On a tout dit, en 200 ans, des paradoxes du personnage, né un 9 avril 1821, à Paris, et mort dans la même ville le 31 août 1867, on a glosé à l’infini sur la modernité de sa poésie… Qui n’a pas lu sa haine du progrès, ce « mal nécessaire », le rejet de la presse, pour laquelle il écrit ses critiques de peinture en journaliste consciencieux et génial, la contestation de la photo, considérée comme ennemie de la peinture, et pourtant grâce à laquelle nous possédons nombre de portraits de lui…
Qui ne s’est pas interrogé sur son antipathie pour la ville, pourtant décrite avec une acuité visionnaire, même dans ses détails les plus triviaux ? Ou sa haine du bourgeois, membre d’une classe au pouvoir à laquelle le rattachent ses origines (fils d’un prêtre défroqué devenu fonctionnaire, beau-fils du militaire Aupic) et qu’il conspue pour son immoralité et son hypocrisie, se revendiquant des mouvements contemporains de jeunes révoltés comme lui, fièrement arborant le nom de « satanistes et caïnistes” ?
Jacques Cauda : projet de couverture, pour l’événement du bicentenaire organisé par Jeudi des Mots
Ce dandy vivant à une époque charnière est en quelque sorte, comme un dernier des Mohicans, l’un des derniers romantiques, d’un romantisme noir et désespéré, qui le fait frère des contemporains artistes « maudits » de ma jeunesse — un David Bowie, un Lou Reed du Velvet Underground… J’imagine qu’aujourd’hui, ce dandy écrirait un rock gothique bien gore et s’amuserait de la pruderie renaissante dans notre époque trouble de profonds changements, où la plus grande licence côtoie les oukazes moraux.
Car c’est d’abord en cela que Baudelaire – l’homme Baudelaire — est encore vivant à notre époque : son attitude, face aux changements, à bien des égards croise celle des générations actuelles – tellement urbaines, et empêtrées dans des technologies nouvelles dont elles ne peuvent se passer, mais rêvant à un état de nature rénové, face aux dégradations que lui a imposée la folle course en avant du « progrès » — Qui ne rêve aujourd’hui d’une « nature temple » où recréer un monde antérieur et protecteur ?
Mais il est aussi contemporain en tant que poète : on le considère comme le père de la modernité, par son choix de thèmes triviaux – la charogne, la misère, la prostitution – et par sa recherche stylistique, privilégiant au fil des ans la prose non rythmée et non rimée à la versification traditionnelle. Sa recherche d’une forme le rapproche et l’éloigne de ses contemporains du Parnasse, adeptes de cette « Beauté » immobile «comme un rêve de pierre », qu’il cherche plutôt à retrouver dans le fugace, le singulier – à l’origine même de la sensation, même la plus banale (car s’il dénonce la banalité en peinture, c’est son emploi systématique, qui en fait des poncifs, qu’il réprouve). Il bouscule le réel, la langue poétique et sa réception – tout poète aujourd’hui lui est redevable, qu’il le sache ou non, de cet affranchissement des formes et des lieux communs de la poésie.
Ce bicentenaire de sa naissance est une belle occasion de rendre hommage aussi au Baudelaire traducteur : nous lui devons les magnifiques versions des œuvres d’Edgar Poe, duquel il se sentait si proche qu’il en avait « absorbé » la substance, les intégrant son œuvre par sa présence indiscutable. La traduction – la translation – sont au cœur de son travail artistique, ainsi qu’on le comprend en lisant ses articles sur la peinture : tout art est traduction du réel, par le biais du « dictionnaire » personnel de l’artiste, qui sublime ce qu’il voit ou qu’il touche. Et je trouve extrêmement important ce point de vue, et cette activité, à notre époque mondialisée d’échanges. De nombreux poètes du monde entier répondent à des initiatives organisées pour le 9 avril, date de sa naissance, et plus largement au cours de ce mois, par le biais des Jeudis des Mots, que soutient Recours au Poème, et qui recueille des vidéos de lectures par des poètes du monde entier, dans leur langue maternelle, et des propositions neuves d’illustrations pour Les Fleurs du Mal 1les lectures et propositions d’illustrations sont visibles sur la page facebook de Jeudi des Mots, et seront regroupées dans une vidéo sur youtube à la fin du mois d’avril. Les propositions sont à envoyer à jeudidesmots@gmail.com
Parmi les propositions qui nous arrivent, nous avons choisi de vous proposer la lecture de Raed Al Jishi, qui témoigne avec cran de l’actualité de la révolte baudelairienne,
Le poète saoudien Raed Al Jishi lit un poème de Baudelaire, traduit par Hana Baytar
Notes