À la racine de la Terre : une poétique — Entretien avec Régis Poulet

Régis Poulet est enseignant et chercheur, géologue, docteur ès lettres, et naturaliste par passion. Depuis 2013 il préside l’Institut international de géopoétique, mais il est également poète et auteur d’essais transdisciplinaires.  Il a accepté d'évoquer avec nous la Géopoétique, et sa pratique de l'écriture, en lien avec cette posture herméneutique et existentielle.

Recours au poème : Comme nous tous, nos lectrices et lecteurs sont confrontés à une crise climatique et civilisationnelle qui n’en finit plus de faire naître des inquiétudes, des alarmes et, en réaction, des essais de réponse. Depuis quelques années, fleurissent des néologismes qui se présentent comme des réponses à nos problèmes. Pour nous en tenir à ceux qui semblent les plus proches des préoccupations de notre revue, et sans vouloir donner dans l’exhaustivité, nous pouvons mentionner la géopoésie et la géopoétique. Pouvez-vous expliquer aux lecteurs de Recours au poème ce qui distingue l’une de l’autre ?
Régis Poulet : En préambule à cet entretien, que je vous remercie de m’accorder, je voudrais préciser que la géopoétique ne se présente pas comme une solution à nos problèmes. Ceux-ci surgissent toujours, selon les mots de Kenneth White, dans un espace étriqué et disparaissent dans un espace plus large. La géopoétique n’est pas dans le problématique, elle ouvre un espace mental, existentiel, élargi.

Kenneth White, Panorama géopoétique, Entretiens avec Régis Poulet.

Parmi les pistes que vous avez évoquées, vous avez fait un choix draconien qui nous ramène à trois racines. Si vous le permettez, j’ajouterai, pour la discussion, une quatrième racine fréquemment rencontrée, en mentionnant l’écopoétique comme autre néologisme. Ainsi nous trouvons-nous avec éco-, géo-, -poésie et -poétique. La question des racines n’est pas négligeable, puisqu’elle nous permet, au-delà de la radicalité — notion souvent mal comprise et dévoyée — de toucher au fondamental. Il est très difficile de dire ce qui est fondamental, si ce n’est la capacité à penser sereinement à partir de la base, lorsque tout ce qui est accessoire a été éliminé, lorsqu’on a procédé à un large désencombrement. Ce travail, Kenneth White, l’inventeur de la théorie-pratique géopoétique, l’a mené dès les années 1950 à partir d’une expérience fondatrice sur la côte ouest de l’Écosse où il a grandi. Il s’agit d’une part du nomadisme intellectuel, et d’autre part, plus tard, de la géopoétique — les deux formant un continuum.
Ainsi Kenneth White a-t-il développé et approfondi la figure du nomade intellectuel, cet esprit qui passe d’époque en époque, de culture en culture, à la recherche, dans l’histoire de l’humanité, d’éléments de culture qui pourraient permettre de faire émerger une culture complète — prenant ici ce qui manque là, et inversement, et ainsi de suite…
Recours au poème : À quelles nécessités répond l’invention de ce concept ?
Régis Poulet : La Crise de l’esprit proclamée par Paul Valéry au début du XXe siècle a notamment marqué la fin des prétentions de l’Occident à montrer la voie au reste de l’humanité, le terme de ce que White a appelé « l’Autoroute de l’Occident », à savoir une pensée héritée de Descartes et une science héritée de Newton donnant à la vieille métaphysique les moyens modernes de ses antiques ambitions : diviser le monde en sujets et objets, donner à l’homme les moyens techniques d’une mainmise sur le monde. Au-delà de sa fréquentation des Avant-gardes avec des auteurs tels qu’André Breton ou Antonin Artaud, Kenneth White s’est rendu compte que d’autres voies, aux marges, existaient et que d’autres voix s’étaient fait entendre, aux limites des seuils de perception de la culture dominante en Occident : c’est ainsi de Victor Segalen (que White a fait sortir de l’oubli en 19791), de Henry David Thoreau, et aussi de la littérature celte ancienne. Mais le nomade intellectuel qu’il devenait s’est tourné vers d’autres cultures, en Asie notamment, avec les philosophes taoïstes (au temps où l’intelligentsia maoïsait), les penseurs jusqu’au-boutistes indiens tels que Nagarjuna (un Pyrrhon du Gange), des poètes en apparence aussi dissemblables que l’auteur tibétain des Cent Mille chantsMilarepa et le maître japonais du haïku Basho. Ce nomadisme-là nous a permis de passer outre l’opposition entre Orient et Occident qui structurait la pensée européenne depuis des siècles2. Poursuivant son nomadisme chez les Amérindiens et leurs cousins Tchoutches et Aïnous, White a mis en évidence une culture circumpolaire héritée du Paléolithique autour de la figure du chamane et, incidemment, une vaste aire culturelle euramérasiatique notamment caractérisée — c’était l’objet de sa recherche et c’est la réponse à votre question — par un rapport plus riche au monde3. Disons qu’entre Rimbaud affirmant que « la vraie vie est absente » et la proclamation par des scientifiques (en 2021) du passage à l’Anthropocène vers le mitan du XXe siècle, Kenneth White avait senti l’impérieuse nécessité de construire, patiemment, méthodiquement mais avec des fulgurances poétiques, une pensée qui permette une profonde réconciliation du monde et de l’humanité — sur des bases qui seraient universelles et non plus seulement occidentales — même si c’est depuis là que parle White. Il a écrit une thèse d’état sur ce sujet, dont il a tiré plus tard L’Esprit nomade (1987).
Le nomadisme intellectuel fournit à la théorie et à la pratique géopoétiques des bases universelles ou plutôt, pourrait-on dire, ubiquistes. Non pas selon une transcendance qui s’étendrait au-dessus de toute l’humanité, mais selon une immanence faisant qu’elle serait vraie à partir de chaque lieu vers les autres lieux.

