Il était difficile de trouver un titre à cette note de lecture, tant le titre original de ce livre d’Ishikawa Takuboku est pertinent et beau. Et même s’il s’agit d’une réédition, cet ouvrage met vraiment en lumière un Japon disons, intemporel, et aussi surtout un Japon vu de près, un Japon rendu proche à ceux que l’on oublie difficilement, la remémoration d’un Japon qui existe pour toujours.
On y voit clairement un pays authentique, surtout quand on connaît le cinéma nippon, et cette œuvre poétique s’approche aisément des grandes réussites cinématographiques d’un auteur comme Ozu, qui filme un pays pris par le courant du temps, qui s’arrache sans y parvenir à une tradition pour l’avenir incertain et mal aisé d’une modernité occidentale qui tient lieu de limite et de nouvelle frontière symbolique.
Ishikawa Takuboku, Ceux que l’on oublie difficilement de, trad. Alain Gouvret, Pascal Hervieu, Yasuko Kudaka et Gérard Pfister, éd. Arfuyen, 2017 ; 14€.
Ces poèmes rendent sensible justement ce passage pour l’écrivain, de la sphère domestique et usuelle, vers un monde organisé et beau comme le permet la forme instantanée du haïku. Car on rencontre avec le poète ce qui fait office de plongée dans le monde d’hier, d’un hier proustien – et d’ailleurs Proust est quasiment contemporain de Takuboku. Dès lors se développe chez lui tout un univers disparu — à l’instar de la madeleine et son goût réfracté par l’infusion de la grand-mère de l’auteur français, par exemple que l’on pourrait ici comparer à cette tentative -, univers qui prend les formes variées de choses simples et de tous les jours, et qui replongent I. Takuboku dans le cercle brûlant du souvenir et d’un hier perdu. Dispositif de la mémoire qui vient coller au texte, et d’ailleurs qui représente une lutte contre la mort ; donc une tension entre deux temps : jadis et la vie passée, demain et la mort rapide.
Il y a donc quelque chose de régressif à cette quête, qui cherche l’origine, et les allusions à la Chine (sorte de mère originelle), à la fin du recueil, tendent à tirer les poèmes vers la représentation millénaire de ce que l’on nomme la peinture de paysage chinoise (montagne et eau). Mille ans d’immobilité presque parfaite sous-tendent la tentative de Takuboku dans la recherche sans espoir d’un peu de temps pour vivre, et déjà tout ce que se réalise comme passé avant même d’avoir vécu. Donc, c’est le raffinement savant de la forme du poème, cette forme du haïku qui représente une tradition séculaire au Japon, qui accueille l’angoisse contemporaine, grâce à des allusions qui nous projettent encore vers les petits personnages ruraux dessinés par Hokusai, espèces de personnages typiques qui ici sont rendus avec tendresse et beaucoup de présence.
Et puisque nous parlions de nature ou de Marcel Proust, écoutons le poète :
Je me suis tourné vers la montagne
sans un mot
les montagnes du pays sont admirables
ou
Je n’ai pas oublié
dans le jardin sous la lune pâle
les blanches azalées cueillies
ou
La petite musique du marchand ambulant
comme si je pouvais recueillir
ma jeunesse perdue
Nous citons un peu au hasard, car tout est intéressant dans cette démarche rhétorique. Takuboku saisit l’essence, le passage même du temps. Ainsi, un lieu tout simple, une chambre, le village, deviennent l’endroit où se fixent les impressions méditatives et parfois sombres du poète, son sentiment à l’égard de lui-même ou de ceux qui l’ont entouré, de tout ce qui a fini du pays quitté, puis regretté de la jeunesse. Et tout cela avec une simplicité exemplaire, fine et qui met la sensibilité du lecteur à vif. Nous y sommes spectateur ému tout autant que lui par le motif d’une étoffe, une fleur, mille petites choses qui marquent l’appartenance à une culture millénaire, figuration d’un shamisen, le saké, et pour finir la mort elle-même.
Ainsi, le Japon de Takuboku reste celui que nous aimons, et tout ce qui nous rappelle l’importance d’un rameau de cerisier au printemps ou la liesse de la fête des lucioles, et pour les plus savants d’entre nous, les accents du théâtre kabuki ou les compositions artisanales des artistes classés comme « trésor national vivant ». D’ailleurs cette beauté n’interdit pas les sentiments morbides, et la disparition du poète emporté par la tuberculose presque au sortir de l’enfance, nous rend vivante cette époque du tournant du siècle, avec tout ce qui fait le quotidien et les éléments domestiques qui ont persistés jusqu’à nous.
Quittons-nous sur les paroles du poète lui-même, pour apercevoir un instant, avec lui, ce qui est devenu, malgré tout, quelque chose de pérenne.
Comme une douleur
revient un jour le souvenir du pays
tristes les fumées qui montent dans le ciel
ou
Derrière la bibliothèque de l’école
en automne apparaissaient des fleurs jaunes
dont j’ignore le nomQuand tombaient les fleurs
j’étais le premier à sortir
vêtu de blancMa sœur avait un amoureux
je me rappelle avec tristesse mon amitié
pour son jeune frère maintenant disparu
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