La théo­cos­mogo­nie de Mal­colm de Chazal

Cer­tains livres ne sont pas seule­ment des œuvres, et moins encore des travaux lit­téraires, mais des événe­ments de l’Ame. La date où ils appa­rais­sent, la révéla­tion dont ils éma­nent, appar­tient, plus encore qu’à l’histoire où ils s’inscrivent, à une hiéro­his­toire, qui, dans un ren­verse­ment de clartés, devient vis­i­ble dans la nuit même qui nous gouverne.

Ce livre de Mal­colm de Chaz­al, Aggenèse, — qui vient de paraître aux édi­tions Arma Artis, — est une entrée dans la nuit, dans ce « noir invis­i­ble » où gisent les couleurs secrètes du monde. «  Et je con­tin­u­ais, écrit Mal­colm de Chaz­al, presque mori­bond de dés­in­car­na­tion la Route du Noir dans le paysage ensoleil­lé des Salines par­mi les cocotiers, les aca­cias, dans l’herbe trem­blante de lumière… ». L’entrée dans la nuit n’est pas un con­sen­te­ment aux ténèbres, ni la seule con­sid­éra­tion de l’ombre, mais éveil de la pen­sée antérieure, de la mémoire pro­fonde. La théo­cos­mogo­nie, qu’illustre l’œuvre de Mal­colm de Chaz­al, est amoureuse tout autant que méta­physique ; sa dual­i­tude est embasse­ment et embrase­ment. Dieu, dans cette cos­mogo­nie, est « NOON et ALLA » dans leurs « étreintes ». L’espace et le temps sont inspir et expir. La corolle du jour éclose dans la nuit est « bou­quet de flam­boiements ».

Après la pen­sée mythique de Pétrusmok et le flot de cor­re­spon­dances et d’analogie de Sens Plas­tique et de La Vie Fil­trée, Mal­colm de Chaz­al entre ici dans la vasti­tude et la pro­fondeur de la nuit divine. Voir et penser le monde à par­tir de la nuit divine, en amont de toutes les représen­ta­tions que nous nous faisons col­lec­tive­ment et indi­vidu­elle­ment de nous-mêmes, par-delà les idéolo­gies, les reli­gions exotériques, les sci­ences, c’est laiss­er venir à nous, à tra­vers nous, une puis­sance, un Verbe antérieur : « Ce Verbe est infi­ni tant que le poète s’effacera suff­isam­ment pour être unique­ment l’objet qu’il traduit et dépouillera son moi au point de devenir la chose qu’il dit ».

Cette imper­son­nal­ité active est libéra­tion au sens le plus haut ; non pas cette illu­sion de l’individu irrélié, mais lib­erté con­quise sur le grief, l’utilitarisme, le ressen­ti­ment qui prési­dent à l’utilisation tech­nique du monde,- cette vengeance de ceux qui ne savent pas le con­tem­pler. Le « Vaste » de la théo­cos­mogo­nie de Mal­colm de Chaz­al, ces lat­i­tudes et ces lon­gi­tudes recon­quis­es, cette atten­tion au plus loin­tain à l’intérieur du plus immé­di­at, cette plongée dans la nuit invis­i­ble à par­tir de laque­lle le monde imma­nent scin­tille et s’irise, — telle est l’aventure, non pas décrite mais réc­itée, chan­tée, en poèmes, aperçus et lita­nies dans cette Aggenèse qui échappe à tous les gen­res lit­téraire car elle les précède, non comme un objet mais comme un vis­age qui nous regarde : «  Ce qui fait la couleur / C’est la pen­sée / Pen­sée de fran­cis­cea / Pen­sée de l’œillet / Pen­sée de la rose et du lys / Sur le vis­age, c’est l’expression. »

Dans le monde de Mal­colm de Chaz­al, les pier­res par­lent des civil­i­sa­tions englouties pour en dire les mys­tères et les fraîcheurs, et les fleurs nous regar­dent. Le temps n’est plus à faire des expéri­ences avec les êtres et les choses mais d’entrer en rela­tion avec eux, comme la couleur entre en rela­tion avec la nuit, comme la musique entre en rela­tion avec le silence. Rien n’est plus ver­si­col­ore que ce grand traité d’entrée dans l’invisible et dans la nuit, là où atten­dent les ensoleille­ments de l’être : «  La lumière vint / Du ven­tre du Noir ». Lumière génésique, con­fon­due à la pen­sée qui la cherche, auro­ra con­sur­gens de la conscience.