Régis Poulet, Le vol du Harfang des neiges —
des grottes peintes à la géopoétique.

Recours au poème : J’en reviens à ma question initiale sur géopoésie et géopoétique. Je cite le livre de Jean Malaurie, De la pierre à l’âme : « … je me laisse emporter par la géopoésie des formes, et je m’abandonne à l’écoute intérieure. Et les éléments que j’ose appeler les esprits purs de l’univers ne tardent pas à être au rendez-vous. » En quoi la géopoétique diffère-t-elle de la géopoésie évoquée par Jean Malaurie ?
Régis Poulet : Je n’oubliais nullement votre question initiale, ni mon recours aux racines pour l’expliciter. Avant de plonger vers elles, je propose de me situer au niveau des contingences de la vie. À quelques mois d’écart, Kenneth White et Jean Malaurie ont publié leur autobiographie : respectivement Entre deux mondes (Le Mot et le reste, 2021) et De la pierre à l’âme (Plon, 2022), dans la collection « Terre humaine » que Malaurie a créée en 1954. Si vous avez lu celle de Jean Malaurie, vous ne pouvez savoir que les deux hommes se connaissent parce qu’il n’y est aucunement question de Kenneth White. Au contraire de Malaurie, White évoque sa relation avec « le bientôt célèbre géographe et anthropologue arctique »4, au début des années 50, et ses trop humains aléas. La première fois que White prononça en public le terme de ‘géopoétique’, c’était le 26 février 1979, lors d’un montage poétique intitulé « Le monde blanc — itinéraires et textes ». Jean Malaurie y assistait, en tant que spécialiste du monde inuit. Celui-ci reprit d’ailleurs le mot, dans la revue Diamant noir (printemps 1983), pour évoquer la relation entre un groupe d’hommes, leur créativité et son habitat naturel. White considère que c’est la première fois, à sa connaissance, que le discours scientifique et le discours poétique se rencontraient en lien avec le terme de géopoétique. Mais White lui-même indique déjà chercher à « penser la géopoétique dans un contexte plus large, plus mondial »5.
Ainsi en 1979 Malaurie entendit-il parler de géopoétique et reprit-il lui-même le mot en 1983 dans le contexte inuit, avant de mentionner récemment le concept sous la forme de géopoésie, en des termes qui montrent que sa conception en est restée à celle de Diamant noir sur les terres blanches des Inuits : le vocabulaire (« écoute intérieure », « esprits purs de l’univers »), et l’attitude (« je me laisse emporter », « je m’abandonne ») font écho à l’animisme de ce peuple arctique et ne rompent pas avec un certain spiritualisme.
Entre 1979 et aujourd’hui, par comparaison, Kenneth White a élaboré sous le nom de géopoétique toute une théorie-pratique, sur laquelle nous aurons, je pense, l’occasion de nous pencher plus longuement.
Venons-en à la question des racines…
Procédons par cercles concentriques de plus en plus larges. L’idée générale de ces quatre néologismes est de réconcilier ce qui est de l’ordre du monde naturel et ce qui est de l’ordre de la pensée. D’un côté poésie versus poétique, de l’autre éco- versus géo- — si l’on considère qu’il faille rester, bien entendu, dans l’alternative, et que deux éléments ne peuvent être vrais en même temps. Là, on sortirait de la logique bivalente qui fonde la philosophie depuis Aristote, ce qui est possible.

