Goéland poésie n°3 automne 2024

La revue Goéland éditée à Bordeaux par les éditions Nouvelles Traces, consacre son troisième numéro de 150 pages à Kenneth White, le père de la géopoétique, décédé en août 2023. Il s'agit d'un hommage de la part de celles et ceux qui l'ont connu, apprécié, qui ont été inspiré par lui.

Chacun des rédacteurs et rédactrices se souvient bien de l'instant de la rencontre avec celui qui à jamais marquera leur vie. Iels s'accordent toutes et tous pour décrire un auteur passionné, passeur pédagogue d'une grande intelligence, d'un caractère bien trempé d'Ecossais devenu Breton.

Mais sa vision de la géopoétique n'a rien d'un nationalisme ni même d'un régionalisme. Il s'agit pour lui d'approfondir la pensée de Hölderlin pour mieux habiter poétiquement la terre non pas autour du triptyque "Le moi, le mot, le monde" mais plutôt exclusivement orienter la pensée vers une poésie sur le monde. "Landscape / mindscape / wordscape" intitulait-il un de ses ouvrages. Ressentir les lieux, la puissance d'un paysage, selon le pouvoir des règnes minéral et organique.

Mais la encore, aucun message politicien, encore d'écologie politique. Le poétique considéré comme un dynamique de la pensée. Le géographique pour mieux s'arrimer à notre planète.

Kenneth White exprimait régulièrement ses points de vue dans divers colloques et conférences. S'y mêlaient géologie, philosophie, géographie, biologie, ethnologie, économie, etc. dans des débats au bouillonnement intellectuel très riche. Lui qui dénonçait "une civilisation dénuée de culture" s'efforçait à partager la sienne enrichie de multiples lectures.

Kenneth White n'est plus, mais sa pensée ne s'efface pas, elle se poursuit et s'approfondit au sein de l'Institut international de géopoétique présidé désormais par Régis Poulet.




Dissonances n°47 hiver 2024

Après l'orage, tel est le thème central de cette revue animée par Jean-Christophe Belleveaux, Jean-Marc Flapp et Côme Fredaigue. Les belles photos de Cédric Merland apportent le sombre puissant à ces pages souvent dénonçant les travers du monde actuel et l'explosion qui pourrait s'ensuivre.

Une telle thématique est forcément source de poésie et cette revue en multiplie les formes en une dissonance de formes agréables entre proses, poèmes (courts ou longs), calligraphies, et photographies bien sûr.

Beaucoup des auteurs de ce numéro s'interrogent comme Mathieu Le Morvan : "quelle couleur aura le monde après l'orage ?"

Dans le "Tic Tac Tic Tac Tic Tac" qui rapproche de la mort,  Joseph Lantier essaye de "tenir l'équilibre autant que possible. Tenir" Philippe Malone lui, voit "Au fond des gorges / un minerai de cri". Thibault Marthouret fait le décompte de ce qui restera "si on se fait la guerre" et pour lui "seuls les œufs durs résisteront" à la chute. Dans le même ordre d'idée, Laurence Fritsch liste les conséquences de la guerre 14-18 "Après les orages d'acier".

"Après l'orage, le temps n'existe plus. Il tourne en boucle, plonge, replonge, toujours dans la même eau qui n'en finit pas de cracher rouge." (Élise Feltgen)

La solution trouvée par Benoit Toccacieli est de "Baisser les yeux. S'effacer. Inexister. Mais ça suffit rarement à éviter l'orage."

DISSONANCES #47 APRÈS L’ORAGE, octobre 2024, 64 pages, 8 euros.

Christine Guichou imagine dans sa "rêverie post-apocalyptique" que "tout est devenu forêt depuis". Le mythe du déluge est également très présent. Anne-Marie Jorge Pralong-Valour voit que "La mousson dégueule des jarres joufflues / Alignées en  nurses-soldats". Idem chez Marion Maignan :"il avait plu, pendant des jours et des jours. jours-gris jours-plats jours-crasse jours-froids, jours bouffis, demi-jours, nuits-jours."

Mais l'orage peut également être intérieur  "ce matin / j'avale une tornade par la bouche / et ma gorge habite / des cargaisons entières de cris"  (Rachel Boyer)

A noter également dans cette revue, la rubrique distinctions - nos auteur.e.s ont aimé, avec pour chacun.e des auteurices au sommaire : un livre, un film, un disque pour mieux cerner ces personnalités

Corinne Le Lepvrier, poète finistérienne, répond à un questionnaire en vingt-quatre points et nous livre sa définition de la poésie : “où la parole est déséquilibrée, une sincère nécessaire déclaration.”

Dissonances est une revue dense et riche qui offre un panorama intéressant sur ce que peut être la poésie actuelle.




Contre-Allées n°49, automne 2024

Amandine Marembert et Romain Fustier sont poètes, ils sont aussi éditeurs à Montluçon de la revue Contre-Allées. Ils œuvrent inlassablement depuis 1998 à faire découvrir la poésie et les poètes contemporains.

Le numéro 49 de cette revue honore plus particulièrement Christiane Veschambre, poète qui ne cesse de s'interroger sur l'acte d'écrire. "on disait : / écrire sauve / là où on n'écrit pas / on était perdu / condamné / / mais écrire ne sert (à) rien / de rien n'est le serviteur / (l'instrument) / / ne se met pas à votre écoute / est toujours là / où on n'écrit pas"

Valérie Linder a illustré la première page en interprétant avec sensibilité les mots de Christiane Veschambre.

Mais cette revue ouvre également ses pages à des auteurs reconnus car ayant publié chez des éditeurs exigeants tels Isabelle Sauvage, Les Lieux-Dits, Tarabuste, Le Castor Astral, etc. Elle interroge aussi des poètes avec cette question existentielle unique : La poésie vous aide-t-elle à vivre ? Dans ce numéro c'est Henri Droguet et Nimrod qui s'y attellent...

Contre-Allées permet également de découvrir des éditeurs de poésie contemporaine. Dans ce numéro, Pierre Manuel présente ses éditions Méridianes de Montpellier. Il est bon de donner de la visibilité à ces éditeurs qui œuvrent dans la discrétion et la modestie pour diffuser les auteurices de poésie loin du cirque médiatique des best-sellers.

 

La poésie est vivante, elle se renouvelle, elle est moderne. Les revues sont une source de belles découvertes pour qui aiment les mots. Loin des autoroutes du livre que sont les grandes surfaces, venez arpenter les contre-allées et petits chemins qui mènent à la poésie.

 




Jacques Merceron, L’Écart des six ifs & autres fatrasies, Ombreuses fratries

La fatrasie est un genre poétique daté, né au moyen-âge et disparu au XVI°, dans lequel le sens cède sa prééminence au son, avec notamment des répétitions de syllabes et des accumulations de phrases aux sonorités étranges qui peuvent dissimuler des critiques, moqueries ou pamphlets. Genre d’autant plus virtuose qu’il est encadré par une forme fixe :  nombre de vers avec six premiers de cinq pieds et les cinq derniers de sept, souvent construite sur deux rimes, selon une disposition stricte. Ceci donna une poésie souvent amphigourique, à la fois drôle, même franchement burlesque, apparemment sans queue ni tête ou en tout cas difficilement intelligible.

Depuis la fin du XX° siècle le genre s’est trouvé réinvesti, plus dans l’esprit que dans sa forme précise, par un certain nombre de poètes chanteurs, ou auteurs de « comptines » et autres « fatrasies », souvent pour enfants, entendez textes poétiques un peu loufoques, sans trop de sens ni de forme canonique. On pourrait peut-être d’ailleurs y rattacher aussi les « Chantefables » et « Chantefleurs » de Desnos ? Recueils posthumes parus bien longtemps avant que le terme fatrasie se trouve réinvesti par nos contemporains dont la plus connue est sans doute Brigitte Fontaine, artiste inclassable que l’on ne présente pas, qui, à propos de son dernier recueil de poésies intitulé « Fatrasie » proclame fièrement « les expliqueurs et les expliqueuses de textes devraient tous être passés par les armes ».

Jacques Merceron, lui, en plus de poète (nombreuses revues et ici même sur « Recours au poème »), est un érudit : universitaire, docteur en littérature, mythologue et médiéviste, auteur de plusieurs monographies savantes sur le Moyen Âge, la mythologie, les traditions et savoirs populaires (contes, légendes, médecine magique), un Dictionnaire des saints imaginaires et facétieux (Seuil, 2002), un Florilège de l’humour et de l’imaginaire des noms de lieux en France (Seuil, 2006)… auteur également de nombreux articles et  études pointus publiés dans des revues spécialisées, notamment dans la « Nouvelle mythologie comparée ».

Jacques Merceron, Ecart des six ifs et autres fatrasies, éditions Douro, coll. bleu turquin, Chaumont, 2023, 86 p. – 16,00 €.

Ces précisions ne sont pas inutiles pour éclairer l’imaginaire et l’univers poétique de Jacques Merceron car, au diable le CV de l’œnologue ou du vigneron si le divin breuvage nous apporte l’ivresse et ici le tanin est si particulier que le tasteur est amené à se poser la question : Ces objets d’études ont-ils déteint sur sa vie ou sont-ce ses goûts, déjà « facétieux », qui l’ont amené à cette profession de « savant » ?

