Des errances
Là où les Hommes oublient d’aller
les montagnes sont criblées de fleurs et de trous de serrures
orbites creuses de géants
bouche de la fée pétrifiée dans le sel
des enfants d’argile
des galeries pour l’âme
Si je marche là-bas
ma clé imaginaire m’ouvre toutes les portes
les sanctuaires dans la roche
La poésie toujours a sa demeure dans le ventre des montagnes
là où toutes les pierres ont un visage
Une maison borgne
petit jardin triste grillage
trois fleurs fraîches accrochées là toujours
comme une erreur dans la grisaille
un point d’interrogation sur des lèvres absentes
au milieu d’une phrase que personne n’écoute
c’est la mère
la femme qui n’est plus que mère à force de chagrin
les fleurs ont l’air fausses
tant elle choisit les plus belles
tant elles brillent
drôle d’éclat tout contre le bitume
souvent des roses
il aimait ça
ou peut-être que c’est elle qui s’en est convaincue
à force d’en poser à côté de son sommeil – avant
maintenant à côté de son souvenir
adoration pour le fils
l’aura chaude qui émanait de sa bouche d’enfant
embellissait les fleurs
trois fleurs par jour
tout contre la route
c’est tout ce qui lui reste
son rituel de mère
maudite route qu’il lui faut fleurir
sa routine de deuil
souvent des roses
rarement des tournesols
il ne fera plus jamais soleil
A comme Achète
tous les livres dans les rayons
comme la viande sous plastique
les tonnes d’animaux sacrifiés
les corps en vitrine
les corps dans les images
les corps dans les rues
les magasins les étals du gaspillage
des chaussures pour toujours trop petites
des valises qui ne voyageront pas
des manteaux qui ne tiendront jamais assez chaud
mais tu rêves d’enfiler une taille 36 d’avoir des plus gros seins des plus longs cheveux des ongles plus nacrés des dents éblouissantes un nez plus petit une bouche plus sexy des poignets plus fins un cul plus bombé des jambes plus sveltes des coudes plus arrondis un sexe plus docile une peau plus hydratée une langue plus courte une nuque plus élancée des pieds plus étroits des cuisses plus fermes des côtes plus apparentes des abdominaux plus marqués des sourcils plus dessinés des oreilles plus discrètes des poils plus blonds des os plus légers
et tu disparaîtrais pour de bon disparais déjà dans cette absence de volume occidentale dans ce vocabulaire de l’économie de l’augmentation de la réduction de l’esthétique plastique de la non acceptation du non débordant du non dérangeant du non voyant du non témoin du non coupable
du non dit du non vécu
du non vivant
Je pense à toi dans la planche de bois traversée chaque matin comme un pont sur l’exil dans la jungle où il pleut comme pour la toute dernière fois à fermer les yeux dans l’odeur de rhum vieux et de poussière l’eau remplit la pièce le lit se soulève et part à la dérive dans la forêt de café de serpents et de cacao pas tout à fait rouge je t’écris de cette maison sur le vide que personne ne s’est jamais donné la peine de finir ma porte est tombée ce matin comme une coupure dedans dehors le paysage saignait par cette encadrure trop blanche ma peau le bois blessé s’accroche à ma main un couple de chauve-souris me réveille parce qu’il est l’heure du manque je t’écris même quand je ne t’écris pas je t’écris c’est aussi je te mets en mots je te prends à ma guise je te couche ici c’est souvent c’est toujours ton absence qui me pousse à dire cette vie invisible que je ranime pour toi avec la sauvagerie de croire qu’on peut seule aimer pour deux dans la touffeur suave des fleurs finissantes je t’efface dans des pays imaginaires je t’écris dans l’odeur d’allumette craquée je te crie d’un parquet violé par des vies plus humbles je t’écris jusqu’à ce que la pluie enfin entre dans la chambre
Corps
ma distance offerte
mon laboratoire et ma surprise sans cesse renouvelés
je ne croyais pas que j’aurais ces deux yeux-là
leur forme ovale et noire pour m’observer moi-même
et le monde et au-delà
ces ongles rongés pour toujours
des cheveux changeant de couleur dans l’âge et l’été
des chiffres mètre kilos centimètres
ces pieds qui marchent
hanches faites pour la danse
peau que tatouages et cicatrices veulent marquer
pour un petit toujours
corps qui charme et m’inquiète
étonne de rester en état de fonction
parfois m’irrite me désole
quand me trahit indicible abandon
c’est toujours une question de pertes
dents qui tombent comme des énigmes
corps ma contrainte quotidienne
qui a toujours faim et chaud et froid et sommeil
l’origine ou le prolongement de mon être pensant
pesant corps désirant
corps vivant corps vécu mon enfer de femme
sous le joug de la répression
des liquides des odeurs des poils
rides ou microbes graisse
cernes un étal de faiblesses
tu es moi
corps symbole bouclier
vitrine mille fois vidée
avide de vie de touchers de frémir de goûter
de sentir d’enlacer de courir
d’écrire sous l’écorce
ce sans cesse éclore encore