De la poésie, on a donné de nombreuses définitions, mais toutes se rapportent à un art du langage. Le mot même de ‘poésie’ vient du latin poesis, qui l’applique exclusivement à l’art littéraire. De l’épique au lyrique, la poésie a rencontré tous les registres, abordant même, plus rarement, à partir de la Renaissance, la connaissance scientifique.

Le mot ‘poétique’, quant à lui, renvoie à quelque chose de plus large et de plus profond, qui tient à une étymologie lointainement partagée avec ‘poésie’, celle de poiein (« faire, créer »), dont seul ‘poétique’ a conservé la valeur, qu’on retrouve dans nous poetikos, l’expression employée par Aristote pour désigner « l’esprit créateur ». Sans restriction de genre ou de domaine, ‘poétique’ réfère à la notion de ‘création’.

Les deux autres racines, éco- et géo-, sont souvent en concurrence lorsqu’il s’agit de nommer de nouvelles approches : ainsi ai-je cité écopoétique, mais il existe aussi écocritique, etc. Cela tient bien évidemment à la prise de conscience — très récente pour beaucoup d’entre nous — des enjeux environnementaux. L’écologie, qui sert de référence à ces disciplines qui ambitionnent de tenir compte des problématiques environnementales dans la création, est une science essentielle et déjà ancienne (elle a été inventée par Ernst Haeckel au XIXe siècle). Comme le rappelait Kenneth White, la géopoétique n’est pas en concurrence avec l’écologie :

« Disons d’abord, rapidement, que l’écologie, bien comprise, est incluse dans la géopoétique. C’est, en termes géologiques, une des couches de la géopoétique. Voilà pour la perspective verticale. Pour ce qui est de la perspective horizontale, la géopoétique se situe à quelques stades en avant de l’écologie. »6

La racine éco- (du grec oïkos) a pour sens la maison, la famille. En plus d’être actuellement utilisée dans tous les contextes possibles, cette racine marque surtout un lien historique avec la domestication intervenue au moins depuis le Néolithique, et avec elle, un étrécissement de la vision du monde, de la perception de sa richesse et de la qualité de vie.
Par comparaison, la racine géo- a un lien direct et fort à la matérialité de la Terre. Si nous nous intéressons au sens de « géê » (γέη) en grec ancien, nous constatons que son champ lexical est large, comme dans d’autres langues indo-européennes (élément ; monde ; pays ; sol producteur ; minerai ; poussière), mais aussi qu’il provient du verbe « engendrer » « gígnomai » (γίγνομαι) — comme « natura » et « phusis » qui dérivent de verbes synonymes. Ces trois racines ont des liens très profonds où se dit la capacité native des êtres et des choses de ‘faire’, de ‘créer’ — ce qui est étymologiquement le sens de ‘poétique’.
A l’échelle de l’histoire humaine, qui n’est certes pas seulement celle des idées et encore moins celle des sociétés, la racine géo- porte ainsi une plus grande force non seulement transformatrice mais surtout fondatrice que n’en recèle la ‘maison’. 

Régis Poulet, Planktos (Postface de Kenneth White) / Nancy, Isolato éditeur, 96 pages /19 euros / ISBN : 978-2-35448-045-5, 2018.

