Abdellatif Laâbi, Le dernier poème de Jean Sénac

 

Il ne s'est pas enfermé pour écrire
son poème a flairé le danger
lui a laissé la porte ouverte

Pas de poème sans risque
Sa barbe lissait le pubis
de la page transparente
et ses lèvres murmuraient
la sourate du pardon

Il dessina d'abord un soleil
un petit rond d'écolier
affublé de rayons démesure

La nuit criait au viol
Alger buvait à mort
entre hommes

Puis il tailla son crayon
ou se taillada une veine
mais j'imagine
qu'il écrivit au rouge
sans ratures
les fragments que voici:

"Naufrage des doigts
sculptés dans le silence
d'autres suffocations montent
du goulot amer du dire
Tous ces riens vomis
sur le parvis du poème’’

Les mots ne manquent pas
plutôt
le vouloir dire
A quoi bon
à quoi mauvais ?

La douleur
seule

Le poème qui ne veut pas naître
a ses raisons

Surtout
ne pas mendier
à la porte du silence
mais le gérer
comme un grand texte

C'est nous
qui avons vieilli
pas le monde

J'ai mangé
l'une après l'autre
mes petites illusions

Quant aux grandes
je me les garde
pour qu'elles éclairent durablement
ma sépulture
tels des joyaux

Pourquoi je me sens coupable
quand le bonheur m'envahit?

Heureusement qu'il y a la mer
bleu-gris de son vert gorgé de mouettes
une barque jubilant on ne sait
au fond de l'eau ou dans l'ourlet des nuages

Heureusement qu'il y a ce large
retenant le souffle de la terre
et le vent coulis ondoyant de frondaisons câlines

Heureusement que l'homme peut se voir
sourire à son lointain sosie
autrement que dans les miroirs

 

Rien de ce que j'ai appris
ne m'a servi
à déchirer l'hymen de tes yeux
arbre serein de sève pérenne
qui m'irriguera encore
quand ma bouche s'éteindra dans les sables

Je suis né
pour aimer
la haine m'est étrangère

Les peuples heureux
n'ont pas de poésie"

La porte s'est refermée
L'ombre sans odeur
apparut sur le seuil

Le couteau a fendu le soleil en deux
avant de pénétrer
dans l'enceinte sacrée
du souffle
Sénac avait levé la tête
il regardait dans les yeux
riait
comme il en avait l'habitude
en tendant au premier venu
son dernier poème

 

Présentation de l’auteur

Abdellatif Laâbi

Abdellatif Laâbi est né en 1942, à Fès. Son opposition intellectuelle au régime lui vaut d’être emprisonné pendant huit ans. Libéré en 1980, il s’exile en France en 1985. Depuis, il vit (le Maroc au cœur) en banlieue parisienne. Son vécu est la source première d’une œuvre plurielle (poésie, roman, théâtre, essai) sise au confluent des cultures, ancrée dans un humanisme de combat, pétrie d’humour et de tendresse.

Il a obtenu le prix Goncourt de la poésie en 2009, et le Grand Prix de la francophonie de l’Académie française en 2011. Parmi ses œuvres, publiées en majeure partie aux Éditions de la Différence :

  • L’œil et la nuit (2003), Le chemin des ordalies (2003),
  • Chroniques de la citadelle d’exil (2005),
  • Les rides du lion (2007),
  • Le livre imprévu (2010) ;
  • Le soleil se meurt (1992),
  • L’étreinte du monde (1993),
  • Le spleen de Casablanca (1996),
  • Les fruits du corps (2003),
  • Tribulations d’un rêveur attitré (2008),
  • Œuvre poétique I et II (2006 ; 2010).

Par ailleurs, les éditions Gallimard ont publié son roman Le fond de la jarre (2002 ; collection Folio 2010).

 

 

Textes

Abdellatif Laâbi

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