ll faut apprivoiser le poème, le lire, le relire, faire une pause, le reprendre, le relire peut-être à voix haute, s’arrêter. Le même poème n’est jamais le même, comme le lecteur emporté.e par son propre cheminement. Un livre de poèmes ne se livre pas, mais attend patiemment d’être délivré de sa gangue, telle une pépite enfouie au cœur des pages. Ainsi en est-il de ces « rivières » qui coulent et s’écoulent dans la pensée de Bernard Fournier. Que sont-elles ? Qui sont-elles ? Selon le titre de l’opuscule, elles sont à « lire » (sentiment global découpé en parcelles : « en barque, traversée inaugurale, galets, rivières »), après avoir capté ou généré des « parfums » (expérience plus spécifique). Le double titre mentionne qu’un de ces ensembles « précède » l’autre, laissant le lecteur dubitatif. Y a‑t-il un ordre/désordre de lecture ou de création? De la rivière à la mer, commence-t-on à lire l’onde ou l’écume ?
Notre regard libre se promène sur les mots, puis se laisse envahir au gré de ses rêveries. Il glisse sur de douces allitérations tout en fluidité : « effluves du fleuve (p.10), fleurs de fleuve » (p., 26), sur mes rêves, sur mes rives » (p.78) qui s’immergent dans ce flux de mots. Elles s’entrechoquent parfois en « eaux tumultueuses,/têtues,tueuses » ou jouent en toute discrétion du « lot et lit » ou du « sable des saisons ». Le lecteur s’abandonne aux « friselis », heurte les galets, porté par une gabare jusqu’à se découvrir un « corps qui se fait barque » (36).
La beauté déployée d’une rivière révèle-t-elle autre chose qu’elle-même? Ici la rivière est une femme avec un « sourire » dont les rives sont « des lèvres ». Son corps s’allonge, ses jambes sont luisantes, son ventre resplendit. Elle bruit, respire, se gonfle ou « parle à la mer ». Cette femme s’incarne à trois reprises en une discrète Ophélie ou en celle « qui dépose » ou « lâche une fleur de papier ». Elle devient même « sage comme un enfant ». Or cette eau métamorphique se transforme aussi en écho, en souhait, en mémoire enfin selon l’errance d’un imaginaire aquatique. Cependant la rivière ne saurait exister sans la mer qu’elle va rejoindre. Une mer « ogre et vorace qui engloutit tous les fleuves » ou un océan qui avale les rivières « sans les connaître ». Il advient néanmoins qu’un dialogue insolite s’instaure entre ces puissances liquides : ainsi la rivière «dit tout à la mer » ou les fleuves « croient à la mer ».
Le Je du poète s’offre volontiers une place symbolique privilégiée : « je suis le nautonier des monstres », mais il se définit plutôt comme réaliste : « j’ai vu cette main, je maintiens le cap, je regarde et j’ai peur, j’entends le passeur, je rêve d’une barque ». Il hale en quelque sorte le lecteur vers le « je » éblouissant du « je tremble, moi aussi de la beauté du monde ». Le poète, celui qui a « soif de tous les mots du monde » se découvre alors face à ce monde-là : « j’ai appris l’univers », émergeant d’une barque du soleil. Rivières, eaux et fleuve lui sont des eaux de jouvence, une façon d’oublier l’eau létale du Léthé. Au terme de l’ouvrage, Bernard Fournier invite, avec la même sensuelle douceur, à oublier « les frontières » et à retrouver la vallée dont la pierre et le soleil sont protégés des vents et des haines.
Certes ma lecture poétique reste aussi inachevée et incertaine que l’est – par essence – le moindre poème. Elle s’autorise même un avenir de lecture où d’autres tendances transparaîtront. Au demeurant, le recueil le suggère sans en avoir l’air : la fleur est « un espoir ».
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