Werner LAMBERSY vient de nous quitter, ce matin. Aucun mot ne suffira à dire combien est grande la perte de cet immense poète et homme, homme et poète, celui que Philippe Bouret appelait “L’orpailleur de l’ombre” et à qui il avait dédié cet article paru dans la revue A Littérature-Action. Nous le publions ici, pour rendre hommage à celui qui nous manquera irrémédiablement.
Werner Lambersy, l’orpailleur de l’ombre
Rencontrer Werner Lambersy, c’est se laisser griffer par l’écriture d’un magicien, d’un bâtisseur qui prétend que la mélancolie est son fond de commerce. L’ivresse ne se fait pas attendre, elle s’impose quand l’oreille commence à parler. Alors la voix du silence incise l’intérieur du mur de notre ignorance et vient effleurer notre désir de savoir. Lambersy ne recule pas, il cherche l’épine du bout des lèvres pour intercepter la morsure primordiale de la langue avant le phonème du premier chant. Il montre.
On a déjà tout écrit. Mais ce n’était pas moi…Et ça change tout. Alors Werner Lambersy mord la langue à pleines dents jusqu’à l’os. Au creux de son palais, dans un mélange de salive et de cailloux, cet orpailleur de l’ombre, des ténèbres même, traque la signature du réel et mâche la lettre pour en extraire la sève. « Jamais le poème n’a perdu le réel de vue »
“La déclaration”, publié en avril 2018 comme Livret d’Artiste par Rougier V. éditions, accompagné des peintures de Vincent Rougier. Morceaux choisis et lus par Cathy Garcia Canalès.
Sur les Takkimes pré-achéménides — briques inscrites de Mésopotamie — une partie du texte demeure cachée au regard dans une signification qui ne se boucle pas. Le secret est emmuré. Serait-ce le lieu de « l’imprononçable » cher à Lambersy qui serait ici épinglé, celui de l’inscription dans un en-creux du corps qui reste à découvrir ou à ignorer à tout jamais ?
La beauté chez lui est insue, mais elle est supposée. Elle n’existe pas et ne se soutient que d’être la cause du désir qui la vise sans jamais l’atteindre. La beauté C’est d’abord ce qui se désire.
Dans Conversation à l’intérieur d’un mur, le poète n’est pas dupe et nous conduit vers un effacement dont la trace reste le dernier rempart contre le discours du maître. Sa découverte des pierres inscrites de Sumer oriente son écriture et la mise en page de ses textes. Werner Lambersy « écrit comme une brique » et aligne ses tristiques et ses strophes de quatre vers comme on élève une muraille. Le lecteur est prévenu.
Poèmes
Où jamais ne savoir
Ce qui vraiment est écrit
Conversation
À l’intérieur d’un mur
Pour que personne n’entende
« Les briques sont tournées, avec le secret vers l’intérieur. Le texte est dans le mur…[…] Je me suis dit qu’il serait bien de parler à quelqu’un dans le secret du mur » C’est ce que Werner Lambersy dit dans Ligne de fond et c’est à moi qu’il a choisi de s’adresser . Alors, grâce à lui, je suis entré à l’intérieur du mur.
Engagé, décidé et sans relâche, il cherche l’épine dans le roncier des âmes, il caresse d’une main ferme la morsure primordiale de la langue sur le corps, au bord de la chair muette quand n’a pas encore jailli le phonème d’avant les mots. Werner Lambersy est un homme du fragment, de la coupure, de la schise. Il est là où ça s’écrit en silence au plafond, la nuit. Qu’il s’agisse de celui de sa chambre ou de celui du monde, il est là au bon moment, il est là quand le poème arrive comme une encre blanche, comme la marque de la soie sur la peau du féminin. Et parfois non…ça n’arrive pas.
Parmi les choses…, Werner Lambersy textes lus par jlmi.
Le poème serait donc une tentative de lire ce qui est écrit à l’intérieur du mur, la conversation sans pourquoi qui pourrait advenir. Mais, le poète n’est pas dupe… Le livre… Serait une suite de pages… Blanches… même s’il parvient à nous faire croire le contraire.
Werner Lambersy est un maître de l’illusion et à partir du moment où il déclare que nous n’avons point besoin de mentir, puisque les mots le font pour nous, il nous embarque dans son oeuvre et dénonce en même temps que « l’art est une filouterie » comme disait Mallarmé. Le poète Lambersy nous mène dans un bateau qui prend l’eau, il nous le dit, il nous montre les trous dans la coque, les déchirures dans les voiles, la cale vide et cependant et nous y croyons quand même et nous montons à bord. Rares sont les poètes qui vont jusque là, au littoral abrupt des non-dupes.