La raison en est assez simple : alors que la maison (éco-) est liée à son entour, dont elle peut avoir une vision panoramique, la terre (géo-) n’est pas perceptible en sa totalité, même depuis l’espace, à cause de sa rotondité. Fonder une nouvelle étape du chemin de l’humanité sur le géo- permet de lier l’individu non seulement au sol qui le porte, non seulement au paysage qui s’étend horizontalement et verticalement jusqu’à faire le tour du globe, mais aussi au cosmos dont la Terre est une partie.
Recours au poème : Kenneth White rappelle dans la préface du Plateau de l’Albatros, paru en 1994 chez Grasset et sous-titré Introduction à la géopoétique, que dans son essai L’Esprit nomade, publié en 1987, une section intitulée Éléments de géopoétique proposait une définition : « …il ne s’agit ni d’une ‘variété’ culturelle de plus, ni d’une école littéraire, ni de la poésie considérée comme un art intime. Il s’agit d’un mouvement qui concerne la manière même dont l’homme fonde son existence sur la terre. Il n’est pas question de construire un système, mais d’accomplir, pas à pas, une exploration, une investigation, en se situant, pour ce qui est du point de départ, quelque part entre la poésie, la philosophie, la science. » La physique quantique rejoint la géopoétique, car elle considère que l’Énergie de l’Univers est présente dans chaque élément vivant ou non, et dans le vide qui ne l’est, donc, pas. La géopoétique est-elle un moyen d’exprimer ces découvertes, d’en imprégner nos vies, et la manière dont nous existons et créons ?
Régis Poulet : La matrice de la géopoétique, je l’ai évoqué, remonte aux années d’enfance et d’adolescence de Kenneth White sur la côte ouest de l’Écosse, entre l’arrière-pays d’une lande marquée par le retrait des glaciers, et la façade atlantique ouverte sur le grand large. Tout un univers de saisissements pour une intelligence et des sens en éveil. Au fil de ses études en Europe, début de ses années de nomadisme intellectuel, il a commencé à voir de plus en plus clairement comment construire une pensée non seulement en accord avec la Terre, mais qui y trouve de quoi faire émerger un monde. Le concept de géopoétique lui est venu lors d’un voyage au Labrador, comme il le raconte dans La Route bleue (1983). Dans L’Esprit nomade, comme vous le rappelez, la dernière section est consacrée à la géopoétique. White n’a eu de cesse, depuis, d’explorer ce champ du Grand travail émergeant comme une pensée nouvelle et vivifiante, notamment avec Le Plateau de l’Albatros (1994) — qui reste une introduction à la géopoétique — jusqu’à Au large de l’Histoire (Le Mot et le reste, 2015) ou Les leçons du vent (Isolato, 2019).
Le mot clef, en effet, est celui de mouvement. La théorie-pratique géopoétique est une exploration qui débute dans un espace où confluent poésie, philosophie et sciences et qui s’aventure dans des terra incognita, dans les espaces blancs de l’esprit, aux frontières du vide…
Avant la physique quantique, qui est une grande théorie moderne, d’autres esprits ont affirmé l’omniprésence de l’énergie, même dans le vide. Pour cela, il faut se tourner vers des pensées comme le bouddhisme, qui n’est pas une pensée de l’Être, ou vers le taoïsme — qui a influencé le bouddhisme indien à son arrivée en Chine. La géopoétique a des affinités avec ces pensées lorsqu’elles sont à la fois très attentives à la réalité du monde, capables d’une grande subtilité et ouvertes sur leur dehors. C’est pour cela que la géopoétique n’est pas et ne sera jamais un système. Un entretien de 2014 avec Kenneth White s’intitule Une cosmologie de l’énergie7 — l’on n’enferme pas l’énergie dans un système, il lui faut circuler — d’où le mouvement géopoétique.
Pour en venir à la question de l’expression, qui est essentielle et qui retrouve celle de la poétique, Kenneth White a eu plusieurs formules. Comme je l’ai laissé entendre tout à l’heure, la géopoétique ne se limite pas à la poésie, ni même à l’expression littéraire. Il existe un art géopoétique8, une musique géopoétique9, une architecture géopoétique10, mais c’est bien sûr l’expression littéraire qui illustre le mieux ce qu’est la géopoétique, grâce à l’œuvre de Kenneth White. Elle se déploie dans trois genres dont il a l’habitude de présenter l’articulation ainsi : l’œuvre est une flèche dont les pennes, qui donnent la direction, sont les essais, dont la tige, qui chemine à travers les territoires, sont les waybooks et dont la pointe, qui touche au vif de l’existence, est la poésie. Je commenterai quelques formules qui exposent ce qu’est l’écriture géopoétique et qui pourront intéresser vos lecteurs.
