Wislawa Szymborska, A Photograph of a Crowd

 

In a photograph of a crowd
my head seventh from the edge,
or maybe four in from the left
or twenty up from the bottom;

my head, I can’t tell which,
no more the one and only, but already one of many,
and resembling the resembling,
neither clearly male nor female;

the marks it flashes at me
are not distinguishing marks;

maybe The Spirit of Time sees it,
but he’s not looking at it closely;

my demographic head
which consumes steel and cables
so easily, so globally,

unashamed it’s nothing special,
undespairing it’s replaceable;

as if it weren’t mine
in its own way on its own;

as if a cemetery were
dug up, full of nameless skulls
of high preservability
despite their mortality;

as if it were already there,
my any head, someone else’s—

where its recollections, if any,
would stretch deep into the future.

 

translated from the Polish by Joanna Trzeciak
 

Paru dans la Boston Review of Books, été 1998

Dans le paysage d’un maître ancien
les arbres plongent leurs racines sous la peinture à l’huile,
le sentier mène inévitablement à destination,
dignement un brin d’herbe remplace la signature,
les cinq heures de l’après-midi sont tout à fait plausibles,
le mois de mai, suspendu avec douceur, mais résolument,
donc moi-même je me suis arrêtée – mais oui, mon cher,
cette femme sous le frêne, c’est bien moi.

Regarde comme je me suis éloignée de toi,
comme ma jupe est jaune et blanc mon bonnet,
pour rester dans le cadre, je tiens fermement mon panier
vois comme je parade dans le destin d’une autre,
combien je me repose des mystères vivants.

Même si tu m’appelais, je n’entendrais rien,
et même si je t’entendais, je ne me retournerais pas,
et même si je faisais ce geste inconcevable,
étranger me semblera ton visage.

Je connais le monde à six lieues à la ronde.
Je connais les herbes et les sortilèges contre toutes les peines.
Dieu regarde encore le sommet de mon crâne.
Je prie pour une mort naturelle.

La guerre est une punition, et la paix une récompense.
Les rêves honteux proviennent de Satan.
J’ai une âme évidente comme la prune a son noyau.

Je ne connais pas les jeux du cœur.
Je ne connais pas la nudité du père de mes enfants.
Je ne soupçonne pas le Cantique des cantiques
D’être un brouillon confus, plein de ratures.
Pour ce que je veux dire, j’ai des phrases prêtes à l’emploi.
Je ne me sers pas du désespoir, car il ne m’appartient pas,
on me l’a juste confié en curatelle.

Même si tu me barrais la route,
même si tu me regardais dans les yeux,
je t’esquiverais sur la lisière d’un précipice aussi fin qu’un cheveu.

À droite est ma maison, dont je connais les abords
avec ses marches et son entrée vers l’intérieur,
il s’y passe des histoires qui n’ont pas été peintes :
un chat saute sur un banc,
le soleil se pose sur une cruche en étain
à une table est assis un homme osseux ;
il répare une pendule.

[dans Cent blagues, 1967] Traduction : Piotr Bilos