Lucien Wasselin, Puisque la lumière reste à créer

Nous apprenons avec une vive émotion le décès de notre ami et de ce grand poète et critique que fut Lucien Wasselin, décédé le 11 février à Plérin où il vivait depuis quelques années.

Né en 1945, Lucien Wasselin a vécu dans le Nord de la France. Poète, il a collaboré par ses articles et notes de lecture (poésie, littérature générale, arts plastiques, musique…) à plusieurs publications (revues, journaux généralistes…). Il a été un collaborateur de la première heure de recours au poème. Il a donné également  des articles régulièrement dans des revues "papier" comme Europe ou "en ligne" comme Texture, a été  membre des comités de rédaction de Faites Entrer L’infini (où il a publié plusieurs études), de la Revue Commune… 

Le Printemps des poètes.

Il a coordonné des dossiers Ilse et Pierre Garnier, Max Alhau, Gérard Le Gouic et publié en revue des études sur Alin Anseeuw, Louis Aragon, René Crevel, Pierre Dhainaut, Eugène Guillevic, Ivar ch’Vavar, Léon Moussinac, Armand Olivennes, Jean Prévost… Co-fondateur d’OrpailleuR-éditions en 1991 (livres d’artistes et estampes originales), il a participé à l’animation de cette structure jusqu’en 2007. Essayiste, critique et grand poète, il avait également publié un grand nombre de très beaux recueils. 

Recours au poème lui rendra hommage dans son numéro de Mai/Juin. Toutes nos pensées vers ses proches.

Lucien Wasselin sur Recours au poème => toutes ses contributions

Bibliographie

Poésie  :

  • Balises, avec la reproduction de 12 peintures de Kijno, Éditions du Littéraire, 2014.
  • Poésie-Réalité, Rhubarbe, 2012.
  • Stèles lichens, Editinter, 2012.
  • Obscurément le cri, (édition complète et bilingue), Verlag Im Wald, couverture de Kijno, 2011.
  • Obscurément le cri, Airelles, (extraits), avec la photographie d’une sculpture de Michel Poix, 2008.
  • La rage, ses abords, Le Dé bleu, 2001
  • Voix obscure, (édition bilingue), Verlag Im Wald, préface de Pierre Dhainaut, 1999.
  • Le bleu, le noir, Moraines, interventions plastiques de Michel Joulé, 1996.
  • Lieux, moments, La Chemise Ouverte, 1995
  • Fragments du manque, édition complète, Le Dé bleu, 1988
  • Fragments du manque, extraits manuscrits avec 3 dessins de Patrick Fort, Le Pavé, 1985
  • Fragments, Le Pavé, avec 2 dessins de Jacques Pasquier, 1982.
  • La mour, l’Amort, Atelier Overdose, 1982
  • Mots, meute, Le Pied d’Argent, 1981
  • Sillages, Millas-Martin, 1971

    Livres d’artistes :

  • Chaînes, cordages, (photographies de Pierre Vandrotte), OrpailleuR-éditions, 2008.
  • Obscurément le cri, (gravures de Patrick Vernet), Editions du Prussien, 2008.
  • Le bleu, le noir et autres textes, A.M.I Productions 2004. Livre-CD sous forme de carnet à dessins. Tirage : 500 exemplaires.
  • Cycle obcur des Song, Au Pied d’Argent, 2004. Avec 3 gravures originales de J.G Gwezenneg. Tirage : 60 exemplaires.
  • Images du temps qui passe,Alain Benoît éditeur, 2002. Tirages : 90 exemplaires.
  • Le pérégrin immobile, Orpailleur éditions, 1996. Gravures de Francis Beaudelot. Tirage : 54 exemplaires
  • Louvoiements de l’inquiétude, Atelier du Prussien, 1995. Tirage : 40 exemplaires. Gravures de Patrick Vernet.
  • Le portulan des rêves, Atelier du Transvaal, 1991. Tirage : 55 exemplaires. Photographies et sérigraphies de Pierre Vandrotte.
  • En toutes lettres dans le texte, Ecbolade, 1987. Tirage : 20 exemplaires. Gravures/collages de Patrick Vernet.

    Prose

  • Le temps, la lumière éternelle (Hommage à I & P Garnier), L’herbe qui tremble, 2015.
  • Aragon : la fin et la forme, (essai), Recours au Poème éditions, (livre numérique), 2014.
  • Contre l’air du temps, (journal, fragments), Polder, 1995.

    Ecrits sur l’art (préfaces, textes divers pour catalogues, etc)

  • Kijno, une donation, introduction de Salah Stétié, Éditions du Littéraire, 2013.
  • Artoismarche, photographies de Nicolas Frémiot, Poursuite éditions, 2011.
  • Dans la mouvance d’Icare, gravures de Patrick Vernet, Médiathèque de Valenciennes, 2010.
  • Charbon, peintures de Robert Renard, sd (2008), Hors commerce.

    Essai :

  • Fagots de mots (glose de François Laur), éditions Rafael de Surtis, 2009.
  • Aragon au pays des mines ; (en collaboration avec Marie Léger), Le Temps des Cerises, 2007 ; (avec 18 articles retrouvés d’Aragon)

Ses poèmes publiés sur  Recours au poème 

Présentation de l’auteur

Lucien Wasselin

Il a publié une vingtaine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d'artistes ou à tirage limité. Présent dans plusieurs anthologies, il a été traduit en allemand et collabore régulièrement à plusieurs périodiques. Il est membre du comité de rédaction de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, Faîtes Entrer L'Infini, dans laquelle il a publié plusieurs articles et études consacrés à Aragon.

A signaler son livre écrit en collaboration avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 articles retrouvés d'Aragon), au Temps des Cerises en 2007.
Il est aussi l'auteur d'un Atelier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.

Lucien Wasselin

Autres lectures

Lucien Wasselin, Mémoire oublieuse et vigilante

Auteur de fragments, amateur de petits pays et de lichens sobres, spécialiste reconnu d’Aragon, collectionneur de mots et de chemins, Lucien Wasselin est fidèle à son nord natal, à ses premières lectures, à [...]




Lucien Wasselin, Puisque la lumière reste à créer

Nous apprenons avec une vive émotion le décès de notre ami et de ce grand poète et critique que fut Lucien Wasselin, décédé le 11 février à Plérin où il vivait depuis quelques années.

Né en 1945, Lucien Wasselin a vécu dans le Nord de la France. Poète, il a collaboré par ses articles et notes de lecture (poésie, littérature générale, arts plastiques, musique…) à plusieurs publications (revues, journaux généralistes…). Il a été un collaborateur de la première heure de recours au poème. Il a donné également  des articles régulièrement dans des revues "papier" comme Europe ou "en ligne" comme Texture, a été  membre des comités de rédaction de Faites Entrer L’infini (où il a publié plusieurs études), de la Revue Commune… 

Le Printemps des Poètes.

Il a coordonné des dossiers Ilse et Pierre Garnier, Max Alhau, Gérard Le Gouic et publié en revue des études sur Alin Anseeuw, Louis Aragon, René Crevel, Pierre Dhainaut, Eugène Guillevic, Ivar ch’Vavar, Léon Moussinac, Armand Olivennes, Jean Prévost… Co-fondateur d’OrpailleuR-éditions en 1991 (livres d’artistes et estampes originales), il a participé à l’animation de cette structure jusqu’en 2007. Essayiste, critique et grand poète, il avait également publié un grand nombre de très beaux recueils. 

Recours au poème lui rendra hommage dans son numéro de Mai/Juin. Toutes nos pensées vers ses proches.