Toujours est-il que pour écrire cette poésie-là il faut avoir un grand Fin amor des mots et de la langue, mais pas que…  tous les poètes ont de ces amours-là, celui de la langue, des mots (du sens et des sonorités) mais ici c’est un amour à la fois frivole et réfléchi, fou et posé, irrespectueux et révérencieux, passionné et sensé, bricolé et professionnel,… ; amour reposant  sur une sérieuse érudition (au sens de solide) doublée d’un goût pour le facétieux, le burlesque, et autre « mot que rit », l’humour populaire, l’éclat de rire rabelaisien, la farce (telle celle de « Mètre patte lin » dirait J Merceron ! ) et l’on pourrait multiplier les adjectifs : insolent, irrespectueux, coquin, malin, espiègle (Jean passe et dé meilleurs) ; toutes ces qualités (ou des faux ?), sont servies par une connaissance fine de la langue : répertoire argotique ancien, inactuel ou récent, expressions et proverbes populaires désuets ou actuels, histoire de la langue et des jeux de langue d’avant-hier à aujourd’hui : menteries, contes et légendes, comptines, refrains, proverbes et dictons, folklore du Moyen-âge, sorcellerie et médecine de rebouteux, langues de métiers et vocabulaires anciens et/ou professionnel (menuiserie, cavalerie, marine…). L’auteur butine à tous les dictionnaires, tous les répertoires et registres pour élaborer un miel poétique des plus originaux, surprenant, incongru ou alterne non sens, absurde, humour et lyrisme (p 43), babelisme assumé (p33, 35), hommages ciblés (Boris Vian p 45, 47, Valéry ou Villon), saynètes granguignolesques à base d’amis-mots, rire rabelaisien voire délicieusement grivois (Oh ! nanisme oh ! /« Trombone aboyeur en gorge profonde »)

Jacques Manceron est un alchimiste de la langue, un saltimbanque de la phrase, un jongleur du vocabulaire, bref : au jeu des mots, un As ! Sous le grand chapiteau bruyant du cirque des Amimots ce serait un Monsieur loyal dompteur et régisseur qui manie à merveille tous les registres et procédés poétiques de langue : assonances et allitérations (le gris grain de nos jours / et vers le vin de vigueur) comme des jeux de mot (homophonie, calembour, contrepèterie, pastiche de proverbes et dictons, trompe-oreille et virelangue,…)

Sous le sourire complice, le rire, in fine le jeu gratuit, mais pas toujours, affleure, ça et là, « les mots scions » comme p44 « À la toute fin des fins pour jouer encore / mon destin à la roulette je reviendrai lancer/mes dés sous les sabots de mes voyelles/et consonnes cavalières espérant secrètement/leur échappée belle pour une dernière/pirouette sur le remblai des étoiles. » ; ou encore la « raie flexion » ironique, mi-figue mi-raisin, que forme cette magistrale définition de la poésie (p40), où sur une page « à découper suivant les pointillés - l’auteur nous livre - un petit pense-bête à l’usage de ceux et celles qui réclament toujours une définition de la poésie.  Elle est  …  et suit une liste de 76 qualificatifs les plus variés et inattendus, à mémoriser en toute simplicité, à réciter en solo duo ou trio au choix »… Avis aux diseurs, lecteurs, performeurs et Chœurs parlés : voilà une pièce de choix à ajouter à votre répertoire !

Cette moqueuse définition de l’indéfinissable ne rejoint-elle pas, sur le fond, mais par l’humour, la lapidaire sentence guerrière de Brigitte Fontaine citée plus haut ?

Cri tique fête le plus saint serre ment et sans brosse à relire !

Celles et ceux qui n’auront pas été étourdi par la virtuosité tournoyante du grand « écart des six ifs et autres fatrasies » pourront suivre l’aventure langagière avec « Ombreuses fratries » (Encres vives, n°547) où, de cavalcades en escalades, Jacques Merceron vous fera « Descendre en rappel/jusqu’au tréfond des mots/Nobles ou infâmes […] ou bien remonter/En varappe risquant/Chaque pointe de pied/Dans l’échancrure friable des mots/Dans leurs frêles crevasses/Dans leur éclat sans pareil/Ou dans leur glaucité/ /Au risque de lâcher prise.

Une mise en garde toutefois : impossible de « faire rendre gorge aux mots… une lettre et c’est tout un monde qui bascule… à nous faire perdre l’esprit sain » Les mots auront toujours le dernier mot : Gare à la vire tue oh cité !

Présentation de l’auteur

Jacques Merceron

Né à Paris en 1949. Fut professeur de littérature médiévale aux USA (Bloomington, IN). Habite à présent à Montpellier. A publié livres et études sur le Moyen Âge, la mythologie, les traditions et savoirs populaires (contes, légendes, médecine magique…), un Dictionnaire des saints imaginaires et facétieux (Seuil, 2002), un Florilège de l’humour et de l’imaginaire des noms de lieux en France (Seuil, 2006). Par goût, en poésie, aime et pratique le grand écart, du « merveilleux » au « facétieux ». Aime par-dessus tout Nerval, tout Nerval, et les poètes rémouleurs du rêve. Leiris et Michaux aussi, en tant qu’équarisseurs du langage, Rabelais, les films de Tati, Jacques, la musique humoristico-rosicrucienne de Satie, Erik… Poèmes récents en revues papier (Décharge, Nouveaux Délits, Arpa, Verso, Diérèse, Motsà Maux, La Nouvelle Cigale Uzégeoise (haïkus) ; Éphémérides feuilles détachées. Une anthologie, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? (haïkus) et en revues en ligne (Recours au poème, Le Capital des Mots, Lichen, Le Jeudi des Mots). Recueil récent : Par le rire de la mouche (haïkus), avec des dessins de Jacques Cauda, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? (janv. 2022).

Autres lectures




Afrique, une écopoésie active ! Entretien avec Samy Manga

Samy Manga, poète, musicien et performeur né en 1980 dans la forêt équatoriale camerounaise, est une voix majeure de la poésie africaine contemporaine. Fondateur du mouvement des Écopoètes du Cameroun, il construit une œuvre multidisciplinaire où se croisent poésie, sculpture et musique, profondément attentive à la biodiversité, aux héritages coloniaux et aux enjeux sociaux. Son parcours autodidacte et son engagement artistique illustrent une écopoésie à la fois sensible et critique, profondément ancrée dans les réalités locales tout en dialoguant avec les enjeux universels. Des œuvres comme Chocolaté : le goût amer de la culture du cacao témoignent de cette démarche, mêlant conscience sociale et sensibilité poétique.

Cet entretien s’inscrit dans le cadre de l’anthologie hors-série de la revue Les Haleurs, consacrée à l’éco-poésie africaine francophone, dont Samy Manga est l’initiateur. De l’idée à la sélection des voix et à la coordination éditoriale, il a façonné le projet, définissant les grandes lignes de cette anthologie unique. La discussion qui suit permet de comprendre non seulement son œuvre et son parcours, mais aussi la vision qui a conduit à réunir ces voix africaines contemporaines, révélant un engagement poétique à la fois individuel et collectif.

Pourquoi publier aujourd’hui une Anthologie d’Écopoésie Africaine ?
Pour éveiller les consciences sur le bien-fondé de la préservation des ressources naturelles, source d’équilibre du Vivant et de la planète, au regard des dégradations climatiques et environnementaux liés à l’ordre mondial actuel. Les catastrophes écologiques sont actées sur tous les Continents : la pollution liée à la surconsommation, aux extractions minières, l’accumulation de déchets toxiques, les extinctions d’espèces animales et végétales sont autant de défis auxquels seuls l’éducation, la sensibilisation populaire et le respect des normes peuvent pour assurer un développement durable efficace. De mon point de vue, les solutions à ces crises environnementales doivent être globales.
En tant que militant, artiste engagé avec l’association Écopoètes International, mon idée était de rassembler toutes les voix d’Afrique à la fois pour célébrer le Vivant sous toutes ses formes, mais aussi pour la nécessité de sa préservation. Cette Anthologie d’Écopoésie est un cri d’alerte international contre le climato-scepticisme. Une insurrection Écopoétique face au consumérisme planétaire. Je voulais qu’en tant que poètes, écrivains, artistes de tout bord, citoyens et citoyennes d’Afrique et du Monde, nous nous mobilisions poétiquement avec un regard lucide sur l’avenir de notre planète.
Cette anthologie est présentée à la fois comme une anthologie de la poésie africaine et de la poésie écologique. Pourriez-vous expliquer comment ces deux dimensions se conjuguent dans votre projet ?
Si ce projet d’Anthologie a été initié avant tout pour répondre à l’urgence environnementale de notre époque. L’Afrique comme on le sait est une terre de culture, d’écriture, d’oralité, de poésie et surtout de transmission. La poésie fondamentale africaine n’est pas dissociée de l’écologie ni des autres espèces qui forment la Biodiversité, au contraire, par sa puissance, sa créativité, et sa sagesse, la poésie africaine a toujours lié tous les éléments et les aspects de la vie humaine.
Ses traditions animistes, ses pratiques mystiques, son alimentation, son rapport à la matière, à l’invisible, et à la Terre sont autant de spécificités traduites par l’Écopoésie comme vecteur des valeurs du NOUS NATURE.
Quelle est la littérature africaine contemporaine réellement représentée et traduite en France ? Pourquoi la poésie africaine est-elle si peu présente ?
 Je ne suis spécialiste ni en tendance ni en statistiques littéraires, et mon champ de bataille n’est pas de m’efforcer à faire traduire la littérature africaine en France. Il nous faut sortir de cette centralisation franco-française qui restreint notre présence dans l’espace poétique. La littérature africaine existe et doit exister pour ce qu’elle est, pour la puissance de son imagination, de son histoire, et son apport à la culture universelle. La littérature africaine ne peut prétendre exister par procuration pour espérer une forme de reconnaissance. La poésie africaine est de plus en plus présente sur le Continent et ailleurs, elle a le mérite d’être nourrie par sa diversité linguistique, ses coutumes et ses traditions. En l’espace de trente ans, nous avons vu l’éclosion de milliers d’auteur.e.s édités ou auto édités dans tous les domaines de la littérature.
Malheureusement dans certains pays d’Afrique francophone, nous faisons encore face à des politiques culturelles peu visionnaires qui engendrent des problèmes de diffusion, de droits d’auteurs, de mobilité des poètes – poétesses, peut de maisons d’éditions capables de mieux porter les voix de la poésie africaine à l’intérieur comme à l’extérieure du Continent.
 Pourquoi certains pays africains sont-ils si peu représentés dans votre anthologie ?
Pour la réalisation de cette première anthologie d’Écopoésie nous avons choisi uniquement les pays francophones pour uniformiser nos voix face aux crises environnementales qui menacent la survie des espèces vivants. Sur les 32 pays francophones d’Afrique, 23 sont présents dans l’ouvrage. 