« Ni le moi, ni le mot, mais le monde. »
Par cette formule, Kenneth White insiste sur une poésie qui n’est ni un art intime, ni un pur jeu verbal, mais qui est tournée vers le dehors, vers le monde qui nous porte — attitude poétique et philosophique.
« Information, enformation, exformation. »
De l’ouverture au monde résulte (et réciproquement) la connaissance du monde, tout particulièrement par les sciences. Les sciences privilégiées par la géopoétique sont celles qui s’intéressent à la nature de la Terre, comme la géographie et la géologie, mais la connaissance du vivant et de ses relations — qu’on peut appeler écologie dans le premier sens du terme — est capitale aussi (tous les lecteurs de Kenneth White auront en tête les multiples signes d’une présence animale et végétale dans son œuvre). Cette information, longue à collecter, ne doit pas être un
fardeau. Nietzsche opposait deux types d’érudits : le chameau, qui souffre sous le poids de son savoir, et le tigre, auquel son gai savoir permet de bondir avec une souple énergie. Ainsi, toute l’information doit être assimilée pour former une vision du monde, une enformation, une ‘intériorisation’ sans subjectivisme, sans état d’âme, sans émotivité, sans moralisme. Après quoi le géopoéticien11 s’attache à l’expression des formes du monde et de son rapport au monde : l’exformation. On se trouve alors, précise White, sur « un terrain des limites, des lisières, des confins, des marges […] l’exformation consiste à ouvrir le texte, violemment ou discrètement selon les occasions, au chaos et au vide »12.
« Landscape, mindscape, wordscape. »
Cette formule propose une approche plus visuelle du travail géopoétique, à partir de la présence dans le lieu. Il faut connaître le lieu, le territoire où l’on vit ou que l’on traverse. Par l’effet des rapports complexes entre le lieu et la parole13 se forme un ‘paysage mental’ pour l’expression duquel il ne reste plus qu’à trouver les mots (et les silences) appropriés.
« Eros, cosmos, logos. »
Avec cette dernière formule, White dit que la présence au monde est non seulement faite d’information, de situation dans un monde ouvert, mais aussi, pour le plaisir de vivre, d’un rapport érotique au monde — par quoi il faut comprendre une faculté à percevoir et à s’éjouir des saisissements du monde naturel sous tous ses aspects. Le monde peut alors devenir un cosmos. Souvent ce mot évoque les espaces extraterrestres. Il n’est pas question de les nier, mais notre monde est (pour longtemps encore) la Terre, qu’il nous faut réapprendre à habiter. Ce plaisir nous vient quand nous sommes capables de jouir de la beauté (c’est un des sens de cosmos) d’un monde qui est un ordre chaotique : « Si monde signifie le modèle fixe de perception et d’existence auquel le non-poète s’adapte plus ou moins pathologiquement, le poète vit et pense dans un chaos-cosmos, un chaosmos, toujours inachevé, qui est le produit de sa rencontre immédiate avec la terre et avec les choses de la terre, perçues non comme des objets, mais comme des présences. »14
Eros, c’est l’expérience esthétique du monde, des points de vue physique et mental, c’est une ouverture à la belle totalité du cosmos — dont la racine signifie « l’univers » et « la beauté ». Erosreprésente aussi l’énergie vitale.
Cosmos, c’est à la fois la belle totalité et le lieu où elle s’expérimente : Géê, la Terre — belle totalité en elle-même ; mais cosmos est aussi pour White le lieu où peut naître un monde. C’est ce que vise la géopoétique par l’expression d’une logique érotique, par une parole dense et intense issue de la phusis (la nature) : la création d’un monde humain en harmonie joyeuse avec le monde naturel.
Logos, c’est la manifestation de la puissance de la phusis dans l’esprit et son expression15.