Lucien Wasselin sur Recours au poème => toutes ses contributions

 

 

Bibliographie

Poésie  :

  • Balises, avec la reproduction de 12 peintures de Kijno, Éditions du Littéraire, 2014.
  • Poésie-Réalité, Rhubarbe, 2012.
  • Stèles lichens, Editinter, 2012.
  • Obscurément le cri, (édition complète et bilingue), Verlag Im Wald, couverture de Kijno, 2011.
  • Obscurément le cri, Airelles, (extraits), avec la photographie d’une sculpture de Michel Poix, 2008.
  • La rage, ses abords, Le Dé bleu, 2001
  • Voix obscure, (édition bilingue), Verlag Im Wald, préface de Pierre Dhainaut, 1999.
  • Le bleu, le noir, Moraines, interventions plastiques de Michel Joulé, 1996.
  • Lieux, moments, La Chemise Ouverte, 1995
  • Fragments du manque, édition complète, Le Dé bleu, 1988
  • Fragments du manque, extraits manuscrits avec 3 dessins de Patrick Fort, Le Pavé, 1985
  • Fragments, Le Pavé, avec 2 dessins de Jacques Pasquier, 1982.
  • La mour, l’Amort, Atelier Overdose, 1982
  • Mots, meute, Le Pied d’Argent, 1981
  • Sillages, Millas-Martin, 1971

    Livres d’artistes :

  • Chaînes, cordages, (photographies de Pierre Vandrotte), OrpailleuR-éditions, 2008.
  • Obscurément le cri, (gravures de Patrick Vernet), Editions du Prussien, 2008.
  • Le bleu, le noir et autres textes, A.M.I Productions 2004. Livre-CD sous forme de carnet à dessins. Tirage : 500 exemplaires.
  • Cycle obcur des Song, Au Pied d’Argent, 2004. Avec 3 gravures originales de J.G Gwezenneg. Tirage : 60 exemplaires.
  • Images du temps qui passe,Alain Benoît éditeur, 2002. Tirages : 90 exemplaires.
  • Le pérégrin immobile, Orpailleur éditions, 1996. Gravures de Francis Beaudelot. Tirage : 54 exemplaires
  • Louvoiements de l’inquiétude, Atelier du Prussien, 1995. Tirage : 40 exemplaires. Gravures de Patrick Vernet.
  • Le portulan des rêves, Atelier du Transvaal, 1991. Tirage : 55 exemplaires. Photographies et sérigraphies de Pierre Vandrotte.
  • En toutes lettres dans le texte, Ecbolade, 1987. Tirage : 20 exemplaires. Gravures/collages de Patrick Vernet.

    Prose

  • Le temps, la lumière éternelle (Hommage à I & P Garnier), L’herbe qui tremble, 2015.
  • Aragon : la fin et la forme, (essai), Recours au Poème éditions, (livre numérique), 2014.
  • Contre l’air du temps, (journal, fragments), Polder, 1995.

    Ecrits sur l’art (préfaces, textes divers pour catalogues, etc)

  • Kijno, une donation, introduction de Salah Stétié, Éditions du Littéraire, 2013.
  • Artoismarche, photographies de Nicolas Frémiot, Poursuite éditions, 2011.
  • Dans la mouvance d’Icare, gravures de Patrick Vernet, Médiathèque de Valenciennes, 2010.
  • Charbon, peintures de Robert Renard, sd (2008), Hors commerce.

    Essai :

  • Fagots de mots (glose de François Laur), éditions Rafael de Surtis, 2009.
  • Aragon au pays des mines ; (en collaboration avec Marie Léger), Le Temps des Cerises, 2007 ; (avec 18 articles retrouvés d’Aragon)

Ses poèmes publiés sur  Recours au poème 

Présentation de l’auteur

Lucien Wasselin

Il a publié une vingtaine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d'artistes ou à tirage limité. Présent dans plusieurs anthologies, il a été traduit en allemand et collabore régulièrement à plusieurs périodiques. Il est membre du comité de rédaction de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, Faîtes Entrer L'Infini, dans laquelle il a publié plusieurs articles et études consacrés à Aragon.

A signaler son livre écrit en collaboration avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 articles retrouvés d'Aragon), au Temps des Cerises en 2007.
Il est aussi l'auteur d'un Atelier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.

Lucien Wasselin

Autres lectures

Lucien Wasselin, Mémoire oublieuse et vigilante

Auteur de fragments, amateur de petits pays et de lichens sobres, spécialiste reconnu d’Aragon, collectionneur de mots et de chemins, Lucien Wasselin est fidèle à son nord natal, à ses premières lectures, à [...]




Lucien Wasselin, Saint Didier, et autres poèmes

Un ensemble publié en 2014.

Richard
ces fameux problèmes d'hommes
ils sont venus s'ajouter
à ceux de fin du mois

quel est le plus dur
de la mélancolie ou du manque
même aux heures les plus pâles de la nuit
je n'ai jamais su

et le temps venu
on se dit qu'on a raté sa vie
qu'on n'a pas su lutter
qu'on a seulement cassé son âme

à regarder aujourd'hui les morceaux
dans le caniveau
les camarades sont devenus rares

les rêves sont intacts
on se révolte encore
on refuse de s'allonger sur la pierre
et d'offrir sa gorge au couteau
demain s'éloigne toujours
et nous le poursuivons

Richard
ces fameux problèmes d'hommes
ils sont venus s'ajouter
à ceux de fin du mois

quel est le plus dur
de la mélancolie ou du manque
même aux heures les plus pâles de la nuit
je n'ai jamais su

et le temps venu
on se dit qu'on a raté sa vie
qu'on n'a pas su lutter
qu'on a seulement cassé son âme

à regarder aujourd'hui les morceaux
dans le caniveau
les camarades sont devenus rares

les rêves sont intacts
on se révolte encore
on refuse de s'allonger sur la pierre
et d'offrir sa gorge au couteau
demain s'éloigne toujours
et nous le poursuivons

La fiancée du pirate
le chant qui s'élève
est une voix qui troue l'espace
et le fait trembler

je me souviens de Chant public
devant deux chaises électriques
c'était début soixante-six
Pia Colombo jouait Union maid
le souvenir me déchire encore
comme un écho de Woody Guthrie
elle chantait deux chansons
que le théâtre était beau
j'ai toujours le livre de Gatti
dédicacé de deux têtes de chats
et c'est la même nuit
de sueur et d 'agonie

puis ce fut
Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny
et ensuite
le récital Bertolt Brecht et Kurt Weil
j'écoute encore le disque
je n'ai jamais vu
Il faut rêver dit Lénine
mais je rêve toujours
aujourd'hui que la nuit
de sueur et d'agonie
semble recouvrir le monde

pas de nostalgie
mais la rage et la hargne
d'encor durer sans me renier
I'm sticking to the union 'til the day I die
la nuit de sueur et d'agonie
se déchire
Public song before two electric chair
fut joué à Los Angeles
pour commencer le millénaire
sans Pia Colombo

et le passé revient au jour
à l'ordre du jour

mais un soir il y aura des cris dans le port
et on dira : Que sont ces cris-là ?

5 mai 1981 Bobby Sands

gloire dans les siècles des siècles
et dans une journée de sa vie
à Bobby Sands mort de faim
dans la geôle de Long Kesh
par la cruauté du fossile
symboliquement deux fois décapité
qui régnait alors à downing street
et qui finit par perdre la tête
 

Présentation de l’auteur

Iris Cushing

Iris Marble Cushing was born in Tarzana, CA in 1983. She has received grants and awards for her work from the National Endowment for the Arts and The Frederick and Frances Sommer Foundation, as well as a writing residency at Grand Canyon National Park in Arizona. Her poems have been published in the Boston Review, La Fovea, No, Dear, and other places. A collaboration with photographer George Woodman, How a Picture Grows a World, was translated into Italian and was the subject of an exhibition at Galeria Alessandro Bagnai in Florence, Italy. Iris lives in Brooklyn, where she works as an editor for Argos Books and for Circumference: A journal of poetry in translation.  

Iris Cushing

Poèmes choisis

Autres lectures




Lucien Wasselin, Mémoire oublieuse et vigilante

Auteur de fragments, amateur de petits pays et de lichens sobres, spécialiste reconnu d’Aragon, collectionneur de mots et de chemins, Lucien Wasselin est fidèle à son nord natal, à ses premières lectures, à Carvin (Pas-de-Calais) et à la Tribune du Mineur (puis La tribune de la région minière) où il tenait une rubrique régulière. Son dernier recueil, Lieux, villégiatures, souvenirs & autres instantanés(oui, il travaille aussi avec des photographes), édité loin de là à Châteauroux-les-Alpes ce2019 par Gros Textes (80 p.), rassemble des proses poétiques, des souvenirs presque toujours in memoriam, des carnets de voyage et une suite de courts poèmes dédiés à la figure mythologique d’Icare fils de Dédale ; comme son titre (long) l’indique assez précisément.

Ce court livre – ou bref recueil – a pu être en quelque sorte complété par les textes publiés récemment sur ce même site (n° 193, mars2019) et intitulés du reste et d’autres poèmes.  