Comment avez-vous choisi les poètes ? Quelle démarche avez-vous suivie pour cette sélection ?
Pour assumer une géographie éditoriale typique, il nous a fallu faire des choix stylistiques ancrés dans les traditions d’Afrique et de ses îles afin de proposer une anthologie collective inspirante et ouverte au monde, tout en reflétant notre vision en matière d’écologie et notre rapport à la Terre.
Vous avez évoqué le rôle du chant et de la traduction dans la poésie. Pourriez-vous préciser ce point ?
En réalité le chant et la poésie sont issus de la même matière, de la chair des mots, du même tissu de respiration alliés à l’expérience humaine. Habités par le feu de la parole poétique, les mots chantés, lus, peints, déclamés ou sculptés se traduisent sous des formes diverses pour atteindre le domaine des émotions. D’ailleurs vous qui êtes Tunisienne, votre question me fait penser à un des grands noms, l’incantatrice de la poésie arabe, Oum Kalthoum.
Dans votre anthologie, certaines notes expliquent des mots issus de langues ou dialectes africains. Comment avez-vous pensé ces notes pour aider le lecteur à comprendre ces termes…
Toute traduction est une trahison. Cela dit nous avons voulu ouvrir la compréhension des lecteurs en mettant quelques notes de bas de page qui permettraient de mieux sentir, de mieux imaginer, de mieux saisir les oracles qui traversent la beauté des langues locales associées au français.
Quel rôle la poésie joue-t-elle dans cette approche de médiation linguistique et culturelle ?
Seule la poésie sauvera le monde. Le rôle de la poésie comme de toute expression artistique est d’exprimer des émotions, de peindre des sensations, et de dire le monde à partir d’un soi collectif ou personnel. Par le canal des identités, des particularités, et des expériences qui habitent les mots de l‘existence, la poésie permet d’instaurer des ponts, des mises en dialogues, et des regards croisés entre les cultures.

Pourquoi avoir choisi la maison d’édition Les Haleurs pour publier cette anthologie ? Quel rôle cet éditeur a-t-il joué dans le projet ?
Après plusieurs années de recherche de partenaires pour la publication de ce projet, j’ai rencontré David Dielen à Paris en 2023, grand passionné de littérature verte, auteur végétal avec une grande sensibilité poétique, et surtout, responsable d'une maison d'édition ayant pour ligne éditoriale : l'Écopoésie. Vous l’aurez compris, la graine est tombée en bonne terre. Les Haleurs Édition s’est donc avérée être une belle opportunité de collaboration. De 2023 à 2025, nous avons enrichi ce projet de littérature verte publié officiellement le 10 octobre 2025 à l’occasion de la 35e édition du Salon de la revue de Paris.

Présentation de l’auteur

Samy Manga

Écrivain, ethno-musicien, militant écopoète, Samy Manga travaille actuellement à Lausanne. Né dans un petit village à 45 km de Yaoundé au Cameroun, où il révèle son engouement pour les Arbres et la création littéraire. Initié ‘’ Enfant écorce ‘’, à l’âge de 14 ans il écrit son tout premier recueil de poèmes intitulé, Terre de Chez Moi. Écopoète engagé pour la littérature verte. Activiste décolonial et promoteur de l’Écopoésie, entendez : l’Écriture en Faveur de l’Écologie et de la Biodiversité. Par ailleurs, Samy Manga est le Fondateur de l’Association Écopoètes International, co-fondateur et directeur artistique de l’espace culturel ArtViv Projet de Lausanne. Finaliste du Prix des Cinq Continents 2023, finaliste du Prix Amadou Kourouma 2023, lauréat du Prix MILA du livre Francophone ‘’ Meeting International du Livre et des Arts Associés-MILA ‘’ 2025. Il a également reçu le Grand Prix de poésie Africaine d’Expression Française du Festival International du FIPA, Abidjan- 2021.

Bibliographie 

4 degrés celsius entre toi et moi, pour une littérature climatique, Collectif. Édition Point, 2025.

La Dent de Lumumba – régicide contre la colinie, Éditions Météores – Bruxelles, 2024.

Choco trauma – le goût amer de la culture du cacao, Éditions La Croisée des Chemins, Casablanca, 2023

Chocolaté - le goût amer de la culture du cacao, Éditions Écosociété, Montréal 2023.

Opinion poétique, Coécrit avec Caroline Despont. Éditions L’Harmattan, Paris, 2018.

Les Hirondelles de Mebou, coécrit avec Faustin Embolo. Maison des Savoirs, Yaoundé, 2012.

Les Acapella du bois, sculptures sur poésie, Éditions ArtDéclic. Paris -Yaoundé.

Poèmes choisis

Autres lectures




Entre Plovdiv et le monde : Rencontre avec Anton Baev

Anton Baev est l’une des voix les plus importantes de la littérature bulgare contemporaine. Poète, romancier, essayiste, il explore les passages entre mémoire individuelle et mémoire collective, entre la Bulgarie et le monde. Il est aussi un passeur, fondateur d’un festival littéraire à Plovdiv et traducteur attentif des autres.

Pour commencer, pouvez-vous nous donner une sorte de carte du territoire : à quoi ressemble aujourd’hui la littérature bulgare ? Quels en sont les grands courants, les voix qui comptent, les tensions ou les enthousiasmes ?
Sur la carte de la littérature mondiale, la Bulgarie, bien sûr, est un très petit segment, probablement passé inaperçu jusqu'à récemment - non pas à cause de la littérature elle-même et de ses principaux auteurs, mais à cause des longues années derrière le rideau de fer, dans lesquelles le pays s'est retrouvé après la Seconde Guerre mondiale. À ce jour, la littérature bulgare n'a pas eu de prix Nobel, à l'exception d'Elias Canetti, un Juif bulgare né à Roussé mais émigré enfant. Cependant, Canetti revient lui aussi à Roussé dans sa prose. Comme le dit le dicton, où que l'on aille, on rentre toujours chez soi. Mais dans la langue, ce voyage est différent, bien sûr.
Par littérature bulgare d'aujourd'hui, vous faites peut-être référence à la période postérieure à l'an 2000 ? Si oui, je dirais qu'elle est probablement en quête d'identités européennes, d'une part, et qu'elle connaît, d'autre part, une forte vague historique, un tournant vers une nouvelle lecture du passé.
Le passé qui a le plus souffert de la propagande communiste et de la censure, car il n’a pas été éclairé de manière factuelle ni enseigné de manière objective dans les écoles et les universités.
Georgi Gospodinov est l'une des voix européennes les plus reconnues de la littérature bulgare contemporaine, et se situe précisément dans le paradigme littéraire européen. La traduction est plus complexe pour les écrivains qui explorent les aspects historiques et psychologiques du folklore ; pour eux, la traduction représente un véritable défi, tant pour les traducteurs que pour les lecteurs.
Mais à mon avis, c'est là que réside la littérature authentique de chaque nation - celle qui n'est pas destinée à une lecture rapide, ni à une traduction rapide, mais à une lecture tout au long de l'histoire de l'humanité.

Entretien autour du roman roman d'Anton Baev Maria d'Ohrid, qui coïncide avec la Journée du souvenir des victimes du communisme. 

Vous écrivez à la fois de la poésie, des romans, des essais. Pourquoi ce besoin de traverser les genres ? Qu’est-ce que cela vous permet d’explorer différemment ?
Question intéressante. Elle est liée à la genèse des genres, je pense. Pourquoi écrivons-nous de la poésie ? Ma réponse est : pour préserver l’instant, l’émotion. Pouvons-nous écrire le même poème aujourd’hui et dans une semaine, un mois, un an, des années ? Non, bien sûr que non. Nous pouvons écrire mieux ou moins bien, mais jamais pareil.
Avec la prose – la nouvelle, la nouvelle, le roman – c'est différent. La plus courte des nouvelles peut contenir même la vie la plus longue. Le roman le plus long peut réduire le temps à une journée ou même à une heure.
Mais quel est l'essentiel pour qu'elles se produisent ? À mon avis, construire un monde possible mais imaginaire, un monde qui nous attire, ne serait-ce que le temps de la lecture, qui nous arrache à l'ici et maintenant, sans attaquer directement le cœur, à mon avis, le but principal de la poésie.
En ce qui concerne les essais, ce sont des tentatives de lecture, c'est l'écrivain qui a chaussé les lunettes du lecteur, changé d'optique, essayant d'expliquer ce que la poésie capture dans l'instant et ce que le roman construit comme monde réfléchi.
À mon avis, un écrivain sérieux doit souvent franchir cette ligne : écrivain/lecteur.
Et bien sûr, est-il nécessaire de citer des exemples ? De Baudelaire à Eliot, de Flaubert à Fowles, si l'on se limite au sud et au nord de la Manche. À la naissance de la littérature mondiale se trouvent des poètes-philosophes tels que Lao Tseu, Confucius en Orient, le Pentateuque et les tragédiens grecs, sans qui, me semble-t-il, la littérature européenne ne serait pas ce qu'elle est.
Mes intérêts pour les études littéraires et, plus généralement, pour les sciences humaines, sont, je dirais, professionnels, même s'ils n'en sont jamais devenus une profession. Mais il arrive parfois dans la vie que la profession s'écarte des objectifs professionnels.

Anton Baev présente son nouveau roman.