Recours au poème : En quoi la poésie s’inscrit-elle dans le projet politique que propose la géopoétique ?
Régis Poulet : Kenneth White a grandi dans un milieu très politisé, avec un père cheminot et socialiste, où les discussions allaient bon train. Plus tard, au début des années 60, de retour pour enseigner à l’université de Glasgow, il fonda le Jargon Group, dont le but revendiqué était une révolution culturelle — la révolution culturelle de Mao fut proclamée quelques années plus tard, en 1966 — ou plus exactement une refondation de la culture. Trotskistes et nationalistes affluèrent et repartirent aussi vite, constatant que le propos de White était plus culturel que politique. Il en va de même de la géopoétique. On aurait cependant tort de considérer que White n’a pas de vision politique, seulement, elle ne s’exprime pas dans des problématiques mais dans un espace plus large, celui de la géopoétique, où les problèmes disparaissent. Il a récemment développé ce propos dans un bref essai intitulé Lettre ouverte du Golfe de Gascogne, qui est une critique du pragmatisme politique, sous l’angle suivant : « C’est parce que la ‘Grande éducation’ était considérée comme trop difficile, et parce que, dans les faits, on n’en pratiquait souvent que la caricature qu’on a mis à sa place le socioculturel »16.
Recours au poème : Vous dirigez l’Institut international de géopoétique. Quels auteur.e.s accueillez-vous, et quel est le travail collégial mené afin de faire connaître la géopoétique ? Quels sont vos projets ?
Régis Poulet : L’Institut international de géopoétique, fondé en 1989 par Kenneth White, entre dans sa trente-quatrième année d’existence. J’ai le plaisir et l’honneur de le présider depuis dix ans. Trois décennies, pour un mouvement de cette nature — comparable au surréalisme ou au situationnisme — c’est énorme. Cela tient à la puissance de l’idée géopoétique qui sous-tend l’œuvre entière de Kenneth White, et cela tient à sa personnalité à la fois généreuse et exigeante, solitaire et cordiale autour desquelles se sont rassemblés, pour un court ou un long cheminement, de nombreux compagnons de route. Ces femmes et ces hommes sont d’horizons divers, intellectuellement, géographiquement, sociologiquement. Mais tous ont senti la combinaison rare d’un écrivain qui parcourt le monde, l’aime, le voit disparaître sous l’immonde, qui tire de ses réflexions des analyses radicales et vivifiantes, et enfin, bien sûr, d’un poète qui ouvre la voie vers une réconciliation avec le monde. Parmi ces compagnons de route, un certain nombre sont des auteur.e.s inspirés par l’œuvre de White, en divers lieux du monde. Chacun suit sa voie propre sur le chemin de la géopoétique, à la façon des alpinistes du Mont Analogue de René Daumal, sans perdre de vue le sommet.
En 1996, sept ans après la fondation de l’Institut, est intervenue la seconde étape du développement stratégique de l’Institut : l’archipélisation. Je cite White dans Entre deux mondes : « Il s’agissait de la création de centres autonomes connectés. L’Institut, auquel tous ces centres étaient affiliés, resterait la source essentielle d’énergie intellectuelle, la référence première et la principale instance administrative, mais ces centres demeureraient indépendants. Je le fis pour plusieurs raisons : éviter les lourdeurs d’une administration centralisée, dynamiser le réseau, avoir des groupes travaillant en contact direct avec des contextes spécifiques, dans l’esprit [d’une] localisation ouverte. […] J’étais parfaitement conscient des dangers de cette archipélisation : dilution du concept, dispersion de l’idée, développement d’ambitions personnelles pour exploiter les avantages que l’idée et le mouvement de la géopoétique avaient procurés, au détriment de la cohésion et de la concordance. »17
En 2016, face au constat de l’impossibilité de contrôler ne serait-ce que l’utilisation du mot ‘géopoétique’, aussi bien dans que hors de l’archipel, nous avons décidé de laisser voguer l’idée et de procéder à l’océanisation de l’Institut, lequel est devenu la référence, le phare si vous voulez, de la géopoétique radicale, celle qui a le potentiel pour refonder un monde.
Tous les membres de l’Institut sont d’abord des lecteurs de Kenneth White, avec lesquels il a d’ailleurs souvent eu des échanges épistolaires. C’est une tâche que je mène également de mon côté, en répondant à des questions, en orientant vers des lectures. N’oublions pas non plus que tout livre est une lettre adressée à des inconnu.e.s. Certains répondent, d’autres non, mais le mouvement géopoétique se construit à auteur d’individus, par la lecture et la réflexion. Pour ce qui concerne le bureau de l’Institut, nous sommes une petite équipe soudée qui travaille surtout autour de l’organisation et des projets.
Lorsque j’ai pris la succession de Kenneth White à la présidence de l’Institut, mon premier objectif a été de rendre la géopoétique — ou tout au moins ses textes fondamentaux — plus largement accessible. C’est la raison pour laquelle notre site web est en huit langues. Cela nous a permis de faire connaître la géopoétique au-delà des mondes francophone et anglophone, où sont publiés la plupart des livres de Kenneth White. Ces dernières années, un pays a tout particulièrement manifesté son intérêt pour la géopoétique : le Brésil. J’ai participé en septembre dernier, à Salvador de Bahia, au premier « Séminaire international de géopoétique » organisé au Brésil ; fin 2022, Kenneth White et moi avons mené avec une universitaire un entretien pour une revue brésilienne. Un nouveau centre géopoétique brésilien a depuis manifesté le désir d’être en contact avec l’Institut. Notre volonté est de faire connaître encore plus largement la géopoétique.
Le développement de la géopoétique est étroitement lié à certains lieux que les White — Kenneth et Marie-Claude, sa traductrice, également photographe — ont fréquentés : Valgorge, en Ardèche, et Trébeurden, dans les Côtes-d’Armor. Valgorge est la commune où se situe la maison des Lettres de Gourgounel (197918), petite ferme que les White ont habitée temporairement à partir de 1961. C’est à Gourgounel (nom du lieu-dit) que la géopoétique s’est élaborée dans l’esprit de Kenneth White. Quant à Trébeurden, c’est La Maison des marées (2005) ou L’Ermitage des brumes (2005), c’est l’Atelier atlantique où vivent et travaillent les White depuis les années 80 et où la théorie géopoétique s’est développée. Nos projets s’inscrivent dans ces deux lieux. En 2019, nous avons inauguré une « Maison géopoétique Kenneth White » à Valgorge, inauguration surtout symbolique puisqu’un vaste événement viral a tout mis à l’arrêt, et nous sommes en train de relancer ce projet. A Trébeurden, les choses sont déjà bien avancées puisque nous organisons les 15 et 16 juillet 2023 les premières « Rencontres géopoétiques Kenneth White » sur la superbe Côte de Granit Rose. Le programme sera publié au printemps sur le site de l’Institut, dans les « Nouvelles géopoétiques », mais les grandes lignes en sont déjà connues : nous proposerons des conférences (notamment de Kenneth White), des lectures, des expositions, des films et un concert. Cet événement est ouvert à toutes et tous et nous espérons que vos lectrices et lecteurs seront présents en nombre.