Chez l’Alighieri (oui, auteur – vous l’aurez remarqué – de nouveau à la mode), Icare devient, avec Phaéton, un emblème de témérité juvénile punie, que Dante (le personnage de 35 ans) garde bien toujours en tête au cours de son périlleux voyage d’outre-tombe (et « le malheureux Icare sentit/sur lui fondre la cire et tomber ses plumes,/son père lui criant : “Tu vas à mal !”, » – Enfer xvii, vers109-11). Chez Wasselin, cette figure se confond peut-être avec celle d’Ésaque se jetant de désespoir dans la mer et sauvé enfin par la grande Téthys qui le transforma en oiseau aquatique (le plongeon) ; mais elle n’en est pas moins efficace : « seul aujourd’hui/l’oiseau qui tombe/tête vers le bas/évoque ton souvenir » ; ou encore : « la roue du destin te broie/Icare dans les ronces/bec sur la terre trop dure » (p.68-69). Où notre effroi écologique rejoint par delà les temps la compassion pour qui risque de se noyer, semble condamné à un tel destin.  

Lieux, villégiatures, souvenirs & autres instantanés, Lucien Wasselin, éditions Gros textes, 2018, 82 pages, 6€.

Ce qui nous touche ici, comme chez Baudelaire déjà évoquant « le vieux Paris », c’est avant toute conviction la mémoire inscrite dans notre cosmoset notre logos familiers : « Le paysage est un palimpseste. Je n’ai pas retrouvé l’estaminet Busset-Lamant. […] Le mot estaminet existe-t-il encore ? Se souvient-on de ce que fut un estaminet ? » (p.11). Oui, nous sommes faits de terre, de mots, et d’êtres qui nous ont entourés, qui nous prennent à témoins :

Habitation. la maison à la sortie du village, sur la route qui mène au bourg, la vieille qui l’habitait s’en est allée discrètement. personne ne nous a mis au courant. qui d’ailleurs l’aurait fait ?

– ici, l’absence de verbe principal ausculte au plus près – et exprime sans pathos – le pur surgissement de l’émotion, sans laquelle, croyons-nous, pas de poésie. Et, pour l’ami Pierre Garnier : « que peut le poème qui n’est ni un anti-anémique, ni un anti-septique, ni un anti-inflammatoire comme l’est rheum officinale [la rhubarbe chinoise] ? » (p.57). Que peut la poésie « en temps de détresse » ?

Même Icare peut nous dire quelque chose « au pays de la marchandise », où « chacun rampe/les mains dans les poches » (p.74). Lucien Wasselin semble prendre à son compte le temps présent vite oublieux, et une mémoire historique à la Perec, qui le dépasse infiniment. Exemple, ce lieu insistant, du côté de Carvin et de la Deûle :

             Une meute court dans la mémoire. Je la retrouve ruelle des petits chiens. Je presse
le pas et je me souviens que Cyprien Quinet mourut au camp de Hersbruck, mis en pièces
par les chiens des SS. (p. 10)    

Par où nous basculons sans solution de continuité vers les inédits récents déjà nommés, parus ici même : à l’opposé des non-lieux qui désormais nous dépaysent partout. Je leur laisse le soin de ne pas conclure, puisqu’aussi bien, s’il est permis, l’écriture de Wasselin donne souvent l’impression d’être en attente, sur le point de délivrer une parole autre, par pudeur retenue, impuissante, ou en cours de cheminement obstinée et oublieuse, comme notre mémoire…

 

sainte prisca

18 janvier 1943 Émilienne Mopty

elle fut à la tête des manifestantes
dans les Indes Noires en 1941
lors des grèves de mineurs

trahie et arrêtée par la gestapo
elle fut décapitée à Cologne par les nazis

fait-on des vers
avec l’horreur
soixante-dix ans après

si ce n’est pour conjurer l’oubli

(voir : https://www.recoursaupoeme.fr/lucien-wasselin-2/ )

 

Présentation de l’auteur

Lucien Wasselin

Il a publié une vingtaine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d'artistes ou à tirage limité. Présent dans plusieurs anthologies, il a été traduit en allemand et collabore régulièrement à plusieurs périodiques. Il est membre du comité de rédaction de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, Faîtes Entrer L'Infini, dans laquelle il a publié plusieurs articles et études consacrés à Aragon.

A signaler son livre écrit en collaboration avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 articles retrouvés d'Aragon), au Temps des Cerises en 2007.
Il est aussi l'auteur d'un Atelier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.

Lucien Wasselin

Autres lectures

Lucien Wasselin, Mémoire oublieuse et vigilante

Auteur de fragments, amateur de petits pays et de lichens sobres, spécialiste reconnu d’Aragon, collectionneur de mots et de chemins, Lucien Wasselin est fidèle à son nord natal, à ses premières lectures, à [...]




Lucien Wasselin, et autres poèmes

 

saint rémi

 

15 janvier 1919 Rosa Luxemburg

sur ordre de Gustav Noske
social-démocrate bon teint
la répression éradique Spartakus

Rosa fut frappée à coups de crosse
abattue d'une balle dans la tête
et jetée dans le Landwehrkanal

le poème ne dit pas le bruit
des coups de crosse ni du révolver
ni du corps jeté dans l'eau

 

sainte prisca

 

18 janvier 1943 Emilienne Mopty

elle fut à la tête des manifestantes 
dans les Indes Noires en 1941
lors des grèves de mineurs

trahie et arrêtée par la gestapo
elle fut décapitée à Cologne par les nazis

fait-on des vers 
avec l'horreur
soixante-dix ans après

si ce n'est pour conjurer l'oubli

 

sainte sandrine

 

2 avril 1943 Jules Boussingault

assassiné par un kapo 
lors d'un appel au camp de mauthausen
à coups de manche de pelle 
il éclabousse son voisin
de fragments de cervelle

légende ou réalité
je ne sais

 

 

sainte alida

 

26 avril 1937 Guernica

la bataille continue de nos jours
comme elle continua après 1937

à otto abetz regardant une photo
du tableau de Picasso
et lui demandant "c'est vous qui avez fait cela"
le peintre aurait répondu "non c'est vous"

aujourd'hui encore les chiffres
sont revus à la baisse
on est passé de 1654 morts à
300 voire à 100

il n'y aura bientôt plus
que des survivants

reste que franco la muerte s'est lavé les mains
dans le sang des habitants de Guernica

reste que Picasso a peint
le tableau le plus célèbre du monde
pour dire son horreur et sa colère

reste qu'un seul mort
est un mort de trop

souvenirs souvenirs
emportez !

 

saint donatien

 

24 mai 1871 Semaine sanglante

les morts sont coupables
on ne sait jamais qui se cache dans un cercueil
passage Tivoli à Paris
l'armée versaillaise arrose de balles
un corbillard qui mène au cimetière
un habitant du quartier mort dans son lit
les chevaux s'enfuient tirant au diable
le convoi funèbre les fers résonnent
rue d'Amsterdam un croque-mort tombe
il passera de vie à trépas dans la nuit
l'ankou et le kapital ricanent

 

 

été

 

21 juin 1957 Maurice Audin

éternel évadé de la vie
incarnation de l'homme aux semelles de vent

il fut torturé et n'en revint pas

la lumière n'est pas faite
sur l'éternelle disparition

le sera-t-elle un jour
au terme du parcours Maurice Audin

 

saint firmin

 

11 octobre 1914 Jean-Julien Chapelant

quadrature du cercle
et paroles perdues dans le vide

capturé par l'ennemi
il s'évade malgré une blessure à la jambe
et regagne son régiment

accusé de capitulation en rase campagne
il est condamné à mort
fusillé pour l'exemple
attaché à son brancard
dressé contre un pommier

combien faut-il de balles
pour abattre un arbre




Lucien Wasselin

Il a publié une vingtaine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d'artistes ou à tirage limité. Présent dans plusieurs anthologies, il a été traduit en allemand et collabore régulièrement à plusieurs périodiques. Il est membre du comité de rédaction de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, Faîtes Entrer L'Infini, dans laquelle il a publié plusieurs articles et études consacrés à Aragon.

A signaler son livre écrit en collaboration avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 articles retrouvés d'Aragon), au Temps des Cerises en 2007.
Il est aussi l'auteur d'un Atelier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.