Dans vos livres, on sent souvent une attention à la mémoire, à la ville, au mythe, au sacré. Quelles sont, selon vous, les grandes thématiques qui traversent votre œuvre ?
Merci pour votre observation extrêmement précise. En écrivant, nous ne nous faisons probablement pas une idée précise de la force centrifuge de notre écriture. C'est pourquoi je disais il y a un instant qu'il est bon pour l'écrivain de se mettre à la place du lecteur, de changer de perspective. Si je peux recommander quelque chose au jeune écrivain, c’est de passer plus de temps à lire ses propres écrits qu’à les écrire. Ce franchissement du seuil d’un côté à l’autre n’est pas seulement disciplinant, il m’a aidé à comprendre ce qui me manque, ce que je ressens mais que je ne peux pas encore exprimer. Bien sûr, il existe des auteurs bien plus importants qui peuvent vous raconter quelque chose de complètement différent. Je partage ici mon expérience. Au fait, j'envie le lecteur, pas l'écrivain. Le lecteur est la figure pure de la littérature. L'écrivain est celui qui est le plus inventé, le plus fabriqué, le plus médiatisé, etc. Je me considère comme un lecteur intelligent et doué. C'est pourquoi j'écris des essais, des articles, des études et des monographies littéraires. Et peut-être parce qu'il n'y a personne pour les écrire (rires). Cela demande une préparation bien plus sérieuse que d'écrire un best-seller.
Je ne suis pas sûr qu’une poésie significative puisse naître sans mythe et légende, mais je suis sûr que sans mythe et légende il n’y a pas de poète significatif.
Ce sont deux choses différentes. Vibrer autour du mythe, de la légende, de l'historique dans les textes poétiques, et créer un mythe et une légende sur soi-même. C'est difficile à expliquer dans une interview ; j'ai consacré une monographie entière à ce sujet. Mais en résumé, la formation romantique se fonde sur la grande poésie et la figure mémorable du poète. En fin de compte, nous nous souvenons de deux types de poètes : les prophétiques et les romantiques. Mais bien sûr, vous pouvez me réfuter.
En ce sens, la mémoire est importante, non pas comme souvenir fugace, mais comme fusion, comme saut dans le temps. Dans nos rêves (d'ailleurs, le sommeil le plus long dure entre 5 et 8 minutes), nous faisons exactement cela : nous nous libérons du temporaire, du temps linéaire. Ce transfert/saut n’est possible que dans les rêves et dans la poésie, plus généralement dans l’art, bien sûr. Mais de la même manière, le mythe ne se réfère pas à une époque spécifique, la légende non plus, même si elle est historiquement fondée. Et tout ce qui n’est pas quotidien est sacré, c’est en quelque sorte au-delà et a décidé de nous toucher à travers ce livre, à travers cette peinture, cette pièce, cette musique, cette danse. Il s’agit d’ailleurs d’une sublimation de notre instinct suicidaire, mais j’ai essayé de l’expliquer en détail dans une autre de mes monographies. Il me semble que, pour l'instant, cet instinct est établi chez les humains et les dauphins. Il nous reste à découvrir l'art des dauphins pour confirmer cette thèse.
Quant à la ville, vous le dites parfaitement, mais j'aimerais ajouter quelque chose. Je m'intéresse à la ville non pas en tant que géographie, mais en tant qu'êtres humains, en tant que citoyens, et il me semble qu'ils sont très différents dans chaque ville. C'est pourquoi j'utilise beaucoup de villes dans ma prose. Dans ma poésie, les villes sont plutôt des symboles.
Mais la ville est mouvement, la ville est mouvement – ​​y compris d'une ville à l'autre, changeant d'histoires, de cultures, de personnages. Dans un de mes romans, l'action se déroule dans la ville natale de mon père, Yambol. Je n'ai pas mentionné le nom complet de la ville, seulement sa première lettre – Ya. C'est aussi la dernière lettre de l'alphabet bulgare. Voici comment fonctionne le symbole, par exemple.

 

Festival international de poésie « ORPHEUS » – PLOVDIV 2025, et son directeur Anton Baev. https://orpheus-plovdiv.eu/about/?lang=en

Quel rôle la poésie joue-t-elle aujourd’hui dans le paysage littéraire bulgare ?
Minime, je dirais, si l'on en croit la diffusion des recueils de poésie. Et énorme, si l'on en croit les tentatives de poésie sur les réseaux sociaux. Et c'est le plus étrange. Des centaines de personnes qui ne lisent pas de poésie, même de la bonne poésie, essaient d'écrire de la poésie, de la mauvaise poésie, bien sûr, pas de poésie du tout. Pourquoi le font-ils ? Probablement pour s'exprimer à un moment précis. L'instant – c'est l'aimant de la poésie, il peut vous tuer, en fait, il vous tue, mais dans un cas, il vous tue, et dans le meilleur des cas, plus lentement, vous laissant l'espoir d'une suite. Et peut-être que je vais me répéter, mais je vais souligner que l'auteur doit aussi être un lecteur, ce n'est qu'alors qu'il trouvera la bonne dioptrie dans l'écriture. La situation en Bulgarie en matière de prose n'est pas différente. Nombre de livres sont morts-nés. Mais si l'on établit un parallèle avec le romantisme en Angleterre, par exemple, un mouvement entier est identifiable grâce à six ou sept auteurs et une quarantaine d'ouvrages, parmi des centaines d'autres tombés dans l'oubli. Sans compter que certains emblèmes n'ont pas été émis du vivant de leurs auteurs. Rien de nouveau donc.
C'est comme si la poésie d'aujourd'hui (à un moment donné) n'avait d'importance que pour les générations suivantes, elles la découvrent.
Qu’est-ce que la poésie vous permet de dire que la prose ne permet pas?
Je crois avoir partiellement répondu à cette question. Mais je le dirai brièvement : la prose ne peut sauver l'instant, ni le sentiment. Seule la poésie le peut.

Vous êtes aussi l’un des organisateurs d’un festival littéraire. Pouvez-vous nous en parler ?
C'est avec grand plaisir que je l'ai créé il y a neuf ans, mon épouse Elka Dimitrova, directrice de l'Institut de Littérature de l'Académie bulgare des sciences, et moi-même. Nous avons créé le Festival international de poésie « Orphée ». À ce jour, il a réuni exactement 100 participants venus de plus de 30 pays. Nous avons choisi le nom d'Orphée - un roi thrace légendaire, poète et chanteur, tué, selon la légende, par les Bacchantes, selon l'histoire, par les Grecs, en tant que figure culturelle mondialement reconnaissable de l'Antiquité. Le festival publie chaque année deux livres multilingues : l'un avec de la poésie et l'autre avec des essais des participants, dans leur langue maternelle et traduits en anglais et en bulgare. Le festival décerne également plusieurs prix dans différentes catégories, annoncés à l'avance sur le site www.orpheus-plovdiv.eu
Si vous me permettez de souligner que les participantes à la première édition du festival en 2017 étaient les poétesses françaises Nicole Barrière et Laure Cambeau, félicitations à elles! J'ai vraiment envie de continuer avec les participations françaises, la France, surtout depuis la modernité, a été un phare dans la poésie européenne. Personnellement, j'ai toujours vu ce phare.
Les portes d'Orphée sont grandes ouvertes, mais chaque année, douze poètes de différents pays y participent. Les douze apôtres de la poésie, pas besoin d'exagérer leur nombre, n'est-ce pas?
Quelle est votre vision du rôle d’un festival aujourd’hui : promouvoir la littérature nationale, créer des ponts, inventer des formes de rencontre?
À vrai dire, les efforts déployés pour créer et maintenir un festival international de poésie sans interruption sont considérables, du moins pour la Bulgarie. Notre équipe se compose de quatre personnes. Je n'inclus pas les traducteurs, bien sûr.
Et puisque je suis le père d'« Orphée », je me permets de l'admettre : l'objectif est de réunir en un même lieu, dans une même ville historique et à une même époque, des poètes qui sont aux mains de l'histoire. Ce que sera leur histoire dépend de l'histoire elle-même, y compris de la petite histoire du festival, je l'espère.
Mais surtout - de nouvelles amitiés, écouter de la poésie, car la poésie est avant tout rythme, musique, la première métaphore est la danse du sauvage, ainsi que la peinture rupestre, donc la poésie est possible non seulement dans n'importe quelle langue, mais même sans traduction, si l'interprète est bon. Contacts continus, traductions, publications dans des revues étrangères, livres, et qui sait ce que la vie nous réserve encore... Mais si je dois être précis, je ne souhaite en aucun cas promouvoir une littérature nationale. C'est pourquoi les participants bulgares à chaque édition de mon festival sont au maximum deux. En Bulgarie, nous avons pour tradition de valoriser nos invités plus que nous-mêmes tant qu’ils sont nos invités.
Vos œuvres ont été traduites dans plusieurs langues. Qu’est-ce que cela représente pour vous, être traduit ?
Tout d'abord, permettez-moi de remercier mes traducteurs. Sans eux, nous restons enfermés dans nos propres langues, et le bulgare est l'une de ces langues marginales. La traduction est un pont vers un autre rivage, vers une personne qui ne connaît pas votre langue, une tentative de franchir une frontière en général. Mais le plus important, tant dans l'original que dans la traduction – du moins en poésie – est de toucher un cœur. Que Dieu y pénètre, s'il l'a dit. Tout le reste n'est que tentative d'atteindre quelqu'un que nous ne connaissons pas, mais dont nous espérons qu'il nous aimera. Heureux les traducteurs! Ils essaient de préserver notre moment pour d’autres époques et d’autres régions du monde.
La traduction est-elle une forme de recréation ?
Je ne pense pas. Je pense que c'est une question d'empathie, s'il s'agit d'un texte poétique.
Quelle est, selon vous, la responsabilité d’un écrivain contemporain ?
Le rôle de l'écrivain dans la société s'amenuise hélas. Les auteurs à succès n'ont aucune influence, et même une influence inverse : ils minimisent l'écrivain, l'ostracisent.
C'est pour cela qu'on a inventé le best-seller, les charts, le happy end. Il n'y a pas de fin heureuse dans la vie, c'est évident. Et c'est là, me semble-t-il, la tâche de l'écrivain : dégriser, poser, opprimer, si vous voulez. L'écrivain européen, me semble-t-il, devrait se lancer dans le journalisme, le publicisme. Oubliez l'opposition de Goethe selon laquelle le journaliste est un chien. Qu'il soit un chien, mais qu'il aboie. Il ne veut pas rester dans sa tour d'ivoire. Il y est probablement plus à l'aise, il n'y perdra pas les lecteurs qui ne partagent pas ses positions politiques et sociales. Mais les temps ont changé. Ce n'est plus l'époque de Goethe.
Nous sommes dans un nouveau 1968. Et nous avons besoin d’écrivains à suivre, pas seulement à lire au lit le soir.
Que voudriez-vous que le lecteur garde, en refermant vos livres ?
L'émotion, l'univers dans lequel je les ai transportés. Et si le livre est bon, il sera relu. C'est un test infaillible pour savoir si c'est un bon livre.
Au fait, il y a deux autres tests : le livre doit être adapté à la lecture rapide et lente.
Merci pour ces questions intéressantes !
Recours au poème vous remercie cher Anton Baev.

Présentation de l’auteur

Anton Baev

Anton Baev (1963) est né à Plovdiv, en Bulgarie. Il est l'auteur de 24 ouvrages publiés (poésie, romans, nouvelles, monographies scientifiques).
Il est titulaire d'un doctorat en littérature bulgare de l'Institut de littérature de l'Académie bulgare des sciences (2009). Il s'est spécialisé en journalisme régional dans le cadre d'un programme de l'Iowa State University et de l'Agence d'information des États-Unis (1994) aux États-Unis.

Ses livres et ses œuvres individuelles ont été traduits en anglais, allemand, français, turc, italien, espagnol, grec, roumain, danois, tchèque, slovaque, serbe, macédonien, hébreu, albanais et russe.