Dans Conversation à l’intérieur d’un mur, d’emblée, comme un avertissement, on annonce la couleur.
Lui, le poète, qui n’a peur de rien – peut-être un peu de la psychanalyse – sait cette capacité du mot à miroiter pour l’alouette, à user du trompe l’œil pour mieux dissimuler. Lambersy ne serait-il pas lui-même cette lettre inscrite à l’intérieur du mur, à jamais dans l’ombre jusqu’à ce que le temps et la ruine laissent apparaitre quelques traces, quelques restes de la calligraphie du pauvre, une vérité pas-toute, usée par le temps. Il suit ainsi Lautréamont : « Écris, mais fais en sorte qu’on ne te retrouve jamais ».
Werner Lambersy est dans cette veine-là, et avec elle, il fait œuvre de poésie. Il indique mais ne dévoile pas. Il s’appuie sur son expérience vécue et sur l’expérience de l’écriture sans dissocier l’une de l’autre. Comme il est un corps parlant, Lambersy est un corps écrivant qui ne peut s’arrêter d’écrire sans pourquoi, laissant toujours le recours à l’artifice en suspend. Quand Mallarmé tente de descendre au plus bas du langage et taille à vif dans le corps de la phrase pour ne garder que l’indispensable, Lambersy nous entraine dans ses tours de passe-passe, soutenu par une éthique magistrale. Il s’interdit d’utiliser l’artifice du mot de manière inadaptée. Si le corps sait que les mots mentent, le poète, lui, s’impose un respect, car derrière le jeu de l’illusion il déplie page après page la grande question de l’inscription. Alors respect !
DC 10, Werner Lambersy dit par Werner Lambersy.
Déjà
Ce que j’écris
S’efface en l’écrivant
Comme une lampe
Encore chaude
Que la lumière a fui
Un phare
Qui ne sait plus
Où la mer s’est retirée
Un oiseau
Qui se retourne
Et ne voit rien du vent
Qu’il a brassé
Le rideau se lève. Apparait alors le magicien-poète qui nous fait le coup de « La femme coupée en deux », un classique. Là où Céline et Mauras nous indiqueraient que la femme peut être réellement coupée en deux, Lambersy se l’interdit, il dénonce la supercherie, il montre « y a un truc » et pourtant on y croit. C’est là tout son talent, c’est là toute son éthique :
La fine épée de l’éphémère
Tout ça, grâce à l’amour
Des océans de plumes sur
La peau enfantine
De nos âmes
Dans le recueil, le lecteur est invité à l’intérieur même du mur, car c’est avec lui et là que le poète veut avoir une conversation. Il le convoque et veut lui montrer le lieu où ça s’écrit. Là où l’illusion langagière est dénoncée dans un mi-dire du dévoilement… dans un pas-tout de la fallace.
Lambersy ouvre au lecteur les portes de lui-même où, confronté à la langue il n’a de cesse de faire l’expérience du trou, de l’imprononçable à chaque trait de plume renouvelé. « Ça ne cesse pas de ne pas s’écrire » dit Lacan.
Alors, moi, lecteur, je lis plusieurs fois, je consens à suivre le poète, mon étrange et mon semblable qui me conduit vers « Le silence du langage ». Là, il ne me laisse plus le choix, je m’engage ou je fuis. Alors je progresse avec lui vers le lieu où « Quelque chose se tait. Quelqu’un peut-être ? Quelqu’un d’autre ? Quelque chose se tue à parler.» — dit Lili Frikh — et que seule l’expérience de l’écriture permet d’atteindre, parce qu’elle est une « expérience limite ». Lambersy m’a dit un jour « La poésie est un sport extrême » et immédiatement il a disparu. À cet instant, j’ai su dans mon corps que pour lui, « Se cacher » fait œuvre de poésie. J’étais arrivé en ce lieu où la conversation à l’intérieur du mur acquière la puissance du coup de foudre. C’est alors que nous avons pu parler sans mots et à voix haute. Car c’est là que le « ciseau du souffle » opère. Le transmetteur de l’élan créateur – qui reçoit sur la tête la force d’un amour sans nom – fait à la fois œuvre de gravure et d’occultation. Il creuse son sillon hors de la vue, mais pas hors du regard de l’autre. Charge au lecteur de ne pas se retrouver à tout jamais emmuré vivant dans un éternel monologue avec la nuit.
Un jour, peut-être la brique inscrite renaîtra‑t’elle de la ruine…avec obstination ?
