La question est naturellement ouverte de savoir si c’est à un Français, de surcroît préoccupé davantage de poésie que de réflexion philosophique, qu’il convient d’évoquer la notion grecque d’Agôn, et de rechercher comment se manifeste l’impulsion spécifiquement hellénique de l’agôn chez un poète aussi sensible à son pays, aussi complexe, aussi imprégné de toutes les périodes de l’histoire, de la culture et de la littérature de la Grèce, qu’Odysseas Elytis…
Si je m’y hasarde, c’est avec l’idée qu’un regard étranger est moins habitué, donc peut-être susceptible d’entrevoir des choses inaperçues. C’est également parce qu’en tant que traducteur, j’ai lutté avec les textes des poèmes pendant des années et saisi, me semble-t-il, certaines choses dont il me semble légitime de faire part ici. J’ai bien conscience, du reste, qu’il ne peut s’agir que d’une esquisse de rapport d’enquête. D’une mise en évidence des nervures de la «feuille ouverte» (φύλλο ανοιχτό, ανοιχτα χαρτια). J’ai également conscience, dans un registre différent, que la notion d’agôn est multiple, vaste, et qu’elle a évolué (Je me suis laissé dire que la plus ancienne occurrence retrouvée du mot daterait de 1600 avant J. C.). Il semble qu’insensiblement, jusqu’à et depuis l’époque d’Homère, son sens se soit diversifié dans des proportions importantes tout en conservant certaines caractéristiques grâce auxquelles la Grèce a influencé la mentalité de toute la société occidentale.
La notion en effet s’est progressivement «dématérialisée». L’aspect éthique se développant au détriment de l’aspect, disons, «somatique», notamment après la reprise de ce mot dans un sens philosophique profane mais aussi chrétien, au début de l’Empire Romain. Certes, le mot «agon» existe aussi en latin. Mais la notion d’agôn est cependant si originelle, si congénitale et spécifique à la culture hellénique — comme l’a mis en relief au 18 ème siècle, le suisse Jacob Burkhardt dans le tome IV de son Histoire de la civilisation grecque (1898–1902), — que l’on peut sans risque postuler qu’elle se trouve en filigrane chez la plupart des écrivains Grecs, sous ses divers aspects et donc, logiquement, tout au long de l’oeuvre du poète de Mytilène. C’est de cette sorte « d’élan vital rivalisant » qu’ici une étrange audace me pousse à vous entretenir un moment.
Après avoir révisé assez sommairement ce que recouvre ce mot d’agôn, en ne m’attachant qu’aux précisions essentielles, moi qui ne suis pas philosophe – je l’ai dit ! — je veux m’efforcer, à travers quelques-uns des livres de poèmes où l’agôn est le plus manifeste, de montrer quels traits agonistiques Odysseas Elytis y laisse paraître, dans la diversité des sens de cet agôn issu de la nuit des siècles helléniques, et qui de l’élan du conquérant primitif, mène à celui du compétiteur, puis du héros et, chez les croyants, du saint. Un mot d’ailleurs utilisé par le poète en plusieurs occasions.
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À titre de remise en mémoire, voici par conséquent quelques éléments, que des spécialistes ont largement développés, et grâce auxquels s’éclairent certaines des significations du mot agôn que je voudrais mettre en relief. On devra me pardonner de résumer ici des choses sans doute connues et même familières à la majorité des hellénistes…
Il est entendu que chez Homère, l’«agôn» est un endroit : que le mot désigne un lieu spécial. Certains ont émis l’hypothèse qu’il s’agissait, aux temps archaïques, d’un site où étaient rassemblées les effigies des dieux, ou encore d’une place où l’on se rassemblait pour prier, sans doute devant un temple. Dans la vision poétique d’Homère, l’agôn correspond à l’emplacement de l’Olympe où les dieux eux-mêmes se réunissent, pour débattre et discuter plus ou moins vivement. Puis, par glissement métonymique, agôn va désigner non plus l’endroit, mais le phénomène, ou plutôt l’événement qui se passe dans l’endroit (par exemple… agôn olympiakos.)
L’événement susdit peut prendre des aspects divers : celui de l’agôn/réunion pour débat, «agôn-logôn» (agôn en paroles) disaient les anciens. L’agôn-logôn est multiforme, que ce soit celle de la controverse, de l’amoebée poétique, de l’affrontement juridique, entre autres. On trouve souvent chez Odysseas Elytis des allusions au Droit, à la lutte pour une harmonie victorieuse qu’il figure par la venue du « printemps », ainsi que des poèmes à dialogues, ou qui présentent — comme « Tant que durait l’étoile », dans le livre Phôtodendron, ou d’ailleurs figure la représentative « Hélène » — une rivalité entre des éléments hétérogènes tels que le temps et l’amour.
Mais plus spectaculairement, dans la société antique, l’agôn prenait la forme spectaculaire de l’agôn/compétition avec lutte physique réglée, pour une récompense nommée athlon. Ainsi Hélène sera l’athlon de l’ultime duel (Ménélas contre Deïphobe), dans l’Iliade. Il est d’ailleurs bien précisé par le texte homérique, à travers une déclaration de la bouche de Priam, que les dieux sont seuls responsable de cet agôn guerrier entre l’Europe et l’Asie, et qu’Hélène «n’est responsable de rien». Dans l’Iliade, les femmes (Briseïs par exemple) ont souvent ce rôle de gratification au plus fort. Sur ce point Elytis se fait du statut de la femme — à laquelle dans un poème du Phôtodendron, il confie le rôle d’incarner la Grèce elle-même -, une idée fort différente : elle est « la Vierge » de sa « vision », l’être ailé qui a « tout picoré » de ce qui était la vérité. Ou encore cette jeune fille sereine avec un petit oiseau – symbole phallique — dans la main, sculptée sur une stèle du Céramique. Il n’est jamais question qu’elle soit l’équivalent d’un objet qui récompense le vainqueur d’un affrontement physique.