Le nomadisme intellectuel de Kenneth White en Orient International, Conference on Kenneth White RSE-Funded Research Network in Existential Philosophy and Literature Franco-Scottish Literary Exchanges: Translation, Diaspora and Nomad Thought, 1er décembre 2018.

A paraître en 2023 : Régis Poulet, Gondawana, Nancy, Isolato.

Notes

[1] Grâce à son étude Segalen, théorie et pratique du voyage (Alfred Eibel, 1979).

[2] Pour celles et ceux qui voudraient aller plus loin, j’ai longuement étudié ces aspects dans ma thèse de littérature comparée au titre d’inspiration nietzschéenne L’Orient : généalogie d’une illusion (PU du Septentrion, Lille, 2002). Quelques chapitres y sont consacrés à Kenneth White. Plus tard, je suis revenu sur ce sujet, notamment pour la revue Europe (numéro de juin-juillet 2010) : « Orient et Occident : la révolution tranquille de Kenneth White » qu’on peut lire sur le site de l’Institut international de géopoétique ; et lors de divers colloques (notamment « Du mandala à l’atopie — l’expérience urbaine extrême de Kenneth White »).

[3] Je précise également que White a exploré la plupart des lieux géographiques qu’il évoque, mais certains lieux de l’esprit n’existent plus que ou n’ont jamais existé ailleurs que dans des œuvres lues ou vues.

[4] Kenneth White, Entre deux mondes, Le Mot et le reste, 2021, pp. 191-192.

[5] Kenneth White, L’Esprit nomade, Grasset, Le Livre de Poche, 1983, p. 396.

[6] Kenneth White, Panorama géopoétique, entretiens avec Régis Poulet, ERR, 2014, p. 24.

