Tableau n°1 / Seule
(« Il faut être seul pour être grand. Mais il faut déjà être grand pour être seul. » – René-Guy Cadou)
Elle est là, femme et corps, corps de femme, juste nu, lambeaux de chairs,
ne dit rien, ne sait pas,
gisante
et puis violente,
murée dans sa colère, enfoncée dans le temps,
rageuse, belle et
survivante.
Tableau n°2 / Sisyphe
(« …aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche » — Camus)
Elle est épuisée, lasse de tant d’indignations, misère, effroi
sans regards jetés sur elle, n’avance plus, ne renonce pas
juste sauvage,
désunie d’elle-même,
féroce et qui n’attend rien pourtant
ne veut que porter ce caillou, qui retombe
le rocher roule encore.
Tableau n°3 / Une souris
(« Respecte dans la bête un esprit agissant…/ Tout est sensible – Et tout sur ton être est puissant » — Nerval)
Elle déchiffre l’éclair, un instant lumineux, vertical et dense
une souris qui surgit de nulle part
la voici qui fonce, va sous le pont, grise, impalpable, joyeuse presque
grignotant des restes de pain, festin, bombance,
la voici qui frémit de délices
ne plus désirer – juste obtenir
d’exister encore.
Tableau n°4 / Simourgh
(« que nos lèvres sont les plages et que nous sommes la mer. » — Attar)
Elle ouvre son sac, trouve un bol, il faudrait boire, elle ne boit pas
se débarrasse de l’écuelle
superflue se dit-elle, marmonne, fouille, jette
des choses autour d’elle, se lèche les paumes, longuement
retrouver le sel de sa propre peau
longtemps boire de l’eau devenir sa propre fontaine
trente oiseaux qui se regardent dans le miroir.
Tableau n°5 / Absence
(« J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité. / Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant… » — Desnos)
Elle empoigne son ombre, elle s’égare se déchire se contemple
qu’il fait froid dans la nuit bleue
ce serait son visage d’avant, là-bas qui regarde
l’envers du temps, l’écart entre ce que le cœur désirait
et ce qu’il a obtenu
il n’y a plus de promesse qui tienne plus de caresses
rien que souvenances – remembrances.
Tableau n°6 / Mrs Hyde
(« C’étaient de très grands vents, sur toutes faces de ce monde. » ‑Saint-John Perse)
Elle tâtonne, serre ses mains sur sa poitrine,
contorsionnée, désarticulée, furieuse
cherche frénétiquement le noyau d’elle-même
s’agrippe aux barreaux de la cage intérieure,
se rassemble, se ressemble
palpe son double intérieur, de l’autre côté du miroir
qui la contemple, sereinement, amoureusement.
Tableau n°7 / Impérieuse liberté
(« Je mangerais toute la terre, je boirais la terre entière. » — Pablo Neruda)
Elle gronde comme un chien gronde à la mort
renifle des chiffons qu’on lui jette, déchets débris défaite
reste à se frayer une voiX dans le mépris
cheminer dans l’invisible
habiter l’exil ne pas dépendre
puissance sans indifférence
casser l’amphore, sortir du tonneau.
Tableau n°8 / La lanterne
(« La flamme est une verticale vaillante et fragile. Un souffle dérange la flamme, mais la flamme se redresse. » — Gaston Bachelard)
Elle n’a plus peur de l’obscur
attrape une lanterne, allume la mèche
elle cherche la Femme comme on cherchait l’Homme
il n’y a pas d’essence des choses
il fait feu dans son âme,
elle se consume elle-même
elle serait flamme, elle s’élève dans la nuit, vacillante.
Tableau n°9 / Devenir
(« Peut il y avoir une lumière née du soleil et de l’usure. » — Philippe Jaccottet)
Elle glisse désormais, se détache
quelque chose d’elle qui flotterait loin d’elle, déjà
tête coupée, membres épars,
elle est pleine d’atomes qui se décomposent
dans un rayon de lumière plus vive
elle se voit se dé/lier, tente avec ses mains
de cerner des formes dans la poussière.
Tableau n°10 / Funambule
(« La lucidité est la blessure la plus proche du soleil » — René Char)
Elle est fascinée, quelque chose de l’ordre de la sidération
la douleur n’a plus de prise, plus de tentacules viscérales
puisqu’il suffirait de ne plus respirer
comme on vérifie qu’on existe
au bord de l’étrangeté, sur la ligne de crête
elle atteint bientôt le juste versant
luisant, tissé de silences.
Tableau n°11 / Révolution
(« Ne hâte pas cet acte tendre / Douceur d’être et de n’être pas. » — Paul Valéry)
Elle tend les mains vers des passants impossibles
quelqu’un s’arrêterait
ce serait elle-même, sortie de son miroir
qui se pencherait vers elle, douceur,
collerait sur la chair blessée des voiles
un tissu de mots
de gestes à panser les écorchures.
Tableau n°12 / Carnaval
(« Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse » — Friedrich Nietzsche)
Elle danse au bord d’un puits, farouche
margelles du vertige
elle s’apprête à sauter, se ravise
enfile un masque, des masques, des collants, des sacs,
s’étouffe presque, éclate en sa propre joie
puis dépose le fardeau, enlève tout, lâche tout, se découvre
se déshabille.
Tableau n°13 / Ame sentinelle
(« Ame sentinelle/Murmurons l’aveu/De la nuit si nulle/Et du jour en feu. » Arthur Rimbaud)
Elle rit, elle rit d’un rire un peu fou
ni mécanique ni machineries
un rire qui transperce les rouages du désir
la renaissance entière
elle dit j’ai retrouvé
quoi : l’éternité, c’est la mer allée avec le soleil
ce peu de jubilation dans le vent qui se lève.
2014