Adonis nous livre 500 poèmes dans la collection Poésie-Gallimard. Et l’ouvrage représente assez bien la démarche générale de l’auteur syrien, lequel n’hésite pas à instruire une seule idée – une idée unique — grâce aux 120 derniers poèmes réunis dans le recueil à la fin du livre : HISTOIRE QUI SE DÉCHIRE SUR LE CORPS D’UNE FEMME.
Et pour tout dire il m’a fallu lire ces recueils consécutivement comme si je cherchais, dans un mouvement sportif – natation, marche –, le secret de cette poésie chaude et profuse. J’ai, du reste, puisé à la matière des poèmes ce qui faisait une métaphore filée, venue d’une langue arabe par nature métaphorique, quelque chose qui me permettait de resserrer ma lecture, comme l’aurait fait un filet autour de la question du corps. J’ai donc avancé grâce à cette idée tout au long de cette petite tentative d’herméneutique, jusqu’à venir buter sur le dernier opuscule où mon idée principale – le corps-langage – se justifiait pleinement. Donc, une fois trouvé ce concept de « corps-langage », j’ai vogué comme en une navigation au milieu des effets de houle ou de tangage des poèmes, souvent courts dans leur forme et variés. Car je voyais le continent du corps où habite la langue d’Adonis, ce qui fait chair dans le langage, et plus longuement se dessiner la vie, vie relatée par le poète comme on pourrait le faire d’un trésor. Cependant, il faut aussi lire cette espèce de musique poétique, cette sorte de Cantique des cantiques, pour reconnaître la flamme qui anime l’auteur, description en creux de celle qu’aime Adonis. Et sa prosodie irrégulière – que nous suivons en français et non en arabe, malheureusement — n’est pas compromise par un artifice technique, ni une école poétique, dans laquelle rimes et mesure auraient le dessus sur la musicalité et l’intonation des textes, du chant personnel, stylisme naturel, des cantilènes, tempo propre au poète.
miniature syrienne — ©photo mbp
Ton corps coule dans le mien.
Mon corps entre deux féminins :
ma chair et toi.
Ton corps
plus proche de moi que je ne le suis.
Ton corps entre mes mains
je ne le connais que par son mystère.
Nos corps sont révélation
qui refusent les temples.
Ton corps me connaît mieux que moi-même.
Ton corps me parle en moi-même.
Mon corps est Un par la grâce de ton corps : unicité duelle.
Oui, c’est une sorte de poésie chorale, accentuée d’ailleurs par l’effet de la prononciation silencieuse qui est l’essence du métier de lire, jamais hermétique ou faussement énigmatique, qui se développe comme un espace langagier, où l’individu charnel que j’évoquais en supra, sert le dessein des textes. J’ai même pensé aux Vents de St-John Perse, au souffle lyrique et harmonieusement spirituel du poète qui fut prix Nobel, et qu’a traduit Adonis. Et cela en engageant une réflexion de liseur sur la question de la fusion de la langue avec le corps, lesquels, pour finir, sont les dénominateurs universels de notre humanité. Comme si le poète pouvait avec sa liberté de créateur, associer l’alphabet et les yeux de l’aède, en suivant avec lui le rien matériel de cette psalmodie généreuse, plantureuse et entêtante.
Mon amour –
respire par le poumon des choses
accède au poème
dans une rose dans un rai de poussière.
Il confie ses états à l’univers
comme le vent et le soleil
quand ils fendent la poitrine du paysage
versant leur encre sur le livre de la terre.
J’ajoute que ce voyage dans le corps-langage du livre s’élabore peut-être comme le Corpoème de Jean Sénac – qu’a rencontré Adonis. Il ressemble parfois à la descente aux Enfers d’Orphée, par l’étrangeté de l’élocution poétique qui n’abandonne pas la profondeur des signes, une espèce d’Orphée de la lumière, celui qui poursuit sa quête, ne se retourne pas mais avance. L’art a cette possibilité magique, celle de rendre sien un corps physiologique sans déchoir à la capacité de dire, chercher dans le néant de soi-même, ce qui justifie l’existence. C’est donc l’écriture de la chair à l’œuvre dont il est question ici. Orphée, ou bien encore Prométhée, qui va chercher le feu dans la femme, matrice de l’androgyne premier tel que le définit Platon dans Le Banquet ? Il va de soi que je ne peux épuiser ce demi-millier de poèmes sinon en retournant en moi la musique du texte, vent chaud du Liban ou de Syrie, foehn, simoun, sable du désert qui va. Tout cela parce que le poète est déchiré, est double, est schize, et qu’il est le seul capable de ramener de ses voyages infernaux la clarté et l’impression du souffle, de la respiration humaine
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