[7] Kenneth White, Une cosmologie de l’énergie, entretiens avec Laurent Brunet, Revue Lisières, 2014, n°27.

[8] Voir les collaborations de Kenneth White, notamment pour la réalisation de plus de cent livres d’artistes ; voir également les écrits sur l’art de White, comme son magnifique Hokusaï ou l’horizon sensible — prélude à une esthétique du monde (Terrain vague, 1990 ; L’Atelier contemporain, 2021).

[9] C’est un sujet sur lequel je travaille.

[10] Le Centre chilien d’études géopoétiques est tout particulièrement axé sur l’architecture.

[11] ‘Géopoéticien’ (sur le modèle du logicien qui suit le logos du monde) s’impose sur ‘géopoète’ de la même façon que ‘géopoétique’ s’impose sur ‘géopoésie’. Deux citations pour documenter cela : « C'est ici que le nomade intellectuel se mue en géopoéticien — je dis géopoéticien, comme on dirait logicien ou mathématicien, afin d'indiquer à la fois une sortie des ornières et des marécages de ce que l'on nomme ordinairement « poésie » de nos jours, et un champ de langage général où pourraient se retrouver ces langages séparés que sont ceux de la science, de la philosophie et de la poésie », Kenneth White, extrait du discours inaugural de la 25ème Biennale de Poésie, Liège, 2007. « C'est une des raisons pour lesquelles je tiens à dire « géopoéticien », et non pas « géopoète », mot qui laisserait la porte ouverte à toute une poésie vaguement géographique (préférable certes à tant de fantaisies personnelles, mais ne menant pas très loin), mais, surtout, mot restrictif, qui cantonnerait la géopoétique dans la poésie alors que son champ d'application est beaucoup plus étendu », Autre Sud, n°45, Juin 2009, p. 37.

[12] Postface de Kenneth White à mon recueil Planktos (Isolato, 2018).

[13] Je cite ici le titre d’un essai de Kenneth White qui permet d’aborder la question (Le Lieu et la Parole — entretiens 1987-1997, Éditions du Scorff, 1997). Celles et ceux qui voudraient prolonger la réflexion liront avec profit : Kenneth White & Jeff Malpas, The Fundamental Field — Thought, Poetics, World (Edinburgh University Press, 2021).

[14] Kenneth White, La Figure du dehors (1ere éd. Grasset, 1982), Marseille, Le Mot et le reste, 2014, p. 53.

[15] C’est ce que fait White dans le poème « La logique de la baie de Lannion », où la « logique » en question est celle du Logos des Présocratiques — ou Primordiaux comme il les nomme (in Les Rives du silence, Mercure de France, 1997).

[16] Kenneth White, Lettre ouverte du Golfe de Gascogne — quelques propos insolites sur la société, la culture et la vie de l’esprit, Éditions Zortziko, Faire/Face n°1, 2021, p. 45.

[17] Op. cit., p. 448.

[18] La première publication, en anglais, est cependant antérieure de treize ans : Letters from Gourgounel (Jonathan Cape, 1966).

Présentation de l’auteur

Régis Poulet

Enseignant et chercheur, géologue et docteur ès lettres, naturaliste par passion, Régis Poulet est depuis 2013 président de l’Institut international de géopoétique, il est poète et auteur d’essais transdisciplinaires.

Bibliographie 

Essais :



L’Orient : généalogie d’une illusion, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2002

Dictionnaire des idées reçues sur l’Asie et l’Orient, Le Zaporogue, 2009

Panorama géopoétique — Entretiens avec Kenneth White, Lapoutroie, ERR, 2014

Le vol du Harfang des neiges — des grottes peintes à la géopoétique, Lapoutroie, ERR, 2015
La Métamorphose d’un monde — une approche géologique de la géopoétique, Nancy, Isolato, à paraître en 2023

Poèmes :



Planktos, Nancy, Isolato, 2018

Gondawana, Nancy, Isolato, à paraître en 2023

Poèmes choisis

Autres lectures

À la racine de la Terre : une poétique — Entretien avec Régis Poulet

Régis Poulet est enseignant et chercheur, géologue, docteur ès lettres, et naturaliste par passion. Depuis 2013 il préside l’Institut international de géopoétique, mais il est également poète et auteur d’essais transdisciplinaires.  Il a accepté d'évoquer avec nous [...]