Bibliographie

Plusieurs de ses livres sont publiés à l'étranger. Parmi eux : Dunya Nimetleri. Istanbul : Yasakmeyve, 2011) ; Victor Bulgari. Traeumen in Berlin. Roman. Berlin : Anthea, 2017 ; Holy Blood. Skopje : Antolog, 2018 ; The Gifts of the World. Skopje : Ziga Zaga Books, 2018 ; Mary from Ohrid and the Holy Conception. Bitola : Vostok, 2021 ; Babam ve Ben. Istanbul : Ben8isu, 2025.

Lauréat de nombreux prix littéraires nationaux et internationaux.

Anton Baev vit à Plovdiv et a travaillé comme bibliothécaire, critique, reporter, chroniqueur, observateur de la politique étrangère et éditeur. Il est directeur du Festival international de poésie ORPHEUS depuis sa création en 2017, le plus grand festival de Bulgarie. Il gère également quatre sites d'information régionaux en Bulgarie et un site littéraire multilingue, www.plovdivlit.com .
Pour le contacter : baev_a@hotmail.com

 

Autres lectures

Entre Plovdiv et le monde : Rencontre avec Anton Baev

Anton Baev est l’une des voix les plus importantes de la littérature bulgare contemporaine. Poète, romancier, essayiste, il explore les passages entre mémoire individuelle et mémoire collective, entre la Bulgarie et le monde. [...]




Yves di Manno, Terre sienne

Yves di Manno, je le connais comme traducteur. Je lui dois la découverte de Georges Oppen, d’Ezra Pound et de William Carlos William. Ce n’est pas rien. Qu’il soit poète ne saurait surprendre. Seul un poète peut traduire un autre poète. Aussi, tombant au Marché de la poésie sur ce recueil, je n’ai su résister. Voilà pour l’anecdote. Maintenant, nous sommes en juillet. Je suis en terrasse à Paris et j’ouvre le recueil.

Des vers brefs, sans verbe, avec des jeux de parenthèses qui donnent une une couleur à l’hiver. Apparaissent une terre, de la pluie, un pré, des herbes. Je devine l’œil, l’esprit du poète cherchant à capter l’indicible qui dore le moment qui passe. Puis, je m’interroge : est-ce un paysage ou une peinture (chevalet, carré, triangle viennent de se glisser dans le poème) ? Après tout, il y a des couleurs simples (noir, vert et on se souvient du titre : « Sienne » qui appelle aussi l’Italie et sa peinture). Et déjà une preuve surgit sur un vers : le mot pinceau. Nouvelle interrogation : s’agit-il d’un tableau ou d’un livre d’art, puisqu’il y a des pages ? J’hésite, tandis que le poème me parle d’une chair, d’un œil étroit, d’un corps mutilé, puis de « chantiers abandonnés / hissant dans la nuit claire / leur outils » (p. 30). Et à nouveau le vert, le noir, des fourrés, de l’humus et « ces plaies plus que ces plaintes ». Le silence a gagné en épaisseur. Fin du premier poème.

Un autre arrive. Il enchaîne des spirales visuelles l’une après l’autre, puis affirme : « la terre comme porte // (mais ne donnant / sur rien » (p. 44, la parenthèse ne se referme effectivement pas). Plus loin, surgit une chevelure « (ou une dune / mordorée » (p. 46) qui apporte une douceur « bleutée ». Mais cela reste fragile comme « le sol d’un / grenier vacillant » (p. 48).

Yves di Manno, Terre sienne, Isabelle Sauvage, 2012, 72 pages, 14 €.

Se dressent sous mes yeux un tableau noir et une ligne blanche. La noirceur gagne, une noirceur « aux confins d’une // autre ténèbre » (p. 56), que rien n’arrête, ni les volets entrouverts, « ni le visage apparu » (p. 58), ni la traînée verte « des talus d’herbe sèche » (p. 59), ni les autres choses qui sont comme des « oriflammes / en loques » (p. 62). Tout est sillonné « par le noir // du pinceau » qui enferme « la vision // dans les plis / du papier ». Ainsi sommes-nous les vivants spectateurs d’une nuit sortie d’un « jour ayant dû // ignorer le corps qui la signe… » (p. 67). Derniers vers.

Pour conclure, dévoilons le secret de fabrique de cet étrange recueil : oui, il s’agit bien de poèmes sur deux volumes de livres d’art. Je le savais (l’éditrice me l’avait appris et la dernière page le rappelle). J’ai voulu l’oublier pour mieux baigner dans la temporalité visuelle dans laquelle nous entraîne Yves di Manno et mieux apprendre ce qu’on vit quand on voit.

Présentation de l’auteur

Yves di Manno

Yves di Manno, né en 1954, a publié une vingtaine de recueils dont, pour ne citer que le dernier, Champs, un-livre-de-poèmes (2014, reprise, chez Flammarion, de deux volumes parus en 1984 et 1987), ou d’essais, parmi lesquels « endquote », digressions (Flammarion, 1999), Objets d’Amérique ou encore Terre ni ciel (José Corti, 2009 et 2014).
Il est aussi traducteur de poésie américaine (William Carlos Williams, Ezra Pound, Jerome Rothenberg ou George Oppen) et dirige la collection « Poésie/Flammarion » depuis 1994 .

Bibliographie 

Poésie

  • Les Célébrations, Bedou, 1980
  • Champs, Flammarion (collection Textes), 1984
  • Le Méridien, Éditions Unes, 1987
  • Champs II, Flammarion, 1987
  • Kambuja, Stèles de l’empire khmer, Flammarion, 1992
  • Partitions, champs dévastés, Flammarion, 1995
  • Un Pré, chemin vers, Flammarion, 2003
  • Terre sienne, éditions Isabelle Sauvage, 2012
  • Champs (1975-1985), édition définitive, Flammarion, 2014
  • une, traversée (avec Anne Calas), éditions Isabelle Sauvage, 2014
  • Terre ancienne, Monologue, 2022
  • Lavis, Flammarion, 2023

Narration

  • Qui a tué Henry Moore ? Terra Incognita, 1977
  • Solstice d’été, Éditions Unes, 1989
  • Disparaître, Didier Devillez, 1997
  • La Montagne rituelle, Flammarion, 1998
  • Domicile, Denoël, 2002
  • Discipline, Héloïse d'Ormesson, 2005

Essais

  • La Tribu perdue (Pound vs. Mallarmé), Java, 1995
  • "endquote", Flammarion, 1999
  • Objets d'Amérique, José Corti, 2009
  • Terre ni ciel, Editions Corti, 2014

Anthologies

  • 49 poètes, un collectif, Flammarion, 2004
  • Un nouveau monde: poésies en France 1960-2010 (avec Isabelle Garron), Flammarion, 2017

Nouvelles

  • Ariane hors Flaubert (1976)

Traductions

  • William Carlos Williams, Paterson, Flammarion, 1981
  • George Oppen, D’être en multitude, Éditions Unes, 1985
  • Ezra Pound, Les Cantos (en collaboration), Flammarion, 1986
  • George Oppen, Primitif, Éditions Unes, 1987
  • George Oppen, Itinéraire, Éditions Unes, 1990
  • Des “Objectivistes” (en collaboration), Java, 1990
  • Ezra Pound, La Kulture en abrégé, La Différence, 1992
  • Jerome Rothenberg, Les Variations Lorca, Belin, 2000
  • Ezra Pound, Les Cantos (en collaboration), Flammarion, 2002 (nouvelle édition)
  • William Carlos Williams, Paterson, José Corti, 2005 (version revue et corrigée)
  • Jerome Rothenberg, Les Techniciens du sacré, José Corti, 2008
  • George Oppen, Poésie complète, José Corti, 2011
  • Ezra Pound, Les Cantos (en collaboration), Flammarion, 2013 (troisième édition, revue et augmentée)
  • George Oppen, Poèmes retrouvés, Corti, 2019

Bibliographie

  • Renaud Ego, "Un poème, scène 1", La Bibliothèque de midi. La Pensée de midi, 13(3), 112-134, 2004.
  • Autour des Objets d'Amérique, Fusées n° 18, 2010.
  • Martin Rueff: "Non identifiable: la tâche du poète-traducteur", Agenda de la pensée contemporaine n° 18, 2010.
  • Europe, n° 1153, William Carlos Williams / Yves di Manno, Paris, 4 mai 2025.

Poèmes choisis

Autres lectures

Yves di Manno, Terre sienne

Yves di Manno, je le connais comme traducteur. Je lui dois la découverte de Georges Oppen, d’Ezra Pound et de William Carlos William. Ce n’est pas rien. Qu’il soit poète ne saurait surprendre. [...]




Fioretti de l’aube franciscaine / Fioretti dell’Alba Francescana — de Marilyne Bertoncini

Le titre de ces poèmes fait référence au  livre médiéval : I Fioretti di san Francesco ; ces « petites fleurs » sont un  ensemble d'anecdotes, miracles et histoires merveilleuses inspirés de la vie de saint François d'Assise (diacre, mystique, et fondateur de l'ordre des Frères mineurs ) en 1210, vivant dans la prière, la pauvreté, la joie confiante, et l’amour pour la création à laquelle l’homme appartient tout comme les plus humbles des créatures,  les pauvres, les malades, les exclus.

 

En 1226, au milieu de très grandes souffrances, Francesco d’Assisi – auteur de prières et poèmes inspirés de - compose son "Cantique des Créatures" ; Le Poverello d’Assisi  mourra le 3 octobre de la même année et sera canonisé en 1228, devenant Saint François d’Assise, chevalier du Christ et de Dame Pauvreté.

La vie et l’œuvre poétique et mystique du saint inspire à Olivier Messiaen une composition musicale, sous-titrée Scènes Franciscaines, retraçant 5 moments de la vie du  saint qui prônait la simplicité et qui  « parlait aux oiseaux ».  

Les 5 poèmes que je propose dans leur version bilingue correspondent  à une commande d’Elisa Pellacani, artiste et éditrice italienne avec laquelle je collabore, et dont Recours au Poème avait  présenté le travail en 2019. https://www.recoursaupoeme.fr/poesie-vetue-de-livre-elisa-pellacani-et-le-livre-dartiste/

Elle organise chaque année à Barcelone, en avril, pour la San Giorgio,  un festival du livre d’artiste, pour lequel elle réalise un catalogue largement illustré des œuvres qui y sont exposées, venues du monde entier, , accompagné de nombreux textes : j’avais en 2023 rédigé la préface de l’édition  Garden books. Libri d'artista, giardini della mente. Cette année, Elisa m’avait chargée de proposer 5 poètes, réalisant chacun, pendant 5 semaines, un poème célébrant la Joie, thème du festival 2025 : LIBRI DI GIOIA.