Lucien Wasselin

Autres lectures

Lucien Wasselin, Mémoire oublieuse et vigilante

Auteur de fragments, amateur de petits pays et de lichens sobres, spécialiste reconnu d’Aragon, collectionneur de mots et de chemins, Lucien Wasselin est fidèle à son nord natal, à ses premières lectures, à [...]




Fil de lecture de Lucien WASSELIN

 

 

Nanos VALAORITIS  :  Amer carnaval

 

Nanos Valaoritis est un poète et romancier grec avec qui il faut compter : en 2014, le 43 ème Festival du livre grec lui a été consacré et son œuvre a été distinguée par plusieurs prix littéraires dans son pays ainsi qu'à l'étranger (aux USA en particulier où il reçut en 1996 le prix National Poetry Association). Le présent recueil, intitulé "Amer Carnaval" semble être un choix de poèmes tiré de son avant-dernier recueil qui porte le même titre : c'est du moins ce qu'affirme sa traductrice, Photini Papariga (p 9). Ce qui n'empêche pas Christophe Dauphin de signaler dans sa préface  qu'il est sans doute l'un des poètes surréalistes les plus importants de la Grèce… Et de souligner les rapports de Valaoritis eut avec Elisa et André Breton, et quelques peintres de la même école… Mais Valaoritis  conserva de son passage par le surréalisme, "l'usage d'images insolites et insolentes"… De fait, ce poète grec apparaît dans ce choix de poèmes comme le lointain cousin d'un Jacques Prévert. : "Une phrase échappée / de ses rails mous / a échoué dans une   prairie / vert foncé  avec des orangers…". Il faut signaler que le préfacier évite son travers habituel, à savoir l'attaque systématique contre les staliniens auxquels sont réduits de nombreux poètes sans tenir compte de l'Histoire et de leur évolution personnelle : ainsi Dauphin met-il l'accent sur la lutte contre l'occupant nazi, les différentes dictatures qui se sont succédées en Grèce et contre le diktat européen actuel qui lui font rendre hommage à Ritsos et Valaoritis qui se retrouvent sur le même plan…

Le poème est convenu, la disposition strophique sans surprise mais l'humour est là : "Et maintenant j'ai oublié / ce que je voulais écrire / quelque chose bien sûr / de très banal à première vue". Humour certes grinçant, mais humour cependant, quand tout poète cherche l'originalité. L'image reste insolite : "Les traces des crises d'épilepsie / laissent leurs queues de cheval s'agiter", mais il y a quelque chose de subversif qui s'exprime. La coupe du mot en fin de vers isole des syllabes qui renforcent le côté comique et révolutionnaire du poème : ainsi avec con/sommation ou con/vives. Dans une forme relevant de la raison ou de la lucidité court souvent une image plus ou moins surréaliste où se mêlent l'érotisme (À tout prix), l'actualité technologique (Au lieu de), les références aux poètes du passé (N'en plaise à Dieu ou Au balcon de  Paul Valéry)… C'est la marque de fabrique de Nanos Valaoritis. Jamais il n'oublie le politique (la dette ou l'Histoire) qui vient colorer des aperçus plus traditionnels ou plus prosaïques. Christophe Dauphin a raison de noter dans sa préface que Valaoritis "n'a jamais été fermé à d'autres influences et courants [autres que surréalistes] de la modernité poétique". Et il ajoute : "Disons que, inclassable, Valaoritis est valaoriste ! ". L'édition française d'Amer carnaval se termine par des références bibliographiques de ses parutions en France, l'amateur de poésie  n'aura plus d'excuses, même s'il devra aller en bibliothèque de prêt ou consulter le catalogue des libraires d'occasion pour découvrir ce poète singulier (car certaines de ces références renvoient à un passé lointain dans le milieu du commerce ! )…

 

*

 

 

Jean-Francois DUBOIS : Une frêle chaloupe

 

Il ne sert à rien de barguigner : j'aime depuis longtemps ce qu'écrit Jean-François Dubois, sans doute depuis "Le cœur de faïence" (1986) qui m'avait définitivement convaincu, à moins qu'il ne s'agisse de poèmes isolés, lus ici ou là, dans une revue ou dans une anthologie… La mémoire est oublieuse ! Aussi est-ce avec plaisir et intérêt que j'ai ouvert "Une frêle chaloupe".

D'emblée, le lecteur est pris dans une écriture savante qui évoque Borges, Claudel, Ponge… Je ne suis pas familier de ceux-ci, sauf peut-être de Ponge, mais certes pas de Claudel : trop de préventions à son égard à cause de Rimbaud ! Mais sans doute ai-je tort : Aragon n'a-t-il pas pas fini par apprécier Claudel ? Il me faudra lire enfin "Connaissance de l'Est"… C'est la réalité qui est mise en doute, à la lumière de la lecture : où se trouve le réel : dans ce qui est vu ou dans ce qui est lu ? "Les couleurs avaient pâli dans dans une nuance verdâtre envahissante, comme si les pelouses ou les berges boisées avaient imposé leur dominante, qu'un même débordement sournois avait rongé lignes et contours" (p 12). Le temps passe et change les choses ; pas seulement la littérature mais aussi la photographie et la peinture. Jean-François Dubois prend son temps pour décrire (l'arrivée du car-ferry Le Warden, dans un port non situé) si bien qu'on hésite devant le genre littéraire auquel appartient le texte : brève nouvelle ou long poème en prose… La description n'est pas avare de termes techniques mais la façon de l'auteur de s'adresser au lecteur et l'arrivée du navire à reculons laissent planer un certain mystère : la réalité s'efface ! Comme elle laisse la place à une sculpture dans l'inhumation d'Yves Cosson…  Jean-François Dubois n'arrête pas de voir le réel au travers des productions artistiques. Ailleurs, c'est un coup de soleil (un effet de l'art naturel) qui rend souriant un cimetière où la vie persiste ! Il y a plus de réalisme dans les proses de Jean-François Dubois qui mêle présent et passé, évocations d'anonymes et de célébrités (relatives, quand il s'agit d'écrivains ! ). Enfin, le dernier texte de ce recueil est un clin d'œil à la vraie vie (comme si tous les autres ne l'étaient pas ! ) : Jean-François Dubois trace son arbre généalogique qui remonte à novembre 1727 (p 43). Non sans humour puisque ce texte se termine par ces mots : "Deux autres générations se succédèrent, en 1865 puis 1900, et ce fut mon tour un peu plus tard en 1950, et vers trente ans, de faire souche moi-même, et ainsi à suivre" (p 51)…

 

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Christian BULTING : Nico Icône des sixties

 

Soient quelques éléments disparates : Christian Bulting est un poète, par ailleurs professeur de philosophie dans un lycée agricole au temps béni d'une activité professionnelle ; Nico n'est pas seulement une icône du Velvet Underground, elle en fut la chanteuse lors du premier album en 1967 ce qui ne l'empêcha point d'enregistrer six albums en solo et de publier un recueil de poèmes, Chemin d'une vie ; une époque, celle des sixties à laquelle tout était permis (ou presque), contrairement à aujourd'hui où tout est interdit (ou presque, sauf en politique ! ).  Secouez le tout et ça donne "Nico Icône des sixties", un  recueil de poèmes de Christian Bulting…

D'emblée, (et ça continue), Christian Bulting se sert de cette icône (qui n'est qu'un prétexte) pour dire qu'il aime les femmes (la femme ? ) et c'est sans doute un reflet de l'époque, de la libération sexuelle… Mais tout aussi d'emblée, il accueille dans ses poèmes des êtres de chair et de sang emblématiques du moment : comme Marianne Faithfull ou Philippe Gicquel ; mais qu'on ne compte pas sur moi pour recopier la quatrième de couverture ! À noter que Christian Bulting dépasse largement le contenu du titre puisqu'il note à propos de Gicquel qu'il est un homme bleu (ce poète ayant publié "Homme bleu, ici même" aux Éditions  Gros Textes en 2008) ou que Ben Laden fut assassiné en 2011 (in Rue Faraday-Landévennec). La quatrième de couverture l'affirme : "Le livre est ponctué de longs poémondes écrits sur le vif à Shangaï…" C'est juste et Christian Bulting s'interroge, tout comme le lecteur, après une digression sur l'armée de terre cuite de Xian : "La Longue Marche des hommes d'ici de ce pays / Pour que chacun ait même poids de droits". L'avenir pousse le passé, mais à quel prix ? Au prix de l'oubli de la Longue Marche ? Il faut s'attendre à un retour du refoulé… Tout se mélange, se succède sans transition : un amour qui finit mal, Riga, le souvenir d'un récital de Colette Magny ; tout est vu au  travers du prisme de Nico, l'icône des sixties… "La Havane", long poémonde à sa façon où se mêlent souvenirs d'enfance, de lecture, des grands-parents, d'une rue de la Havane avant d'aller à Cuba où le Che rêvait d'une vie meilleure pour son peuple d'adoption avant de trouver la mort au fond d'une forêt bolivienne… Une icône, lui aussi !  Etc, je ne vais pas tout résumer ! Il faut lire "Nico Icône des sixties" pour savoir ce qu'est la vie. Car le sait-on jamais ? C'est le temps des confidences, de l'intimité (avec La Baule-Membach-La Baule) qui se brouille harmonieusement aux souvenirs de Guillaume Apollinaire à Stavelot. Le temps passe et Bulting se retrouve grand-père (p 86) mais le désir demeure. Voyage à travers la durée (ah, les solex, les chansons...).

