pren­dre les poèmes français, ton 121ème. La légèreté de ce fin vol­ume orné d’un por­trait à la plume presque évanes­cent sur fond vert d’eau tint-elle un rôle dans sa décou­verte de ces vers trans­par­ents comme le dernier Hölder­lin ? Je me sou­viens qu’il fut touché, blessé même, — aujourd’hui on se con­tenterait d’être « ému ». Com­ment dire, loin des dos dorés de cer­taine pho­to offi­cielle, ces regards rouges, bleus, verts, sépia, veil­lent à la manière d’une hum­ble élite. Par­courir des ray­on­nages est grâce à toi une prom­e­nade le long de la vie des poètes, égrainant les cheveux noirs, les cheveux gris et la blanche toi­son : Guille­vic depuis Ter­raqué jusqu’à l’Art poé­tique… Ou les sveltes Travaux d’approche du jeune Butor (1972) jusqu’à la pléthorique Antholo­gie nomade de l’auteur aux deux mille opus.

Tes dos ont bla­son­né toutes les bonnes bib­lio­thèques, des chenues jusqu’aux deux planch­es d’une cham­bre d’étudiant, semant des regards entre les titres crevassées et pâlis ! Réu­nie ou dis­per­sée, quand je te vois quelque part, je me sens en com­pag­nie. D’un lecteur? mieux : un taste-mots, un rêveur, un arpen­teur musi­cal. Il suf­fit d’en remar­quer cinq, douze, et ils sont tous là, les Cinq cents et quelques, un pan­théon au grand air. Car d’annexe de la nrf, te voici vaste et dis­parate académie, ouverte aux douze vents.

Ironie de l’histoire : si Warhol laisse une trace durable, ce sera grâce à toi et non l’inverse. Heureuse union du design, des beaux-arts et d’ampleur spir­ituelle. De la même manière que la col­lec­tion blanche, dev­enue un mon­u­ment lit­téraire, tu n’as même pas le choix de chang­er d’aspect comme les maisons côtières qui ser­vent d’amers. On t’aime aus­si car ton style est daté : un rap­port à l’image cadrée qui coïn­cidait à une cer­taine forme de sen­si­bil­ité au texte. Datée donc, datée d’un temps pas si loin­tain où les poètes intéres­saient le grand pub­lic, où Char était respec­té comme héros à défaut d’être par­faite­ment com­pris, où des gens sim­ples célébraient avec une douceur presque domes­tique les yeux d’Elsa ou la Citadelle de la douleur.

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