L’ensemble des textes -  de Marc-Henri Arfeux, Elizabeth Guyon-Spennato, Marilyse Leroux et Muriel Verstischel - que j’ai traduits, a été manuscrit par Elisa dans un livre d’artiste en forme de papillon, et reproduit dans le catalogue sous le titre « Le Battement des ailes d’un papillon ».

∗∗∗

 

Pour Elisa Pellacani

1 –

à l’aube
tendre la main

cueillir la joie
dans les trilles du platane

puis saisir dans ma paume
le doux ombrage des nuages

humer dans l’air limpide
le clair matin qui vient

et

devenue source de joie
les diffuser moi-même  comme

ténue

la fumée du café dont l’arôme
emplit l’âme

d’un sens de plénitude.

all'alba
tendere la mano

cogliere la gioia
nei trilli del platano

poi afferrare nel palmo della mano
la dolce sfumatura delle nuvole

annusare nell'aria limpida
il mattino che arriva

e

diventata fonte di gioia
trasmetterli come

sottile

il fumo di caffè il cui aroma
riempie l'anima

di un senso di pienezza.

*

2 –

Chaque matin est un miracle
quand les yeux s’ouvrent sur le monde

Mon horizon est le platane –
derrière l'éventail de ses branches
l'horizon fait son cinéma
et profite de la dentelle noire
qui danse avec les nuages

pour me faire rêver de montagnes

Ogni mattina è un miracolo
quando si aprono gli occhi al mondo

Il mio orizzonte è il platano –
dietro il ventaglio dei rami
l'orizzonte fa il suo cinema
e si approfita del ​​pizzo nero
che balla con le nuvole

 per farmi sognare le montagne

*

3 -

j'entends les goélands ce matin au réveil -
je sais qu'il fera gris
il y aura du vent

mais leur clameur me porte à Sète
invariablement

De même que le cri aigu des martinets
fera exploser le bleu du ciel d'été
en fragments de mémoire Parme

 

Sento i gabbiani questa mattina al risveglio-
So che sarà grigio
ci sarà vento

ma il loro clamore mi porta a Sète
invariabilmente

Proprio come il grido acuto dei rondoni
farà esplodere l'azzurro del cielo estivo
in frammenti di memoria Parma

*

4 -

Février - cinq heures du matin
— un instant hors du temps —

parfum de foin frais et
vrombissement d'insectes

Furtives des silhouettes
dans la nuit de la ville
rasent l'herbe sur la place
puis disparaissent

Et l'odeur qui rémane
ramène de l'enfance

— le temps d'un souvenir —

les bottes de foin
dans lesquelles on s'enfonce
dans le grésillement
des grillons de l'été

 

Febbraio - cinque del mattino

 — un momento fuori dal tempo —

profumo di fieno fresco e
ronzio di insetti

Silhouette furtive
nella notte della città
tagliano l'erba in piazza
poi scompaiono

E l'odore che rimane
ramenta l'infanzia

— l’attimo di un ricordo —

balle di fieno
in cui si sprofonda
nello sfrigolio
dei grilli estivi

*

5 -

matin gris sur le platane -
la cage de branchage
chargée de fruits jaseurs
est un orchestre en lambeaux
d'aile noire
qui s'essaie à voler
puis soudain se recompose
et laisse un grand silence
suivre l'ombre qui part

le jour peut se lever
-  drapeau d’espérance

 

mattina grigia sul platano -
la gabbia dei rami
carica di frutti rumorosi
è un'orchestra in brandelli
di ali nere
che tenta di volare
poi all'improvviso si ricompone
e lascia un grande silenzio
seguire l'ombra che fugge

 il giorno può sorgere
- bandiera di speranza

(publié en Italie, dans Book of Joy, d’Elisa Pellacani, ed. Consulta, 2025)

Présentation de l’auteur

Marilyne Bertoncini

Marilyne Bertoncini : poète, traductrice (anglais-italien), revuiste et critique littéraire, membre du comité de rédaction de la revue Phoenix, elle s'occupe de la rubrique Musarder sur la revue italienne Le Ortique, consacrée aux femmes invisibilisées de la littérature, et mène, avec Carole Mesrobian, la revue numérique Recours au Poème, à laquelle elle collabore depuis 2013 et qu'elle dirige depuis 2016. 

Autrice d'une thèse, La Ruse d'Isis, de la Femme dans l'oeuvre de Jean Giono, et titulaire d'un doctorat, elle a été vice-présidente de l’association I Fioretti, pour la promotion des manifestations culturelles au Monastère de Saorge (06) et membre du comité de rédaction de la Revue des Sciences Humaines, RSH (Lille III). Ses articles, essais et poèmes sont publiés dans diverses revues littéraires ou universitaires, françaises et étrangères. Parallèlement à l'écriture, elle anime des rencontres littéraires, Les Jeudis des Mots, à Nice, ou les Rencontres au Patio, avec les éditions PVST?, dans la périphérie du festival Voix Vives de Sète. Elle pratique la photographie et collabore avec des artistes, musiciens et plasticiens.

Ses poèmes sont traduits en anglais, italien, espagnol, allemand, hébreu, bengali, et chinois.

 

bibliographie

Recueils de poèmes

La Noyée d'Onagawa, éd. Jacques André, février 2020

Sable, photos et gravures de Wanda Mihuleac, éd. Bilingue français-allemand par Eva-Maria Berg, éd. Transignum, mars 2019

Memoria viva delle pieghe, ed. bilingue, trad. de l'autrice, ed. PVST. Mars 2019

Mémoire vive des replis, texte et photos de l’auteure, éd. Pourquoi viens-tu si tard – à paraître, novembre 2018

L’Anneau de Chillida, Atelier du Grand Tétras, mars 2018 (manuscrit lauréat du Prix Littéraire Naji Naaman 2017)

Le Silence tinte comme l’angélus d’un village englouti, éd. Imprévues, mars 2017

La Dernière Oeuvre de Phidias, suivi de L'Invention de l'absence, Jacques André éditeur, mars 2017.

Aeonde, éd. La Porte, mars 2017

La dernière œuvre de Phidias – 453ème Encres vives, avril 2016

Labyrinthe des Nuits, suite poétique – Recours au Poème éditeurs, mars 2015

 

Ouvrages collectifs

- Le Courage des vivants, anthologie, Jacques André éditeur, mars 2020

- Sidérer le silence, anthologie sur l’exil – éditions Henry, 5 novembre 2018

- L’Esprit des arbres, éditions « Pourquoi viens-tu si tard » - à paraître, novembre 2018

- L’eau entre nos doigts, Anthologie sur l’eau, éditions Henry, mai 2018

- Trans-Tzara-Dada – L’Homme Approximatif , 2016

- Anthologie du haiku en France, sous la direction de Jean Antonini, éditions Aleas, Lyon, 2003

Traductions de recueils de poésie

-Soleil hésitant, de Gili Haimovich, éd. Jacques André (à paraître 2021)

-Un Instant d'éternité, bilingue (traduit en italien) d'Anne-Marie Zucchelli, éd. PVST, 2020

- Labirinto delle Notti (inedito) nominé au Concorso Nazionale Luciano Serra, Italie, septembre 2019

- Tony's blues, de Barry Wallenstein, avec des gravures d'Hélène Bauttista, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? , mars 2020

- Instantanés, d‘Eva-Maria Berg, traduit avec l’auteure, éditions Imprévues, 2018

- Ennuage-moi, a bilingual collection , de Carol Jenkins, traduction Marilyne Bertoncini, River road Poetry Series, 2016

- Early in the Morning, Tôt le matin, de Peter Boyle, Marilyne Bertoncini & alii. Recours au Poème éditions, 2015

- Livre des sept vies , Ming Di, Recours au Poème éditions, 2015

- Histoire de Famille, Ming Di, éditions Transignum, avec des illustrations de Wanda Mihuleac, juin 2015

- Rainbow Snake, Serpent Arc-en-ciel, de Martin Harrison Recours au Poème éditions, 2015

- Secanje Svile, Mémoire de Soie, de Tanja Kragujevic, édition trilingue, Beograd 2015

- Tony’s Blues de Barry Wallenstein, Recours au Poème éditions, 2014

Livres d'artistes (extraits)

Aeonde, livre unique de Marino Rossetti, 2018

Æncre de Chine, in collection Livres Ardoises de Wanda Mihuleac, 2016

Pensées d'Eurydice, avec  les dessins de Pierre Rosin :  http://www.cequireste.fr/marilyne-bertoncini-pierre-rosin/

Île, livre pauvre avec un collage de Ghislaine Lejard (2016)

Paesine, poème , sur un collage de Ghislaine Lejard (2016)

Villes en chantier, Livre unique par Anne Poupard (2015)

A Fleur d'étang, livre-objet avec Brigitte Marcerou (2015)

Genèse du langage, livre unique, avec Brigitte Marcerou (2015)

Daemon Failure delivery, Livre d’artiste, avec les burins de Dominique Crognier, artiste graveuse d’Amiens – 2013.

Collaborations artistiques visuelles ou sonores (extraits)

- Damnation Memoriae, la Damnation de l'oubli, lecture-performance mise en musique par Damien Charron, présentée le 6 mars 2020 avec le saxophoniste David di Betta, à l'ambassade de Roumanie, à Paris.