"Nico Icône des sixties" est le roman d'une vie qui se donne à lire. J'aime que Gilles Pajot traverse ces pages, j'aime le pénultième poème (émouvant) consacré à Marlène Diétrich. J'aime tout !

 

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François BORDES : Cosa

 

Cette plaquette de François Bordes est publiée sous un élégant format à l'italienne (22 x 14 cm environ). Elle est accompagnée d'une préface d'Emmanuelle Guattari et de lavis ( ? ) d'Ann Loubert.  Sans doute est-il vain de vouloir situer géographiquement ce long poème en 14 chants. Tout au plus, peut-on relever quelques indices : cathédrale, volcan, Cluny… Et les références à la musique : La Passion de Saint Mathieu (un oratorio de Jean-Sébastien Bach), La Jeune fille et la mort  (un quatuor de Schubert), Let me freeze again the death (une citation qui fait référence à un semi-opéra : musique de Henry Purcell et paroles de John Dryden)… Chant d'amour et de mort, Cosa est l'histoire d'une déliaison ; c'est ce qui en fait l'originalité car trop souvent la poésie chante l'amour, la liaison…

Le mysticisme n'est pas absent de ces pages : c'est ainsi qu'on trouve page 45 ce distique : "nous avions laissé Sade / pour Marguerite Porète". Cette dernière est une mystique du XIIIème siècle qui fut brûlée vive par l'Inquisition, auteur du Miroir des âmes simples qui inspira Maître Eckhart, mystique rhénan qui vécut aussi en grande partie au XIIIème siècle… Reste ce passage de Sade à Porète alors que que les références au divin marquis sont nombreux : Faxelange, Oxtiern ou les infortunes de la vertu… Symbole de la fin de la possession ? De la déliaison ? Sans doute…

Le chemin est long de la possession à la liberté retrouvée. L'état atteint de Wangarapa est significatif de cette dernière. La fin de la liaison est mystérieuse : "mais tu n'étais plus là / et tu ne revins pas" (p 51). Pourquoi Cosa refuse-t-elle le bouquet de feuilles mortes ? Quel symbolisme cache François Bordes dans ce refus ?  Celui de la mort ? Je ne sais. Il faut encore souligner la diversité des mètres utilisés dans Cosa : prose et vers, vers plutôt longs, vers brefs (réduits à un mot), en escalier comme chez le grand Maïakovski, le ton plutôt élégiaque…

Cosa est un recueil prenant, sans doute à cause du mystère qui plane sans cesse.

 

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Hervé DELABARRE : La Nuit succombe suivi de Carène

 

Sans doute est-il difficile (voire impossible) de parler de "La Nuit succombe" d'Hervé Delabarre tant on y peut retrouver l'écriture automatique. Alain Joubert, dans sa préface, met en évidence le surréalisme qui coule dans ce recueil. Il en voit la preuve dans la lecture que fit André Breton de "Danger en rive" : "… c'est chez Hervé Delabarre que Breton retrouve et désigne le chemin de cette poésie qui ne doit rien au calcul, mais tout aux fulgurances de l'inconscient…" (p 10). Revenant à "La Nuit succombe", Alain Joubert relève les mots de vie qu'il oppose aux mots rares...

Les poèmes d'Hervé Delabarre ne vont pas sans une certaine obscurité tant ils explorent cet inconscient dont parle Alain Joubert dans sa préface. Le lecteur attentif remarquera le goût de Delabarre pour l'image  insolite "L'ongle / Incise une nuit capitonnée" (p 17) tout comme pour les mots voisins sur le plan phonétique : "Ainsi va l'immonde / L'antre et l'autre / L'auge et l'ange" (p 18). Le jeu sur les mots n'est pas absent : "mot dire" qui évoque maudire (p 22). Dans la première suite, "Des douves en corps et toujours", le vers se fait bref (réduit souvent à un mot ou deux). "Fétiches", par contre, regroupent deux proses assez longues qui sont l'exemple même de l'écriture automatique (mâtinée de réflexions parfaitement rationnelles). Dans la seconde, on retrouve le sire de Baradel qui traversait déjà quelques pages de "Prolégomènes pour un futur" ; mais l'important n'est pas là, il réside dans le hasard objectif… "La nuit succombe 1" sait se gausser d'une certaine poésie : "la poétesse poétise / et met des bigoudis aux rimes" (p 44) : c'est réjouissant ! L'objectif est bien de capter ce que dit l'inconscient et non de faire joli… Quand ce n'est pas l'ironie qui reprend cette phrase jadis analysée par André Breton dans le Premier manifeste du Surréalisme (1924) et qui devient sous la plume de Delabarre "Laissez venir, marquise, vos cuisses ouvertes à deux battants" (p 56). Même l'attitude anti-cléricale propre aux surréalistes (je me souviens en particulier de cette photographie où l'on voit un crucifix pendu à une chaîne de chasse d'eau ! ou l'ai-je rêvée, ce qui en dirait long sur mon inconscient…) est présente dans un poème d'Hervé Delabarre : "Botter le cul aux pèlerins de Lourdes ou de La Mecque" (p 62) ! "Intermède" (qui regroupe trois poèmes consacrés à des héroïnes de contes traditionnels : Blanche-Neige, le Petit Chaperon rouge et la Belle au bois dormant) est placé sous le signe de la cruauté. Cet ensemble n'est pas le résultat direct de l'automatisme, du hasard tant il est réfléchi mais il exprime parfaitement un certain aspect de l'inconscient et la vision est décapante. L'érotisme n'est pas exempt d'une certaine imagerie convenue (cuissardes, cravache, nudité…) mais il est sauvé par l'humour (la vache qui rit) ! L'irrespect quant à la mort est de mise… La multiplicité des personnages qui apparaissent dans "La nuit succombe 2" assurant une distanciation salutaire et rendant acceptables l'irréligion et l'érotisme (la vulve est omniprésente) de  ces poèmes.

La seconde partie du recueil est un longue (une vingtaine de pages) et libre médiation sur le mot carène qui s'est imposé pour sa sonorité. Les mots jouissent, s'accordent et s'abouchent pour leur musique, pour leur bruit sans aucun rapport au signifié comme le souligne Hervé Delabarre dans ses explications liminaires. Au total, ce livre témoigne du surréalisme qui irrigue la production de maints poètes qui ne s'en réclament pas ouvertement mais qui n'ont jamais fini de payer leurs dettes. Tant le surréalisme a été une porte qui reste ouverte.

 

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Fil de lecture de Lucien WASSELIN : une éditeur et ses auteurs, LA PASSE DU VENT

 

La Passe du vent éditeur a été créée en 1999. La collection de poésie s'est peu à peu imposée par la diversité des voix accueillies. Chaque volume se présente de la même façon : après un recueil (le plus souvent inédit) suivent un entretien, plus ou moins fouillé, mené par Thierry Renard et une brève présentation de l'auteur (parfois écrite par ce dernier)…

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Ahmed KALOUAZ : D'un ciel à l'autre.