La pen­sée noc­turne et la clarté révélée sont d’une même source. Un même éros cos­mogo­nique présage à leurs accom­plisse­ments : «  A deux corps pour une même extase / A deux cœurs pour un même amour / A deux extases pour un même Dieu. » La dual­i­tude révèle par inté­gra­tion de l’Un et dans l’Un le mys­tère d’une trinité non plus abstraite ou sim­ple­ment dog­ma­tique mais incar­née dans « l’Homme-Lumière ». La terre est céleste et le ciel est un jardin qui tourne et se ren­verse : «  Tu es la source / De tout ce qui est /  De tout ce qui se vit / Se goûte / Se pense / Ou se caresse. »

L’œuvre de Mal­colm de Chaz­al nous offre à ce rap­pel, à ce ressou­venir. La vie ne vaut d’être vécue que si elle est un chem­ine­ment vers le Mir­a­cle, — qui veille telle une lumière incréée au fond de la pupille : «  Et ma fleur est pleine / De pupilles/ C’est tout l’invisible en elle / Le Noir la pénètre / La lumière inver­sée. »

Cette allée ouverte par les mots, par l’écriture imma­nente-tran­scen­dante de Mal­colm de Chaz­al, est, au sens pre­mier, une théorie du Graal : cette coupe qui, ren­ver­sée, est le ciel même qui nous pro­tège de sa nuit et favorise l’éclosion, la renais­sance immor­tal­isante de la fleur sym­bole du regard, de la pen­sée éclose, et, si l’on ose dire, sym­bole d’elle-même dans son adv­enue voy­ante : «  Et voici ce moment du temps / Incar­céré dans une couleur / Voici l’espace de voir / Inté­gré à une forme / Deux images : vis­i­ble et invis­i­ble / Et c’est la fleur. »

L’exercice spir­ituel, pour Mal­colm de Chaz­al, n’est pas austère, quand bien même il provient d’une exi­gence rad­i­cale, car ce qu’il déploie, par la dou­ble lumière de l’Un, n’est autre que l’arc-en-ciel : «  Signe de matière / Aux côtés nuital et de Jour / NOON et ALLA : La dou­ble lumière en Un / Que lie le jaune incan­des­cent. »

Nous ne pen­sons pas encore ; nous ne par­lons pas encore. Une puis­sance est retenue, détenue dans l’archéon, au plus loin­tain, dans la nuit antérieure. Pour advenir à la pen­sée, la pen­sée doit nous advenir dans l’oubli de ce que nous croyons être, de nos éval­u­a­tions, de nos esti­ma­tions, de nos cal­culs, de nos plan­i­fi­ca­tions, de nos « savoirs » qui se sont détournés de la sapi­ence. Or pour attein­dre ce point où la pen­sée et la parole nais­sent l’une de l’autre, en présence réelle, il faut entr­er dans le Verbe qui est à la fois proche et loin­tain, hors d’atteinte et sub­stantiel : « Verbe tu es lié à la sub­stance : Comme l’ombre à la lumière… / Voici le grand secret : l’indivisibilité du moi et des choses / Une même pâte / Une même vie. »

Le secret de l’archéon le plus loin­tain, per­du, comme la « Parole Per­due » des Alchimistes dans l’Atalante Fugi­tive de la nuit des temps, est aus­si au plus près dans la sub­stance même, et dans « l’herbe trem­blante de lumière ». Le Là-bas est l’Ici-même, le vis­i­ble et l’invisible tournoient et fleuris­sent dans le Verbe noc­turne : «  Car le monde Là-Bas / Est Ren­verse­ment pen­sée-image / De ce monde ci / Comme Ren­verse­ment / De lumière / Retourne­ment du Vis­i­ble et de l’Invisible. »

Nous com­prenons alors, lisant Mal­colm de Chaz­al, que c’est l’invisible qui, advenant à l’envers du vis­i­ble en révèle l’avers en resplendisse­ments sen­si­bles. L’Homme-Lumière qu’évoque Mal­colm de Chaz­al, a pour voca­tion de révéler, par son chem­ine­ment entre l’archéon et l’eschaton le ressac de la mémoire vive. Ce Là-bas qui, tor­rentueuse­ment, revient dans l’Ici-même, dans la prophétie de l’Ici-même : «  Là-bas l’homme sera Toute Mémoire / Et imag­in­er sera faire sa vie. » Le ressou­venir est imag­i­na­tion créa­trice : «  La Mémoire sera le rap­pel de l’Eden… / L’Image Orig­inelle revien­dra / Peu à peu en nous / Et embel­li­ra le monde pro­jeté. »

L’Aggenèse de Mal­colm de Chaz­al est ain­si, à la suite de la Divine Comédie de Dante, une médi­ta­tion sur la Par­adis. Com­ment sor­tir de l’enfer du ressen­ti­ment et du pur­ga­toire de la représen­ta­tion ? A quel appel répon­drons-nous ? C’est aux signes infimes comme les herbes trem­blantes de nous le dire, afin de réin­ven­ter, au-delà de l’agonie du Dédire quo­ti­di­en, le Dit qui par­le vif au secret du cœur : «  O Toi qui ago­nise, le Par­adis t’attend ». 

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