Conversation à l’intérieur d’un mur est un tour de prestidigitation exécuté à mains nues et sans filet, là où s’abreuvent les poètes « à des sources qui ne sont pas encore accessibles à la science » disait Freud. Le psychanalyste, « Homme vulgaire » — toujours Freud — est alors saisi. Puisse- t’il demander, questionner, quémander pour obtenir quelque grain à moudre et ouvrir son moulin au champ de l’autre ; extraire le savoir léger emporté par le vent du désir et le faire sien comme un savoir nouveau.
Werner Lambersy écrit le corps défendu de la langue du père avec les mots, le désir et « la musique à bouche » de la mère, ces signifiants de la rencontre avec le réel dont le corps du poète se souvient. Car ce sont les mots de la mère qui viennent dire l’horreur.
« Même si je ne me rappelle pas le moment, je me souviens très bien de la chose…[…] c’est inscrit dans mon corps, c’est un souvenir du corps qui me permet de dire « Je me souviens » déclare t’il dans Ligne de fond. Le cri lui permettra de passer outre la question du Nom-du-Père, ce cri, qui avant toute signification, le sauve.
Lambersy montre à ciel ouvert le leurre dont il fait usage. C’est à l’intérieur du mur que ça se passe, que ça se dit, que ça se dénonce, que ça s’inscrit dans un dialogue avec l’éternité. Le lecteur ne perçoit que le souffle d’un désir d’écrivain qui lui demeure inaccessible. Consent-il à rejoindre le poète à l’intérieur du mur pour espérer, un jour lire quelques bribes de ce qui est là, inscrit ? Une errance à la Blanchot, une errance qui est erreur. C’est quand le sujet est perdu que la rigueur advient. « J’écris comme une brique » dit Lambersy. Doit-on le croire ? Pour le savoir, il faut miser.
Dans Conversation à l’intérieur d’un mur, le maître de l’illusion est aussi un homme de la colère, car il est l’enfant de la morsure, celle qui est aux fondements de l’humanité, aux prémices de sa propre humanité. Le signifiant a fait effraction dans son corps et a marqué l’enveloppe charnelle du petit enfant en uniforme noir. Confronté aux habits du père qu’il se verra offerts par le père lui-même (L’uniforme d’Officier de la Waffen SS en papier crépon et taffetas noirs) pour un carnaval macabre et mortifère, le sujet Lambersy a opéré une substitution en tissant de nouveaux vêtements avec les mots pour que le monde soit vivable. Depuis, il combat sans relâche les discours et les régimes totalitaires. Il dénonce l’usage du mot-propagande en lui opposant le mot-poème. Le versant politique est là, dans ce recueil, inscrit sur les briques, écrit par les briques. Werner Lambersy ne recule pas devant le réel, il est celui qui demeure toujours aux côtés…
Lecture confinée 11 : Werner Lambersy.
De ceux
qui avaient perdu leurs ailes
Les hommes
Dans les hachoirs à viande
De l’argent
De la guerre et du pouvoir
Faisant ce qu’ils pouvaient
Écrire, c’est sauver sa peau coûte que coûte. Pour cela il faut parier sur le désir et sur celle qui le cause : La Femme. Même si Werner Lambersy prétend que l’amour est …
Imprononçable à force
D’être lavé
Dans la machine des mots
… il écrit Pour Patricia et là, les tristiques nous happe.
Amants
Qui reculez
Dans la lumière aveugle
Comme on avance
Vers l’abîme ténébreux
du début
Soyez
L’arbre dans les quatre
Eléments la ronde
De l’aubier tendre
Sous l’écorce des nuits
Le rire aussi
De la feuille qui tremble si souvent
Et de ce trouble
Qui fouille dans l’espace
Werner Lambersy n’a jamais emboité le pas à la tragédie, jamais il n’a tenté de faire revivre au lecteur ce qu’il en est de la perte. À aucun moment de son œuvre il n’a mis en scène le tragique. Dans Conversation à l’intérieur d’un mur, le poète Lambersy n’a de cesse de jouer sa propre tragédie et d’écrire son destin. Comprenne qui pourra…
Et un jour, si vous passez près d’un mur, collez votre oreille contre les briques, vous entendrez peut-être chuchoter Flamand ciseau du souffle ou bien seul le silence vous dira sa présence.
Werner Lambersy sur recours au poème
Werner Lambersy, PINA BAUSCH
Le mangeur de nèfles (Haïkus libres) de Werner Lambersy
Patricia CASTEX MENIER & Werner LAMBERSY, Al-Andalus, MacDem