 

         C'est le troisième livre d'Ahmed Kalouaz que je lis après "Paroles buissonnières" et  "À l'école du renard". Je suis bien loin d'avoir tout lu de cet auteur prolifique mais je suis sensible à la cohérence de sa démarche. Rien de gratuit dans son écriture, il note dans ses proses ou dans son autobiographie, comme dans ses poèmes les rapports privilégiés entre le moment et l'universel, il interroge le monde qui n'a besoin que d'un peu d'amour, à partir de son enfance…

         D'un ciel à l'autre se présente comme un recueil de 50 poèmes, des poèmes que traversent les ombres d'Aragon, d'Elsa, d'Éluard (et de Nush), de Jean Ferrat, de Jacques Bertin (Chalonnes, Les Ponts-de-Cé), Hölderlin (à qui  Aragon a consacré un poème dans Les Adieux). On ne s'étonnera donc pas que le ton de ces poèmes soit plutôt éluardien (car Ahmed Kalouaz chante l'amour avec beaucoup de délicatesse), voire franchement élégiaque. D'ailleurs, on remarquera l'erreur que commet Thierry Renard dans l'entretien qui clôt ce livre, quand il parle de proses ("courtes proses poétiques", "petits poèmes en prose qui naviguent à contre-courant, d'un ciel à l'autre") alors qu'Ahmed Kalouaz écrit en vers (du moins va-t-il à la ligne avant la fin de la page)… Mais ce lapsus a le mérite de souligner la continuité dont fait preuve Ahmed Kalouaz d'un genre à l'autre !

         Ahmed Kalouaz s'intéresse aux choses simples de la vie comme l'amour qui transforme cette vie, le temps qui passe… Mais il sait aussi parler de choses plus graves, comme dans "La nuit pourrait tomber" où se dit que "le ventre est toujours fécond, d'où sortit la bête immonde" et que le fascisme pourrait revenir avec son cortège de tragédies. Et ce n'est sans doute pas par hasard si les deux derniers poèmes du recueil parlent de trains : ceux qui conduisent vers les camps de la mort et ceux qui symbolisent la séparation des amants. Dois-je l'avouer ? C'est dans ces derniers poèmes que je préfère Ahmed Kalouaz…

 

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Laurent DOUCET : Au sud de l'Occident.

 

         Il me faut l'avouer avant même de parler du poème de Laurent Doucet, "Au sud de l'Occident". J'ai remonté, il y a quelques années, la vallée de l'Ourika en bus ; dans son coffre, le conducteur avait enfermé quelques volailles vivantes pour les offrir (ou les vendre !) au terminus. Je ne sais toujours pas quel sens donner à cette anecdote. Mais plus qu'un recueil de poèmes, "Au sud de l'Occident" est un long poème où le silence à sa place, symbolisé par le blanc qui sépare de brèves notations. Car Laurent Doucet ne bavarde pas…

         "Au sud de l'Occident" est un voyage sans pittoresque vers l'inconnu. Une chose plantée dans le désert qui n'a jamais été décrite. "ocre / et âcre" écrit Doucet, comme la vallée de l'Ourika que j'ai vue. Que voit-on quand on voyage ?  Rien, sinon des images d'Epinal ou convenues. Rien de tel ici dans ce poème mais qui est le Mejdoub ? Sinon ce poéte soufi, né à El Jadida au XIème siècle ? S'il est vrai que le Mejdoub demeure largement inconnu (Mejdoub signifierait celui qui est attiré par le haut), ses paroles restent et ont inspiré divers commentaires. Le poème de Doucet serait alors l'un de ces commentaires. "Les Mejdoubs ont en commun […] de communiquer une parole qui éveille et combat le rabaissement matériel de l'homme face aux besoins matériels" note M'Hamed Jemmah.

         "Qui voudrait vivre aujourd'hui au fond d'une vallée / jouant du oud, et calligraphiant ?" questionne Laurent Doucet. Je ne sais quel est le pouvoir d'un poème ou d'un livre ; ou je ne le sais que trop. Mais je comprends mieux ce que j'ai vu lors de mon voyage au sud de Marrakech grâce à ces deux vers. Je comprends l'insatisfaction et le rêve d'ailleurs des Berbères et je sais que le oud et la calligraphie ne sont que des luxes d'Occidental, ou l'expression d'un ailleurs rêvé, désiré. Parce que le présent est toujours source d'insatisfaction. Certes, il ne faut pas se résigner, ce serait alors accepter l'inacceptable. Les anglicistes s'intéresseront particulièrement à la traduction faite par Laurent Doucet lui-même dans la langue des poètes de la Beat Generation. Car "Au sud de l'Occident" est offert en version bilingue. C'est un véritable défi que s'est lancé Doucet puisqu'il répond à Thierry Renard : "… la traduction de la poésie n'est pas possible strictement (la polysémie des mots, mêlée aux jeux des sonorités, du rythme, des homophonies et des sous-entendus etc. ne sont pas complètement transposables)". L'anglais comme "butin de guerre" ? À voir de près…

 

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Laure MORALI : Orange sanguine.

 

         Laure Morali partage ses jours entre le Québec et la France, elle voyage beaucoup ("à l'épaule / un pays un autre / dans le ventre"). Comme elle respire. Le recueil est soigneusement composé de huit sections. Chacune est placée sous le signe d'un écrivain dont un haïku ou un très bref fragment sont mis en exergue. Suivent alors des poèmes plus ou moins longs, tantôt narratifs (pour les longs), tantôt évocateurs (pour les courts). Détails prosaïques, impressions, souvenirs font la substantifique moelle de ces poèmes ; mieux, ils constituent la quintessence des lieux traversés. Laure Morali devient le paysage ; mais elle est continuellement en quête de son identité introuvable ou complexe car elle est le résultat d'une histoire mouvementée…

         Ainsi la troisième section (qui s'ouvre par ce bref poème de Bashô : "Du papillon le vol / à travers la prairie / cette ombre seulement") est une quête discrète des origines. Ou un rappel. L'Afrique est évoquée, sans doute l'Afrique du Nord quand on sait que Laure Morali (on le devine à la lecture) descend du côté paternel de Pieds-Noirs et qu'on remarque que cette partie est intitulée "Les orangers""la vie s'enroule / au soleil" écrit-elle. Mais il s'agit de "rapiécer le monde / en l'ajourant" car "Quand je suis née / quand elle est morte // entre les deux un seul visage". Plus que des origines (qui ont leur importance), Laure Morali est à la recherche de son identité, ici et maintenant. Même si l'orange sanguine traverse le recueil… Même si la sixième suite à pour titre "Sanguines" et qu'elle évoque, peut-être, le grand-père…

         Les hasards de la vie (Laure Morali est née à Lyon, elle a vécu et étudié en Bretagne, elle est souvent en avion ou sur les routes, elle est plutôt nomade…) en font une citoyenne du monde qui ne s'est jamais attachée à un endroit. Elle explique bien cela dans la conversation finale avec Thierry Renard. Elle est d'une spiritualité sans dieu… Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'Orange sanguine soit d'abord paru au Canada dans la collection Mémoire d'encrier.

 

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Abed MANSEUR : La Cendre des larmes.

 

         Abed Manseur est né en 1965 en Algérie ; il y a étudié les lettres françaises à l'université d'Oran. Ce qui explique qu'il "malmène" aujourd'hui la langue française, comme Jacques Prévert ou Boris Vian dit-on. Comme Ghérasim Luca, ajouterai-je (au moment où j'écris ces lignes, vient de paraître le n° 1045 d'Europe, mai 2016, qui est consacré à Luca). En effet ce dernier écrivait dans La fin du monde (publié en 1969) : "Je te flore tu me faune / […] / tu me  mirage tu m'oasis". Ou comme Henri Pichette  qui osait au siècle dernier : "Je te vertige, te hanche, te herse, te larme…" Alors qu'Abed Manseur, dans la première suite de poèmes (Les poussières) de ce recueil utilise le substantif à la place du verbe, ce qui donne des vers étranges comme "Je te champ" ou "Je me pauvre"… Monique Delord, dans sa préface, dit d'Abed Manseur qu'il se proclamait volontiers "faiseur de trucs". C'est ainsi que le lecteur peut identifier d'autres trucs, comme le poème réduit à une suite d'affirmations, toutes logiques prises indépendamment mais qui, lorsqu'on les lit d'un seul trait, révèlent un enchaînement illogique, insensé… Comme le non sens, les libres associations (parfois phoniques), comme les jeux de mots reposant sur l'homophonie (comme de puits / depuis ou était / été)…  Cela donne une poésie assez fantaisiste, un aspect expérimental qui renouvelle l'écriture poétique… Une poésie très libre et sonore plutôt que visuelle, réflexive ou narrative : Abed Manseur prend son bien là où il le trouve…  Mais Abed Manseur sait dénoncer avec vigueur les injustices dont sont victimes les humains (comme dans le poème intitulé De la Nouvelle Orléans à Bagdad). Quoi de mieux ou de plus efficace que la poésie pour exprimer l'indignation ? Et surtout, il est un poète de l'amour puisqu'il invente des mots inouïs et tord son cou à la logique même quand cet amour est interdit d'une façon ou d'une autre…

 

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Ces quatre recueils confirment cette diversité d'autant plus qu'ils proviennent d'horizons différents et témoignent d'itinéraires variés. Ils rappellent que la poésie est multiple.