- Sable, performance, avec Wanda Mihuleac, 2019 Galerie

- L'Envers de la Riviera  mis en musique par le compositeur  Mansoor Mani Hosseini, pour FESTRAD, festival Franco-anglais de poésie juin 2016 : « The Far Side of the River »

- Performance chantée et dansée « Sodade » au printemps des poètes  Villa 111 à Ivry : sur un poème de Marilyne Bertoncini, « L’homme approximatif » , décor voile peint et dessiné,  6 x3 m par Emily Walcker  :

l’Envers de la Riviera  mis en image par la vidéaste Clémence Pogu – Festrad juin 2016 sous le titre « Proche Banlieue»

Là où tremblent encore des ombres d’un vert tendre » – Toile sonore de Sophie Brassard : http://www.toilesonore.com/#!marilyne-bertoncini/uknyf

La Rouille du temps, poèmes et tableaux textiles de Bérénice Mollet(2015) – en partie publiés sur la revue Ce qui reste : http://www.cequireste.fr/marilyne-bertoncini-berenice-mollet/

Préfaces

Appel du large par Rome Deguergue, chez Alcyone – 2016

Erratiques, d’ Angèle Casanova, éd. Pourquoi viens-tu si tard, septembre 2018

L’esprit des arbres, anthologie, éd. Pourquoi viens-tu si tard, novembre 2018

Chant de plein ciel, anthologie de poésie québécoise, PVST et Recours au Poème, 2019

Une brèche dans l'eau, d'Eva-Maria Berg, éd. PVST, 2020

 

(Site : Minotaur/A, http://minotaura.unblog.fr),

(fiche biographique complète sur le site de la MEL : http://www.m-e-l.fr/marilyne-bertoncini,ec,1301 )

Autres lectures

Marilyne Bertoncini, Aeonde

Petit livret, grand livre. Encore une fois, après La dernière œuvre de Phidias, Marilyne Bertoncini fait appel à la dimension mythique pour dire la condition humaine.

Les 101 Livres-ardoises de Wanda Mihuleac

Une épopée des rencontres heureuses des arts Artiste inventive, Wanda Mihuleac s’est proposé de produire des livres-objets, livres d’artiste, livres-surprise, de manières diverses et inédites où la poésie, le visuel, le dessin [...]

Marilyne Bertoncini, Mémoire vive des replis

Un joli format qui tient dans la poche pour ce livre précieux dans lequel Marilyne Bertoncini fait dialoguer poèmes et photographies (les siennes) pour accueillir les fragments du passé qui affleurent dans les [...]

Marilyne Bertoncini, Sable

Marilyne Bertoncini nous emmène vers la plage au sable fin, vers la mer et ses vagues qui dansent dans le vent pour un voyage tout intérieur… Elle marche dans [...]

Marilyne BERTONCINI, Mémoire vive des replis, Sable

Marilyne BERTONCINI – Mémoire vive des replis La poésie de Marilyne Bertoncini est singulière, en ce qu’elle s’appuie fréquemment sur des choses matérielles, pour prendre essor, à la façon [...]

Marilyne Bertoncini, La Noyée d’Onagawa

Chant du silence du fond de l’eau, celui où divague le corps de la femme de Yasuo Takamatsu. Flux et reflux du langage devenu poème, long discours sur le vide laissé par la [...]

Marilyne Bertoncini, La noyée d’Onagawa

Cette suite poétique, à la construction musicale, points et contrepoints, bouleverse et interroge. Inspirée d’une dépêche d’AFP, elle fait osciller le lecteur entre plusieurs réalités, temporalités et espaces. Continuité et rupture, matérialité et [...]




Voix du Kurdistan : Cîhan Roj, poète du vent et de la mémoire

Cîhan Roj, né en 1965, est un poète et romancier kurde. Il a commencé à écrire en 1993, et la même année, ses poèmes et nouvelles ont été publiés. Au total, 22 de ses livres ont été publiés : 11 romans, 6 recueils de poésie, 4 recueils de nouvelles et un essai. Son roman intitulé Perde a été traduit en turc.Il a écrit de nombreux articles sur la littérature kurde et ses expérimentations littéraires dans divers journaux, magazines et sites web en langue kurde.

L’émission « Wêjevan » sur Radio Rûdaw, qui a consacré 15 semaines à La littérature moderne kurde, est l’une de ses contributions majeures. De plus, il a participé à un livre sur Cegerxwîn, à l’ouvrage Kawayê Min, ainsi qu’à une anthologie de nouvelles publiée par la municipalité d’Amed.Au début de son roman Perde, Cîhan Roj écrit : « Nous cherchons nos rêves dans notre langue, et dans nos rêves, nous cherchons notre langue. » Il met particulièrement l’accent sur la « mémoire », afin que les détails et les éléments culturels restent vivants. Lors d’une interview en 2015, il a souligné le lien entre la littérature et l’absence, affirmant que la langue et la littérature kurdes, en tant que couleur unique, occupent une place importante dans la littérature mondiale.Au début de son ouvrage La littérature moderne kurde, il écrit :

Comme l’âme de Gilgamesh, tourmentée, comme Siyabend à la poursuite du destin…

Et au début de l’un de ses romans :

De l’âme et du courage de qui vient la force d’aimer, qui peut faire en sorte que l’on aime…

Avec ses écrits profonds et son langage coloré, Cîhan Roj occupe une place particulière dans la littérature kurde.

 

The other door : présentateur Helim Yüsiv, invité Cîhan Roj

Présentation de papier et pluie par Cîhan Roj

Ce poème, originellement écrit en kurde, s’inspire de la richesse des traditions orales et poétiques du peuple kurde, où la nature – la lune, le soleil, la pluie – et les émotions humaines s’entrelacent pour tisser des récits universels. Les images du « papier et de la pluie » ou de la « fée née d’un doux sommeil » reflètent une sensibilité kurde, où la poésie devient un refuge pour l’amour, la mémoire et l’espoir.  La référence à « un pays divisé en quatre » évoque la géographie historique du Kurdistan, fragmenté entre plusieurs nations, et célèbre la résilience culturelle à travers l’écriture. Ce poème est porté par une musicalité et des métaphores enracinées dans les chansons folkloriques kurdes.

∗∗∗

 

PAPİER ET PLUİE

L’un s’arrête, lisant un écrit sur du papier face à la pluie, l’autre ramasse le papier sorti de la boue,
Un autre encore a froissé le papier, brisé le cœur du papier, pierre et bois, nuit et oiseau blanc sont
devenus papier pour lui ; son écriture est liée aux lignes tracées ; elle coule des chansons, de l’amour et
de la passion, des regards d’une mère, des histoires d’un pays divisé en quatre, elle s'immisce dans 
l’aube, et alors chacun, avec un éclat de soleil, tisse un papier !
L’état de mon cœur est un tourbillon ; il est dans la nuit, dans le crépuscule, dans les soirées grises, les
rochers boisés, sans serment ni promesse, il attend un papier marqué d’un arc-en-ciel, un papier né
du doux sommeil d’une fée, la fée dont le cœur est fait des mêmes mots et paroles, chaque mot y
prend vie et âme, s’envole de ce secret, arrive et remplit le cœur d’un homme de lettres et de poèmes.

 

BI ŞEWLA XWE HÎV E, BI TEHMA XWE MEY

Yek sekinîye nivîsa li kaxiza li ber baranê dixwîne, yek radihêje kaxiza ji nav herîyê dertîne,

yeka din pel kirîye kaxiz, dil kirîye kaxiz, kevir û dar, şev û çivîka spî jê re bûne kaxiz; nivîsa  wê ref girêdaye;
ji kilaman de tên, ji eşq û evînê de tên, ji nihêrînên dayikekê tên, ji çîrokên welatekî çar parî tên, tên û li şefeqan
her yek jê bi pencikekî royê re kaxizekê diteyîsîne!
Halê dilê min e gêjgerînek e; li şevê ye, li şefeqê ye, li êvarên gewez, zinarên bi dar, bêy sond û qesem
li benda kaxizek bi reşbelek e, kaxiz ji xewa şîrîn a perîyekê hatî ye, perîya dilê wê heman peyv û gotinan e,
her gotin li wir bi ruh û can dibe, ji wir bi firê dikeve, tê û dilê meriv bi name û bi şîyîr dike.

1
Où que tu sois,
Dans n'importe quel instant,
L’amour là-bas est verdoyant, florissant.

2
Tu es un poème,
Avec l’éclat de la lune, le goût du vin,
Avec ta voix et ta mélodie, tu es une chanson des nuits d’automne,
Tu te répands dans chaque vallée, chaque ravin, montagne, toit,
Tu arrives jusqu’à mon cœur.

3
Les épopées sont mortes,
Les frayeurs ont disparu,
Les sortilèges sont brisés,
Les rêves sont partis avec l’eau,
Il ne reste que toi où le poème s'écrit.

 

1

Tu li ku bî
Li kîjan zemanî bî
Eşq li wir hêşîn, şên e

2

tu şîyîrek î
bi şewl hîv bi tehm mey
bi deng û newaya xwe stranek şevên payîzê yî
belav dibî li her gelî, newal çîya û baniyan
tê heya kezeba min

 3

destan herikîn
saw neman
sêhr betal bûn
xewn çûn ava
tu mayî li şîyîrekê

 

 

 

Présentation de l’auteur

Cîhan Roj

Cîhan Roj, né en 1965 (enregistré en 1964), est originaire du village d'Înaqa Gimgimê. Il a fait ses études primaires et secondaires à Gimgimê. Il a obtenu son diplôme en kurmandji en 1993. La même année, ses poèmes et ses nouvelles ont été publiés. Au cours des deux années suivantes, il a suivi des cours de mathématiques avancées et a obtenu son diplôme de l'Institut. Ses travaux ont été publiés dans Azadiya Welat en 2006. De 1993 à 1997, il a travaillé à Mêrdînê, au syndicat des enseignants, en tant que secrétaire chargé de l'éducation. En 2001, grâce à son initiative, la « Conférence des écrivains » a été organisée à Izmir. Lors de cette conférence, il a pris la décision de se consacrer entièrement à la littérature. Son premier ouvrage, « Ratîka », a été publié en 2002. Ses écrits ont été publiés dans de nombreux journaux, magazines et revues. Il est également rédacteur en chef du journal Diyarnameyê. À ce jour, 4 recueils de poèmes, 3 recueils de nouvelles, 9 romans, 1 recueil de poèmes et 17 autres ouvrages ont été publiés. Son roman « Perde » a été publié en turc sous le titre « Mahrum ». Il a également publié un livre sur Cîgerxwîn, intitulé « Kawayê Min », ainsi qu'un livre sur les Kurdes de la municipalité d'Amedê, dont il est l'un des auteurs.

