On présente souvent Abdelwahab Meddeb comme un essayiste, écrivain, homme de radio, universitaire…Il était tout cela bien sûr, mais soyons plus précis, il est et restera avant tout un très grand poète lyrique. C’est ce que j’ai éprouvé lorsqu’en 2010 j’ai eu la chance de passer quelques moments avec lui, à l’occasion d’une rencontre que j’avais organisée autour de la possibilité du dialogue interreligieux. Je l’avais invité le soir pour surplomber les échanges qui avaient eu lieu durant la journée, et il avait conçu une communication sur la notion de substitution, durant laquelle à partir de la tradition la plus éclairée de l’islam, le soufisme, et notamment celui de sa référence privilégiée, le théosophe Ibn ‘Arabî (1165–1240), il avait tissé des liens subtils, avec sa sensibilité érudite et son intelligence rusée, entre les trois monothéismes, confirmant que le Coran est bien un livre que les savants doivent interpréter, qu’il contient de multiples ouvertures vers le judaïsme et le christianisme, notamment dans la sourate V (approuvé sur ce point par l’imam de Bordeaux Tareq Oubrou), et que la tradition soufie est une mystique caractérisée par son apolitisme, sa sensualité et sa poésie… Il faut relire Pari de civilisation (Seuil, 2009) pour appréhender la très haute exigence culturelle à laquelle il assigne l’Islam (les Cultures d’islam), avec en annexe cette belle discussion avec le philosophe Christian Jambet, qui s’efforce de montrer que le « voile » est l’apparence que Dieu se donne dans le Livre qu’ Il adresse aux hommes.
Mais c’est à l’occasion de la promenade que nous avons faite ensemble le lendemain matin, pour visiter Nevers, que je suis tombé sous la fascination de cette voix singulière témoignant en chaque mot, en chaque geste, de l’unité d’une vie de poète qui avait décidé, en toutes choses de choisir la jouissance de l’esprit contre la sécheresse de la lettre. Et s’il s’est acharné à combattre l’intégrisme dans l’islam, c’est peut-être d’abord parce que cette posture contre-nature, dans sa logique barbare de dénigrement de la vie et des vivants, ne pouvait que heurter sa sensibilité d’esthète, raffinée jusque dans l’hédonisme, portée par le savoir de l’éphémère dans la beauté fragile de l’instant. Sur ce point, assurément agnostique, il n’était pas sans faire penser à une certaine aristocratie de l’esprit d’inspiration nietzschéenne.
Bien sûr, en apparence, l’approche de l’homme peut se faire par deux versants : celui du devoir, un devoir impossible à esquiver depuis les attentats du 11 septembre 2001, plus encore un devoir à exercer frontalement, courageusement, ombrageusement même. Beaucoup d’hommages l’ont rappelé, ce devoir est une question d’héritage personnel, d’appartenance culturelle, celui d’un homme dont l’immense culture d’Islam ne peut que le contraindre à combattre la terrible réduction de l’intégrisme, la maladie de l’islam. Sur ce point, c’est Spinoza, ce « mauvais juif » selon l’expression de Leo Strauss, qu’on a envie d’évoquer. Il ne semble pas qu’Abdelwahab Meddeb, « mauvais musulman » comme il s’était nommé lui-même, ait pu admettre de transiger avec sa liberté pour gagner en sécurité, par exemple en se déplaçant toujours librement au Caire où, pour des raisons personnelles, il se rendait régulièrement, quand la prudence aurait pu lui conseiller de sécuriser ses déplacements. Ce versant du devoir, c’est assurément ce qui l’a conduit à diriger avec Benjamin Stora cet important ouvrage collectif qui constitue un legs généreux et décisif pour l’humanité de notre temps et surtout celle des temps à venir, Histoire des relations entre juifs et musulmans (Albin Michel, 2013).
L’autre versant de l’homme est celui de la poésie. C’est celui qui éclaire l’unité de sa vie. La poésie procède d’abord, chez lui, de la flânerie érudite pour se transmuer en expérience du monde. Meddeb se présentait en hédoniste raffiné, avons-nous dit plus haut, soucieux de glaner la beauté où elle se trouve quand on cultive l’effort de la discerner, dans les œuvres et par les voyages, dans une relation harmonieuse au présent. Poète de l’errance, il cherche à dire le monde et son unité qu’il pressent, peut-être davantage encore qu’ailleurs, en Méditerranée, mare nostrum, à travers des pérégrinations en des lieux tout autant symboliques que géographiques, Tanger (la pointe de l’Afrique, tournée vers l’Atlantique et la Méditerranée, face à l’Andalousie) ou Tunis (la ville de ses origines), par exemple…Son dernier livre, paru chez Belin, dans la collection « L’extrême contemporain » de Michel Deguy, deux jours avant sa mort, est un long poème qui sonne comme une épitaphe et un testament, Portrait du poète en soufi. Il révèle le poète en marcheur érudit, recueillant dans sa quête le souffle qui anime son chant, empli de ces lieux où s’entrechoquent l’expérience de la beauté et l’expérience du mal. La référence à la mystique et à la sensualité du soufisme est d’un nomade agnostique qui voudrait l’incarner tant il admire la participation civilisatrice de ce courant de l’Islam, malheureusement minoritaire et très étouffé aujourd’hui. Le poème est un souffle d’amour à l’adresse d’ Aya (l’inspiratrice qui marche à ses côtés, à Lisbonne par exemple), un chant qui compose la forme de l’hospitalité vraie , sans éviter la brutalité de l’histoire et de la géopolitique…
Berlin, par exemple, avec son paradoxe insupportable :
« triste matin à Berlin de ce qu’en a été l’est
au sortir des tombes où résonnent les noms
de Hegel Brecht Marcuse Herman Mann
grisaille qui nous accompagne avec l’idée
que les inspirés de l’Esprit n’aident pas
les humains à conjurer le mal qui les assaille »
Ou Jérusalem :
« Absolu perçu raison d’histoire
chez ceux qui ont vaincu
comme chez ceux qui ont perdu
Absolu que scelle le silence des pierres
face au désastre face à la victoire
au lieu de gager Absolu contre Absolu
n’est-il pas juste de céder l’Absolu
à son irrévocable silence ? »
Ce qui justifie le poème :
« le monde est un tissu d’épiphanies
tout chose visible porte en elle
les traces de l’Invisible
voir c’est déchiffrer pour interpréter
l’esprit fouille ce que l’oeil reçoit
il perçoit plus que l’offre du regard
toute face tout paysage est enveloppé d’un halo
où grouillent les atomes au-delà des sens
et ces atomes emplissent le champ »
L’art poétique, enfin :
« c’est cousu de main sûre
ce montage autour d’un
moment de dense vie
instants délicats et discrets
porteurs de mille virtualités »
Le don du poème d’Abdelwahab Meddeb infuse la vie, la rendant plus vivante. L’intensité n’a pas de prix. L’esprit n’a rien à brader. Rien ne doit disparaître. Tout doit continuer. Et l’amour surtout !
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