Adeline Baldacchino, Treize petits tableaux diogéniques

2017-12-30T21:19:39+01:00

 

Tableau n°1 / Seule
(« Il faut être seul pour être grand. Mais il faut déjà être grand pour être seul. » – René-Guy Cadou)

 

Elle est là, femme et corps, corps de femme, juste nu, lam­beaux de chairs,
ne dit rien, ne sait pas,
gisante
et puis violente,
murée dans sa colère, enfon­cée dans le temps,
rageuse, belle et
survivante.

 

 

Tableau n°2 / Sisyphe
(« …aveu­gle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est tou­jours en marche » — Camus)

 

Elle est épuisée, lasse de tant d’indignations, mis­ère, effroi
sans regards jetés sur elle, n’avance plus, ne renonce pas
juste sauvage,
désunie d’elle-même,
féroce et qui n’attend rien pourtant
ne veut que porter ce cail­lou, qui retombe
le rocher roule encore.

 

 

 

Tableau n°3 / Une souris
(« Respecte dans la bête un esprit agissant…/ Tout est sen­si­ble – Et tout sur ton être est puis­sant » — Nerval)

 

Elle déchiffre l’éclair, un instant lumineux, ver­ti­cal et dense
une souris qui sur­git de nulle part
la voici qui fonce, va sous le pont, grise, impal­pa­ble, joyeuse presque
grig­no­tant des restes de pain, fes­tin, bombance,
la voici qui frémit de délices
ne plus désir­er – juste obtenir
d’exister encore.

 

 

 

Tableau n°4 / Simourgh
(« que nos lèvres sont les plages et que nous sommes la mer. » — Attar)

 

Elle ouvre son sac, trou­ve un bol, il faudrait boire, elle ne boit pas
se débar­rasse de l’écuelle
super­flue se dit-elle, mar­monne, fouille, jette
des choses autour d’elle, se lèche les paumes, longuement
retrou­ver le sel de sa pro­pre peau
longtemps boire de l’eau devenir sa pro­pre fontaine
trente oiseaux qui se regar­dent dans le miroir.

 

 

 

Tableau n°5 / Absence
(« J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réal­ité. / Est-il encore temps d’at­tein­dre ce corps vivant… » — Desnos)

 

Elle empoigne son ombre, elle s’égare se déchire se contemple
qu’il fait froid dans la nuit bleue
ce serait son vis­age d’avant, là-bas qui regarde
l’envers du temps, l’écart entre ce que le cœur désirait
et ce qu’il a obtenu
il n’y a plus de promesse qui tienne plus de caresses
rien que sou­ve­nances – remembrances.

 

 

 

Tableau n°6 / Mrs Hyde
(« C’étaient de très grands vents, sur toutes faces de ce monde. » ‑Saint-John Perse)

 

Elle tâtonne, serre ses mains sur sa poitrine,
con­tor­sion­née, désar­tic­ulée, furieuse
cherche fréné­tique­ment le noy­au d’elle-même
s’agrippe aux bar­reaux de la cage intérieure,
se rassem­ble, se ressemble
palpe son dou­ble intérieur, de l’autre côté du miroir
qui la con­tem­ple, sere­ine­ment, amoureusement.

 

 

 

 

Tableau n°7 / Impérieuse liberté
(« Je mangerais toute la terre, je boirais la terre entière. » — Pablo Neruda)

 

Elle gronde comme un chien gronde à la mort
reni­fle des chif­fons qu’on lui jette, déchets débris défaite
reste à se fray­er une voiX dans le mépris
chem­iner dans l’invisible
habiter l’exil ne pas dépendre
puis­sance sans indifférence
cass­er l’amphore, sor­tir du tonneau.

 

 

 

Tableau n°8 / La lanterne
(« La flamme est une ver­ti­cale vail­lante et frag­ile. Un souf­fle dérange la flamme, mais la flamme se redresse. » — Gas­ton Bachelard)

 

Elle n’a plus peur de l’obscur
attrape une lanterne, allume la mèche
elle cherche la Femme comme on cher­chait l’Homme
il n’y a pas d’essence des choses
il fait feu dans son âme,
elle se con­sume elle-même
elle serait flamme, elle s’élève dans la nuit, vacillante.

 

 

 

Tableau n°9 / Devenir
(« Peut il y avoir une lumière née du soleil et de l’usure. » — Philippe Jaccottet)

 

Elle glisse désor­mais, se détache
quelque chose d’elle qui flot­terait loin d’elle, déjà
tête coupée, mem­bres épars,
elle est pleine d’atomes qui se décomposent
dans un ray­on de lumière plus vive
elle se voit se dé/lier, tente avec ses mains
de cern­er des formes dans la poussière.

 

 

 

 

Tableau n°10 / Funambule
(« La lucid­ité est la blessure la plus proche du soleil » — René Char)

 

Elle est fascinée, quelque chose de l’ordre de la sidération
la douleur n’a plus de prise, plus de ten­tac­ules viscérales
puisqu’il suf­fi­rait de ne plus respirer
comme on véri­fie qu’on existe
au bord de l’étrangeté, sur la ligne de crête
elle atteint bien­tôt le juste versant
luisant, tis­sé de silences.

 

 

 

Tableau n°11 / Révolution
(« Ne hâte pas cet acte ten­dre / Douceur d’être et de n’être pas. » — Paul Valéry)

 

Elle tend les mains vers des pas­sants impossibles
quelqu’un s’arrêterait
ce serait elle-même, sor­tie de son miroir
qui se pencherait vers elle, douceur,
collerait sur la chair blessée des voiles
un tis­su de mots
de gestes à panser les écorchures.

 

 

 

Tableau n°12 / Carnaval
(« Il faut avoir du chaos en soi pour accouch­er d’une étoile qui danse » — Friedrich Nietzsche)

 

Elle danse au bord d’un puits, farouche
margelles du vertige
elle s’apprête à sauter, se ravise
enfile un masque, des masques, des col­lants, des sacs,
s’étouffe presque, éclate en sa pro­pre joie
puis dépose le fardeau, enlève tout, lâche tout, se découvre
se déshabille.

 

 

 

 

Tableau n°13 / Ame sentinelle
(« Ame sentinelle/Murmurons l’aveu/De la nuit si nulle/Et du jour en feu. » Arthur Rimbaud)

 

Elle rit, elle rit d’un rire un peu fou
ni mécanique ni machineries
un rire qui transperce les rouages du désir
la renais­sance entière
elle dit j’ai retrouvé
quoi : l’éternité, c’est la mer allée avec le soleil
ce peu de jubi­la­tion dans le vent qui se lève.

 

 

2014

 

Présentation de l’auteur

Adeline Baldacchino

Ade­line Bal­dacchi­no est née en 1982 dans le Sud-Est de la France et vit actuelle­ment à Paris. Elle a pub­lié de la poésie, des nou­velles et des textes d’analyse aux édi­tions Cla­pas et dans des revues (notam­ment Le cri d’os, Parterre ver­bal, Ouste, Bal­last…), ain­si que deux essais (Le feu la flamme, autour de Max-Pol Fouchet, Edi­tions Michalon 2013 et la présen­ta­tion de Frag­ments inédits de Dio­gène le Cynique en arabe, Edi­tions Autrement 2014). Elle tra­vaille  sur plusieurs recueils inédits et sur un roman autour de la Perse ancienne.

Elle tient un blog pho­tographique et lit­téraire (http://abalda.tumblr.com/).

 

Adeline Baldacchino

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