Lorsque Christophe Lamiot m’a pro­posé ce pro­jet, j’ai accep­té avec ent­hou­si­asme. Je con­nais­sais l’an­tholo­gie de Jerome Rothen­berg pour en avoir déjà traduit quelques textes, parus en 1997 aux édi­tions Textuel, et je mesurais bien l’en­ver­gure d’une tra­duc­tion inté­grale, qui exige que l’on se plonge dans les croy­ances, les tra­di­tions et la liturgie d’une ving­taine de cul­tures dif­férentes. Un peu comme si une Chi­noise devait se famil­iaris­er avec les usages des vingt-huit états mem­bres de l’U­nion européenne… Il est évi­dent qu’en trois mois je n’ai pu qu’érafler la sur­face des choses, mais l’ex­péri­ence a néan­moins été fab­uleuse en ce qu’elle m’a ouvert des per­spec­tives sur un vaste ensem­ble cul­turel que nous autres Européens n’avons que trop piét­iné avant de le dédaign­er. A mon regret éternel.

Je souhaite aux lecteurs de ce livre autant de plaisir que j’ai eu à le traduire.

 

Tra­duc­tion de l’an­tholo­gie Rothen­berg.

Beau­coup d’en­tre eux sont très longs ou typographique­ment com­pliqués, mais voici quelques beaux exem­ples sans dif­fi­culté particulière :

 

CE QUE LA REPONDANTE A DIT A FRANZ BOAS EN 1920

Kere­san

il y a longtemps sa mère
dut chanter cette chan­son et ainsi
elle devait moudre à ce rythme
du maïs le peu­ple aus­si a un chant
il est très bon
je ne le dirai pas

 

L’ARTISTE

Aztèque

L’artiste : dis­ci­ple, abon­dant, mul­ti­ple, inquiet.
L’artiste véri­ta­ble : capa­ble, act­if, habile ;
main­tient le dia­logue avec son cœur, va à la ren­con­tre des choses avec son esprit.
L’artiste véri­ta­ble : retire tout de son cœur,
tra­vaille avec enchante­ment, fab­rique les choses avec calme, avec sagacité,
tra­vaille comme un Toltèque véri­ta­ble, com­pose ses objets, tra­vaille avec dex­térité, invente ;
dis­pose les matéri­aux, les décore, fait en sorte qu’ils s’ajustent.

L’artiste charogne : tra­vaille au hasard, se moque du peuple,
rend les choses opaques, effleure la sur­face du vis­age des choses,
tra­vaille sans soin, escroque le peu­ple, est un voleur.

(Ver­sion anglaise de Denise Levertov)

 

 

IL ME FAUT DONC DIRE LA VERITE
(de Torlino)

Nava­jo

J’ai honte devant la terre :
J’ai honte devant les cieux :
J’ai honte devant l’aurore :
J’ai honte devant le crépuscule :
J’ai honte devant le ciel bleu :
J’ai honte devant l’obscurité :
J’ai honte devant le soleil.
J’ai honte devant ce qui debout en moi par­le avec moi.
Cer­taines de ces choses me regar­dent sans cesse.
Je ne suis jamais hors de vue.
Il me faut donc dire la vérité.
Je serre ma parole con­tre mon cœur.

 

CHANT ESQUIMAU

fjord au printemps

J’étais sor­ti en kayak
j’était en mer avec lui
je pagayais
très douce­ment dans le fjord Ammassivik
il y avait de la glace dans l’eau
et sur l’eau un pétrel
tour­nait la tête d’un côté puis de l’autre
ne m’a pas vu pagayer
Soudain plus rien que sa queue
puis plus rien
Il plongeait mais pas à cause de moi :
tête énorme sur l’eau
grand phoque poilu
tête géante aux yeux géants, moustache
toute luisante et qui dégouttait
et le phoque a nagé douce­ment vers moi
pourquoi ne l’ai-je pas harponné ?
avais-je pitié de lui ?
était-ce la journée, la journée de print­emps, le phoque
qui s’amusait au soleil
tout comme moi ?

 

COMMENT ON LUI ARRACHA LES DENTS

Paiute

Autre­fois le con des femmes avait des dents.
C’était dur alors d’être un homme
de regarder ta squaw s’accroupir pour manger
d’entendre cra­quer les petits os de lapin.
Quand la baise a été inven­tée elle est morte aus­sitôt avec l’inventeur.
Quand ta femme te dis­ait qu’elle avait envie de te mor­dre ça ne te fai­sait pas rire.
Peut-être que tu filais te bat­tre avec Numu­zo­ho le Cannibale.

C’est Coy­ote qui a tout arrangé.
C’est lui qui a réglé leur compte à ces femelles dentues !
Un jour il a pris avec lui le pilon de basalte de Numuzoho
pour couch­er avec une véri­ta­ble mégère
Et boum boum crac crac aïe aïe 
Toute la nuit :
« Je suis heureuse, mon mari, » dit-elle
Et la suite on la connaît.
               C’est en son hon­neur que nous por­tons nos col­liers de dents.

 

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