Abdellatif Laâbi, Le dernier poème de Jean Sénac

2019-07-06T18:03:52+02:00

 

Il ne s’est pas enfer­mé pour écrire
son poème a flairé le danger
lui a lais­sé la porte ouverte

Pas de poème sans risque
Sa barbe lis­sait le pubis
de la page transparente
et ses lèvres murmuraient
la sourate du pardon

Il dessi­na d’abord un soleil
un petit rond d’écolier
affublé de rayons démesure

La nuit cri­ait au viol
Alger buvait à mort
entre hommes

Puis il tail­la son crayon
ou se tail­la­da une veine
mais j’imagine
qu’il écriv­it au rouge
sans ratures
les frag­ments que voici:

“Naufrage des doigts
sculp­tés dans le silence
d’autres suf­fo­ca­tions montent
du goulot amer du dire
Tous ces riens vomis
sur le parvis du poème’’

Les mots ne man­quent pas
plutôt
le vouloir dire
A quoi bon
à quoi mauvais ?

La douleur
seule

Le poème qui ne veut pas naître
a ses raisons

Surtout
ne pas mendier
à la porte du silence
mais le gérer
comme un grand texte

C’est nous
qui avons vieilli
pas le monde

J’ai mangé
l’une après l’autre
mes petites illusions

Quant aux grandes
je me les garde
pour qu’elles éclairent durablement
ma sépulture
tels des joyaux

Pourquoi je me sens coupable
quand le bon­heur m’envahit?

Heureuse­ment qu’il y a la mer
bleu-gris de son vert gorgé de mouettes
une bar­que jubi­lant on ne sait
au fond de l’eau ou dans l’ourlet des nuages

Heureuse­ment qu’il y a ce large
retenant le souf­fle de la terre
et le vent coulis ondoy­ant de frondaisons câlines

Heureuse­ment que l’homme peut se voir
sourire à son loin­tain sosie
autrement que dans les miroirs

 

Rien de ce que j’ai appris
ne m’a servi
à déchir­er l’hy­men de tes yeux
arbre sere­in de sève pérenne
qui m’ir­riguera encore
quand ma bouche s’étein­dra dans les sables

Je suis né
pour aimer
la haine m’est étrangère

Les peu­ples heureux
n’ont pas de poésie”

La porte s’est refermée
L’om­bre sans odeur
apparut sur le seuil

Le couteau a fendu le soleil en deux
avant de pénétrer
dans l’en­ceinte sacrée
du souffle
Sénac avait levé la tête
il regar­dait dans les yeux
riait
comme il en avait l’habitude
en ten­dant au pre­mier venu
son dernier poème

 

Présentation de l’auteur

Abdellatif Laâbi

Abdel­latif Laâbi est né en 1942, à Fès. Son oppo­si­tion intel­lectuelle au régime lui vaut d’être empris­on­né pen­dant huit ans. Libéré en 1980, il s’exile en France en 1985. Depuis, il vit (le Maroc au cœur) en ban­lieue parisi­enne. Son vécu est la source pre­mière d’une œuvre plurielle (poésie, roman, théâtre, essai) sise au con­flu­ent des cul­tures, ancrée dans un human­isme de com­bat, pétrie d’humour et de tendresse.

Il a obtenu le prix Goncourt de la poésie en 2009, et le Grand Prix de la fran­coph­o­nie de l’Académie française en 2011. Par­mi ses œuvres, pub­liées en majeure par­tie aux Édi­tions de la Différence :

  • L’œil et la nuit (2003), Le chemin des ordalies (2003),
  • Chroniques de la citadelle d’exil (2005),
  • Les rides du lion (2007),
  • Le livre imprévu (2010) ;
  • Le soleil se meurt (1992),
  • L’étreinte du monde (1993),
  • Le spleen de Casablan­ca (1996),
  • Les fruits du corps (2003),
  • Tribu­la­tions d’un rêveur attitré (2008),
  • Œuvre poé­tique I et II (2006 ; 2010).

Par ailleurs, les édi­tions Gal­li­mard ont pub­lié son roman Le fond de la jarre (2002 ; col­lec­tion Folio 2010).

 

 

Textes

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