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Rectificatif de Lucien Wasselin à propos d’une critique parue dans le numéro 168 :

Dans le n° 168 de Recours au Poème (mis en ligne début novembre 2016),
je publiais une note de lecture sur le dernier livre de Jean-Pierre Georges, "Jamais mieux". Mais j'avais lamentablement confondu cet écrivain avec Jean-François Dubois.
Aussi faut-il lire cette note en supprimant à la fin du 3ème paragraphe le passage suivant : "Mais Jean-Pierre Georges m'a envoyé… les éditeurs négligeraient ?". Je demande à Jean-Pierre Georges et à Jean-François Dubois de bien vouloir accepter mes excuses comme je le fais auprès des lecteurs de Recours au Poème que j'ai induits en erreur. Voilà qui devait être dit...

Lucien Wasselin

 




Fil de lecture de Lucien WASSELIN : Un éditeur et ses auteurs, les éditions ROUGERIE

 

Les éditions Rougerie publient depuis 1948 diverses formes "d'une poésie de chair et de sang mais aussi une pensée rigoureuse entre sensibilité et intelligence". Après le décès de René Rougerie en 2010, c'est son fils Olivier qui a repris le flambeau et les commandes de l'atelier car Rougerie édite souvent ses recueils en typographie au plomb (quand il ne fait pas appel à d'autres imprimeurs utilisant des techniques différentes)…

 

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Jean-Claude XUEREB : "Le jour ni l'heure"

 

 Le poème liminaire annonce une couleur qui ne sera pas tenue. Jean-Claude Xuereb y fait le point et s'il constate que "meubles, livres, tableaux [lui] font signe en silence", c'est pour constater de suite qu'il sait que "bientôt il faudra dire à dieu". Ce qui ne va pas sans humour car s'il avoue être un mécréant, c'est pour aussitôt ajouter "qu'on ne se méfie jamais assez des mots / [qui] vous trahissent aussitôt le dos tourné". Ce poème liminaire n'annonce pas la couleur puisque, loin de s'arrêter sur le temps qui a passé, Jean-Claude Xuereb célèbre ces petits riens qui font le bonheur de vivre : ici, c'est l'évocation d'un ami graveur, là, c'est la glorification d'un paysage qui interroge l'homme sur l'au-delà, un au-delà sans dieu… Mais dès le second poème, les allitérations en [v] ou en [r] annoncent le rêve d'une "Ève ivre et avide"… C'est qu'il s'agit "d'ouvrir la cage enchantée du soleil" ou d'entendre le "cri de la lumière […] à travers les chênes". Dès lors, qu'importe l'inexorable ? Ce qui importe, c'est de le conjurer en vivant comme si de rien n'était… Bien sûr, il y des moments où l'inéluctable se rappelle, la lucidité balayant l'éternité, mais la vie qui éclate partout fait oublier que "le jour ni l'heure" ne sont connus. L'inéluctable absence au monde qui s'annonce transforme le recueil en journal où se mêlent souvenirs ("Porte d'Orléans"), évocation élégiaque du présent ("Regain à Vallérargues"), projections d'un devenir ("Chêne en confidences")… Mais c'est aussi l'occasion de saisir des instants drus que condense le poème où Jean-Claude Xuereb n'épargne pas les hommes ("Agressifs visiteurs")…

La seconde partie du recueil est dédiée à René Rougerie, l'ami-éditeur depuis de longues années. C'est une libre méditation sur le "corps privé de lendemain" et le bonheur connu sur terre où se mélangent mensonges (?), cadeaux de la vie où la lumière baigne le réel, une lumière à peine obscurcie par la mort quotidienne d'innocents écrasés par les assassins que les pays plaquent dans l'oubli… À quoi se réduit une vie arrivée à sa fin quand l'Histoire a écrasé les velléités de bonheur ? Alors que la vie continue et que le survivant n'attend plus qu'une "obscure croisière sidérale" ? L'émotion traverse ces poèmes "car nul ne remue impunément son passé" : le pouvoir de ces poèmes est tel que le lecteur remue justement son passé : à l'heure et au jour !

 

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Roland REUTENAUER : "Le voyage en Argovie"

 

L'Argovie est une région de Suisse, si l'on en  croit la note en fin de volume, dont est originaire Roland Reutenauer, via ses ancêtres qui l'ont quittée après la guerre de Trente Ans et dans laquelle est retournée le poète. Mais dans ce recueil justement intitulé "Le voyage en Argovie", à ce périple physique se superpose un autre voyage plus intérieur. "Le voyage en Argovie" est donc la recherche d'une possible coïncidence entre la quête poétique et le réel que fut cette expédition en Suisse. Cette quête des ancêtres fantasmée (?), Roland Reutenauer va la découvrir, ce qui donne de beaux poèmes qui vont lui permettre de reconstruire une filiation et de mieux comprendre le présent. D'où la confrontation entre deux moments à travers les poèmes : ainsi peut-on opposer "L'ancêtre ouvrier-paysan" et "Oiseaux le soir en montagne" où je lis ces vers : "sur le talus où les sapins // à tire d'aile passent / de l'éblouissant à la nuit / en aval du rocailleux / du coupant"… Sans doute est-ce le poème final, au titre énigmatique, qui donne tout son sens au recueil. Quelques mots sur ce titre s'imposent : l'idiotisme Menetekel signifierait "compté, pesé et divisé". Ou, plus prosaïquement, la fin du règne [qui s'achève un jour] (mene, c'est-à-dire la mort : j'interprète !) et il a été jugé (tekel, c'est-à-dire il a été pesé) : l'énigme demeure ! Or ce poème annonce la mort qui relativise tous les efforts qu'on a pu faire de son vivant : le poète (Roland Reutenauer ?) boit "le vin du soir / à la table de cuisine / dans un verre à moutarde / les jambes étendues / sur tout l'inachevé".  La mort qui viendra tout effacer finalement ou tout ramener à sa juste place : d'où ces mots qui terminent le poème et le recueil : "tu seras jugé bien léger / sur le plateau". Ce qui se passe de commentaire !

Quelques mots pour finir : ce vin du soir rappelle ces vers "tu n'es pas aussi vieux que tu le crois / dit le verre de vin qui t'attend". Je veux croire, en ces temps d'abstinence, à la vertu de l'alcool ! En tout cas, ce n'est pas une coïncidence que ce recueil ait été si rigoureusement construit. Tout comme les allusions aux Vosges gréseuses que le lecteur attentif ne manquera pas de relever, tout comme cet indice qui renvoie à un Hans Reitenauer né en 1612 à Gondisvil…

 

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Paul PUGNAUD : "Les Jours pulvérisés"

 

 Paul Pugnaud, qui est mort en 1995, a publié de son vivant une douzaine de recueils aux éditions Rougerie qui continuent depuis sa disparition à le faire connaître. C'est un ensemble inédit datant de 1984 qui paraît aujourd'hui sous le titre "Les Jours pulvérisés".