Bibliographie 

Ratîka (Helbest) - weşanên Sî sibat 2002
Meyman (Çîrok) - Weşanên Lis 2006
Aqil diçe sewda dimine (Helbest) - Weşanên Do 2008
Deriyê çirokê (Çîrok) - Weşanên Do 2008
Meşa Moriyan (Roman) - Weşanen Evrensel 2011
Perde (Roman) - Weşanên Na 2012
Sehne (Çîrok) - Weşanên YNKD 2013
Serkêş (Roman) - Weşanên J&J 2014
Ji nû ve, Gîtara Bê Têl (Çapa duyem a Gîtara Bê Têl-2009) - Weşanên J&J 2014
Hurcahil (Roman) - Weşanên J&J 2015
REŞ (Roman) - Weşanên J&J 2015
AV Û BERF(helbestên bijare)-Weşanên J&J 2018
MALA BAZ(Roman)-Weşanên J&J 2018
ŞEŞAQIL (Roman)-Weşanên Lîs 2021

Poèmes choisis

Autres lectures




Ara Alexandre Shishmanian, Oniriques

l’éros des étoiles s’éteint dans la peur
et les puits de l’inconscient se dressent
avec leur perplexité pleine de bitume

Ce nouvel ouvrage d’Ara Shishmanian est en réalité une sélection mise à la disposition des lecteurs francophones dans une traduction de Dana Shishmanian révisée par l’auteur, des trois recueils en roumain du cycle Onirice entamé en 2022. On y retrouvera les mêmes élans dans l’inconnaissable, les mêmes audaces de langage que dans La Létale de la lune(2024). Si les rêves ou plutôt les « rêveries », ces rêves éveillés, sont en effet un matériau courant pour les écrivains, parfois revendiqué comme chez Rousseau ou Gérard de Nerval, il est des poètes – Rimbaud, Lautréamont, les Surréalistes – capables de s’affranchir de toute logique et de transcender la réalité (celle suivant laquelle, par exemple, un chat miaule et n’aboie jamais).

L’exercice est bien sûr difficile, le risque de tomber dans l’abscons, dans l’absurde, le pur non-sens est lui, bien réel, mais quand il est réussi comme chez les auteurs précités leurs écrits obligent le lecteur à sortir de sa routine, accepter un univers où tout est perverti : ce n’est pas seulement en effet, comme dans la littérature fantastique, qu’on y raconte des histoires certes incroyables mais conservant une logique interne, c’est qu’il n’y a même plus d’histoire ni de logique, seulement des images qui défient le sens commun et qui néanmoins – si l’exercice est réussi – « font sens ». Ara Shishmanian, qui préfère pour sa part à « rêverie » les néologismes « arrêve » ou « urrêve », est orfèvre en la matière.        

Verbatim :

  • et à nouveau ces regards semblables à des cordes qui nouent mes chevilles • mon index me brûle – et la glace fait fondre le hurlement que j’essaie de montrer • et le couteau se transforme en sourire • et ma grotte attire tous les fruits qui me répugnent • et le vide me guide tel un mort reconnaissant • car le monde n’est que l’entrepôt où se fut empilé tout ce qui m’est dû – tous les objets volés et les vies que je n’ai pu vivre • ou ce zéro-miroir où sont rassemblés tous mes malheurs • et ce chien non négociable dont le fidèle désastre m’a toujours accompagné •

Ara Alexandre Shishmanian, Oniriques, traduction du roumain par Dana Shishmanian et Ara Alexandre Shishmanian, Paris, PHOS (ΦΩΣ), 2025, 156 p., 12 €.

Le texte se présente ainsi, comme une suite de quatre-vingt-dix paragraphes titrés et numérotés scandés par des « • », sans majuscules, avec de nombreux « – », construisant un long poème de vers libres (où l’on préférera peut-être voir plutôt de la prose poétique). Un homme que l’on devine âgé dresse une sorte de bilan de sa vie, dans l’attente de la fin : oh ! mort, tu me hanterais comme un arbre invisible

Une telle déréliction s’accompagne de la conviction chez le poète que, si bien entouré qu’il soit chacun d’entre nous est irrémédiablement pris dans la corde violacée de la solitude, […] écho de l’âme profonde, sachant par ailleurs que son pessimisme radical (je prophétise mon angoisse perdue dans le bordel des oublis)  englobe l’humanité entière (• toute cette frange toxique de l’autre •) et que l’amour y tient peu de place.

voici la fille absurde avec ses seins blêmes • peut-être morte déjà – émergeant d’un miroir étranger • avec ses seins blêmes et durs – des prunes bizarres que l’on peut mâcher sans fin • et dans l’éclat obscur – le néant brisé où l’oubli avec son mirage trouble semblait me raconter son obscénité timide comme le reste d’un fantasme • et peut-être un soldat – ou deux ou trois – sortaient d’elle avec leurs uniformes rouges de sang • telles des croûtes de pain mâchées par une ultime guerre • des croûtes de pain ou des tablettes de chocolat déflorées •

De rares entractes, d’autant plus précieux, viennent éclairer un univers si sombre :

  • une barque passait à travers ma fenêtre en battant lentement des ailes – qu’elle était douce cette folie d’un sourire • plus douce – bien plus douce qu’un pot de confiture

On admire, au passage, la trivialité inattendue de la métaphore « pot de confiture » qui clôt le paragraphe 47 (« le chapeau plein les yeux »), à la mi-temps du livre.

Le poète, il est vrai, n’a pas peur des mots et ne recule pas devant les mots crus (bordel, ci dessus), les images directement sexuelles (la fellation des ténèbres ; l’érection de la mer ; la masturbation féministe des tombeaux ; des rivages de sperme ; mon éjaculation, sperme atomique ou enfer échoué ; les hospices m’envoient des folles en robe blanche pour les baiser), les précisions anatomiques (eurydice [sans majuscule] au vagin de lys blanc). Mais il ne s’agit là que de rares notations destinées à prouver que rien n’est interdit pour qui entend brûler la poésie avec des vers.

 Si une telle poésie est par essence source d’infinies énigmes, certaines formulations se réfèrent à la science la plus actuelle, telle : • voici une route déchiquetée d’où émergent les franges d’une femme quantique • ou les traces équivoques du chat de Schrödinger • À cet égard, on se référera utilement à la préface de Dana Shishmanian qui révèle la philosophie sous-jacente du recueil, une « méontologie » témoignant d’un monde où rien n’embrasse le commencement de nulle part sur le coussin nostalgique de jamais.

Le lecteur de La Létale de la lune retrouvera ici des obsessions chères au poète, ce titre  réapparaissant d’ailleurs au passage : • la fixité de cristal de la panique – de l’étrangère – la létale de la lune qui me regarde avec des yeux de sibylle saccagée • Le mot « lune » revient à maintes reprises, jusqu’à la fin : • hostile s’effondre la lune longuement attendue en féroce solitude

De même l’adjectif « létal » ou le substantif correspondant : – un mensonge à la létalité gelée • Cependant, comme dans l’ouvrage précédent, c’est le qualificatif « bleu » qui revient avec le plus d’insistance, au détriment des autres couleurs. Je suis malade de solitaire et de bleu […] • et à nouveau le bleu pleure sur mon visage. Il serait sans nul doute intéressant de percer le mystère d’une telle fascination pour le bleu (qui n’est pas que le bleu de l’âme), si cher à Jean-Michel Maulpoix (Une histoire de bleu, L’Instinct de ciel).

Et toi poète, sculpteur de cernes, héraut des dés, pantin onirique […] qui aspire notre chair des mystères, si tu crains peut-être le néant, c’est que tu ne fais pas suffisamment confiance aux livres qui ne sont pas, comme tu le crois, des sources asséchées où nous ne pourrions plus boire que les épis de la sécheresse

  • le mannequin du poète veille sur l’agonie des syllabes

Présentation de l’auteur

Ara Alexandre Shishmanian

Né à Bucarest en 1951, diplômé de la faculté de langues romanes, classiques et orientales, avec une thèse sur le Sacrifice védique, opposant au régime communiste, Ara Alexandre Shishmanian a quitté définitivement la Roumanie en 1983. Poète et historien des religions, il est l’auteur de plusieurs études sur l’Inde védique et la Gnose, parues dans des publications de spécialité en Belgique, France, Italie, Roumanie, États-Unis (dont les actes du colloque « Psychanodia » qu’il a organisé à Paris sous l’égide de l’INALCO en mémoire de I. P. Couliano, disciple de Mircea Eliade : Ascension et hypostases initiatiques de l’âme. Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses, 2006, et le premier numéro d’une publication périodique : Les cahiers Psychanodia, I, 2011 ; ces deux publications sont éditées par l’Association « Les amis de I. P. Couliano » qu’il a créée en 2005).

Il est également l’auteur de 18 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997 : Priviri / Regards, Ochiul Orb / L’oeil aveugle, Tireziada / La tirésiade, regroupés dans Triptic / Triptyque (2001, éd. Cartea românească), le cycle Migrene / Migraines, I-VI (2003-2017), le cycle Absenţe / Absences, I-IV (2008-2011), et enfin Neştiute / Méconnues, I-V (2012, 2014, 2015, 2018).

Deux volumes de poèmes traduits en français par Dana Shishmanian sont parus aux éditions L’Harmattan, dans la collection Accent tonique : Fenêtre avec esseulement (2014), et Le sang de la ville (2016), les deux plusieurs fois recensés dans des revues littéraires françaises (dont Recours au poème).

Autres lectures

Ara Alexandre Shishmanian, Fenêtre avec esseulement

Historien des religions, auteur de plusieurs études sur l'Inde Védique et la Gnose, Ara Shishmanian a également organisé, puis édité avec son épouse, Dana, les actes d'un colloque sur la mystique eschatologique à travers les religions mais aussi de 14 volumes de poèmes parus en Roumanie depuis 1997.

Ara Alexandre Shishmanian, Les Non-êtres imaginaires

Avouons-le : il s'agit, à première vue, d'un livre difficile, érudit, qui fait appel, entre autres, à des auteurs majeurs tels Borges, Poe, Kafka, Novalis, Rilke... Ce d'autant que nous sommes face à [...]

Ara Alexandre Shishmanian, Orphée lunaire, Mi-graines

Orphée lunaire, dernier opus d’Ara Alexandre Shishmanian, suit de près le Mi-graines paru aux éditions L’Echappée belle en 2021. Disparité sémantique entre ces deux titres, mais on retrouve dans ces deux recueils la [...]

Ara Alexandre Shishmanian, Oniriques

l’éros des étoiles s’éteint dans la peur • et les puits de l’inconscient se dressent avec leur perplexité pleine de bitume • Ce nouvel ouvrage d’Ara Shishmanian est en réalité une sélection mise [...]