Célébration de la terre, du paysage mais pas n'importe quelle célébration car, d'emblée, Paul Pugnaud sépare l'espace du temps : "Pour accéder à ce pays / … / Nous négligeons le temps". Car il s'agit de célébrer malgré une époque marquée "par la violence d'aujourd'hui" : on croirait presque que ces poèmes ont été écrits en cette fin mars 2016 au moment où je lis ces "Jours pulvérisés". Pugnaud défend l'idée d'un espace illimité, qui existe au-delà de l'horizon, façonné par le regard. C'est toute la place de l'homme qui est ainsi décrite : par ses sens, l'homme est lié au paysage ; mieux, il pense ce dernier : "Nous avons peur du bruit des feuilles / Qui gémissent comme des bêtes". La relation entre l'homme et son environnement est dialectique ; aussi ne faut-il pas s'étonner que Paul Pugnaud écrive ces vers : "Des cris s'élèvent et répondent / Aux rumeurs de la terre". La vision du poète devient cosmique quand les éléments se réunissent (comme l'eau et le feu, par exemple). Et se fait pessimiste quand il le faut : "Mystère de ces mots cachés / Sous les images du malheur". S'éclaire alors cette remarque de René Depestre dans sa préface : "C'est l'écriture d'un familier des rythmes les plus secrets du monde méditerranéen". Ces brefs poèmes sont souvent traversés par les éléments de la cosmogonie antique (comme l'air et la terre). Pugnaud se sert ainsi des quatre éléments pour mieux capter l'universel ou ce qu'il appelle "l'éternité d'un instant". Et c'est tout un monde qui apparaît plus vrai que celui des guides de voyage car qui est mieux placé que le poète pour saisir l'essence d'un paysage ?

L'espace est ouvert comme le dit magnifiquement ce poème : "Étrange clef qui ouvrira / Les portes interdites / Un passage est prévu /  Derrière la muraille dont les pierres / S'écroulent dispersées / Dans cet espace ouvert". On a là comme un écho aux peintures métaphysiques de Giorgio De Chirico, un écho à un monde où les objets font signe… Ce n'est sans doute pas pour rien que Pugnaud répète le mot mystère vers la fin de son recueil car l'expérience de l'immersion dans le paysage débouche sur le mystère du lieu. Mais peut-être est-ce là une  trace du surréalisme qui a fortement imprégné le poète ?

 

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Laurence BREYSSE-CHANET : "Limons (variations)"

 

Modestement sous-titré "Variations", ce recueil regroupe des poèmes dans sept sections. Hésitation au moment de la composition du recueil ? Je ne sais, mais cette variété m'autorise à lire ce livre en dilettante. Je lis ces mots : "le vent de la mémoire / étreint l'oubli" au moment même où je viens de découvrir "Strange fruit", un poème d'Abel Meeropol, mis en musique par ce dernier et interprété par Billie Holiday. Meeropol a tout pour plaire aujourd'hui : juif, communiste, émigré, russe : son indignation devant le lynchage des Noirs le pousse à écrire "Strange fruit" ! La mémoire est étrange : j'ai vécu jusque maintenant sans rien connaître de Meeropol et de son poème et maintenant les deux ne me quittent plus, même quand je lis Laurence Breysse-Chanet ! "Le peuplier trop noir" de son poème prend alors une dimension tragique, celle de l'arbre auquel sont pendus ces fruits étranges : Meeropol n'écrit-il pas dans son poème ce vers "Étrange fruit suspendu aux peupliers" ? Mais il faut lire Limons en oubliant le reste !  Si c'est possible… Entendre cette voix étrange que le lecteur découvre dans de nombreux poèmes, cette voix qui ne cesse d'essayer de percer le mystère de la présence au monde. La poésie naîtrait de l'écart entre le monde et l'être qui essaie de le décoder, qui s'interroge ; les couleurs (très nombreuses dans cette poésie) ayant pour fonction de désigner le réel. Cette naissance peut être située dans ce qui ressort de ces vers : "La voix semble double,  est-ce son écho ? / C'est une autre voix car elle ne sait pas, / mais c'est bien ta voix c'est sa résonance"… À quoi font écho ces autres vers un peu plus loin : "Dans la béance l'ombre prend corps /  et te répond. La mort n'est pas c'est la distance / que remplit la couleur. Tu y poses tes pas, / on entend ton souffle toujours repris". Le sujet qui parle s'y dit, le poète affirme sa vérité et sa recherche… Mais cela ne va pas sans un engagement physique total de Laurence Breysse-Chanet et ce n'est pas la proximité sonore des mots voix et doigts, mais quelque chose de plus profond que je lis dans ce distique : "mais les ardoises glissent entre tes doigts, / les ardoises s'effritent sur ta voix". Alors peu importe si les peupliers de ces poèmes rappellent ou non ceux d'Abel Meeropol ! Cette coïncidence ne fait qu'enrichir ma lecture.

 

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Olivier DESCHIZEAUX : "L'herbe noire"

 

Le récent ouvrage d'Olivier Deschizeaux se présente comme une succession de petits pavés de prose poétique au ton rimbaldien : "… comme un enfant de sept ans, un poète aux veines perdues en des bohèmes plus factices que les poupées du cirque". Certes, ce ne sont pas ces mots sans ambiguïté qui donnent le la, mais bien une certaine atmosphère. Cependant Olivier Deschizeaux est croyant, alors qu'Arthur Rimbaud, nonobstant la position de Claudel et quelques déclarations familiales, ne l'était pas, me semble-t-il.  Le vocabulaire de Deschizeaux est net : il est constitué de vocables propres à une croyance, à une religion : église, parvis, genèse, âmes, anges, grâce, curés, cilice, autels, temples, prières, biblique, apocalypse, enfers, démons, apôtres… Je dois en oublier quelques uns !

Olivier Deschizeaux admire Arthur Rimbaud et André Breton (d'où ce ton surréalisant) : Breton doit se retourner dans sa tombe ! "Son écriture s'inscrit dans la continuité d'une transe charnelle, tantôt chaman, tantôt apôtre, il ne cesse d'interroger en toute modestie une folie toujours très habitée", voilà ce que dit une encyclopédie sur internet… Cette poésie m'est étrangère, je ne la goûte que modérément même si je suis sensible au rythme qui se dégage de ces petits pavés de prose, à la folie qui s'en dégage, à ce côté transe charnelle que certains ont souligné… Plus précisément, je peux suivre Deschizeaux un moment dans sa discussion mais il arrive toujours un moment où l'athée que je suis décroche et ne marche plus dans la foulée du poète… Je préférerai toujours le Rimbaud d'Aragon à celui de Claudel même si les deux écrivains ont fini par se rencontrer et s'estimer. Même si j'aime cette étoile éteinte qui brille dans les cieux. On peut rêver à une autre vie, qu'on soit croyant ou non. J'entends bien que pour Olivier Deschizeaux ce rêve est mort. Je vis cela comme une infirmité même si je ne saisis qu'imparfaitement sa critique de la bondieuserie ambiante, des traditionalismes et des intégrismes divers qui sévissent actuellement. Il arrive toujours un instant (je me répète) où l'athée en moi abandonne. Définitivement. Mais que ceci ne dissuade pas les lecteurs qu'Olivier Deschizeaux mérite de rencontrer ! Je reprendrai ce livre, quand mon humeur aura changé, pour mieux le comprendre… Je devine bien par quels tourments est passé Deschizeaux quand il écrit : "tu quittes la bibliothèque qui fait ton salon pour aller en terre de dieu mais diables et vipères  coulent en tes veines  fermant l'aine du lit noir". Mais qui est ce "tu" présent dans les poèmes ? Un fou de dieu semblable à mille autres ou le reflet d'Olivier Deschizeaux ?

 

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On aurait tort de penser que la production des éditions Rougerie soit uniforme. Les livres dont il est rendu compte ici le prouvent. Leur point commun est bien sûr cette origine personnelle pour ne pas dire autobiographique. Mais très vite la diversité apparaît. Quoi de commun, par exemple, entre Jean-Claude Xuereb et Olivier Deschizeaux ? Mais il faut aussi lire le colophon : c'est ainsi qu'on apprend que le recueil de Jean-Claude Xuereb a été "imprimé au plomb sur les presses typographiques des éditions Rougerie" alors que celui de Roland Reutenauer l'a été sur "les presses typographiques du Moulin du Got à Saint-Léonard-de-Noblat". On sent, seulement, un léger foulage chez Xuereb ! Les trois autres (Pugnaud, Breysse-Chanet et Deschizeaux) ont été imprimés à Ruelle-sur-Touvre chez Renon…
On peut ainsi constater de visu l'évolution des techniques d'impression : de la typo au plomb à la photocomposition en passant par la typographie automatisée : la poésie mène à tout !

 

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