Dans cet agôn qui se déroule entre des corps humains, et dont l’érotique peut-être considéré comme une variante, l’important, de toutes manières, est qu’il ne s’agit pas, ou plus depuis les temps archaïques, d’un combat mortel et dépourvu de règles : Élytis y fait allusion dans un poème. « Si tu es du sang des Atrides, file te lamenter ailleurs ! » (Étude de nu, in Maria Nefeli.) écrit-il dans le poème protagoniste de celui qui concerne précisément le thème de la « justice ». Car il s’agit d’un combat de « l’obscurité » vers la « lumière éternelle », un « mûrissement », d’un « périple », un « agôn historique » qui n’a pas l’anéantissement de l’adversaire pour but ni pour terme : mais plutôt d’un « agôn historique » qui aboutit à un progrès par une renaissance indéfiniment renouvelée.
En ce qui concerne donc l’agôn que l’on peut appeler «somatique» — corporel, physique -, et dont la représentation la plus éminente est la forme de compétition qu’on appelle les Jeux (Olympiques, Pythiques, etc…), la loyauté, l’honnêteté, la victoire qui ne tue pas, font partie des règles à observer. Sans ces règles-là, ces « première règles noires », cette syntaxe originelle et fondatrice, il n’y a pas de récompense (athlon) qui vaille : on le voit démontré dans les tragédies antiques où les protagonistes, parce qu’ils sont du « sang des Atrides », se comportent sans modération dans la victoire, oublient les divinités auxquelles ils la doivent, ne respectent aucune règle : ils finissent donc sans autre « athlon » que d’être à leur tour assassinés minablement par leurs proches.
En revanche, quand l’éthique est respectée au cours de la compétition, l’athlon obtenu par le vainqueur entérine officiellement le fait que de lui va rayonner le «kudos», la gloire : une illumination qui baigne le gagnant dans un halo de grâce divine émanant du dieu concerné. Grâce divine que la victoire en compétition a mise en évidence, homologuée. Assimilable à une lumière éblouissante dont il résulte que, comme dit Élytis dans le poème «Sans voile» (Khôris giasmaki) du recueil Photodendron, «l’on ne peut regarder celui qui porte la victoire sur sa face, que les yeux rétrécis». De ce fait, la renommée, le «kleos», du vainqueur va s’étendre et faire resplendir d’un formidable prestige la cité qui a vu naître l’enfant du pays investi de cette bonne étoile qu’est la faveur des dieux. (En un sens, par son prix Nobel de 1979, c’est ce qu’a réalisé notre poète mytilénien…)
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Dans cette perspective, les cérémonies de compétition olympiques sont donc destinées à faire émerger, à mettre en évidence dans la personne de chaque vainqueur l’étincelle d’une énergie supérieure associée à la faveur d’une proximité divine particulière, d’une élection. Au-delà des apparences, il ne pouvait donc pas être question seulement d’un «agôn» physique, d’un affrontement corporel pour connaître le meilleur. L’autre versant de la cérémonie agonistique impliquait un investissement spirituel, d’un ordre quasi-mystique, cautionné par l’implicite interfécondité des dieux et des hommes. De fait, dans l’existence « ordinaire », ceux qui rivalisaient quotidiennement, par exemple à la palestre, ou au gymnase, par ces exercices prenaient d’une certaine façon la « température » du « degré de divinité » dont la vie leur accordait le bénéfice. C’est ce qui avait fait la popularité d’un Alcibiade.
Le prix, les lauriers couronnant le vainqueur, était alors moins une récompense (un cadeau au sens moderne) qu’une attestation, un peu comme un diplôme actuel, et cette attestation visible traduisait symboliquement la Valeur, autrement invisible hors du moment du déroulement de l’agôn : une incommensurable Valeur, absolue, glorieuse parce qu’établie aux yeux de tous par une performance d’essence divine. L’athlon était la preuve par révélation agonistique, du germe de nature sacrée — le «kudos» reçu des dieux — qu’un athlète portait dans son «génome», dirait-on aujourd’hui, et dont la gloire allait rejaillir sur sa communauté, sa cité, son peuple pour l’avantage de tous les citoyens.
Autrement dit, le Prix («athlon», plus tard «timèma») est le signe affiché de la Valeur et cette Valeur est sacrée parce qu’elle est due à la bienveillance d’un être divin, à sa sollicitude, à quelque chose de son essence divine dont on a pu prouver par l’agôn qu’elle a contaminé un humain. Phénomène constant dans la mythologie grecque, où si souvent et parfois sans le savoir les personnages héroïques sont les rejetons d’un humain et d’une divinité : et c’est cette filiation qui sous-tend leur capacité à une performance victorieuse, à condition bien entendu que tel ou tel rejeton en question y mettre du sien, que la part humaine en lui s’exerce éthiquement et s’engage dans des épreuves destinées à faire paraître au grand jour sa part divine.
Dans l’Antiquité, l’affaire n’avait donc rien d’une plaisanterie, ni d’un sport, ni d’un jeu au sens contemporain. Lorsqu’on emploie pour traduire «agôn» le mot «jeu» au sens ludique, pour désigner «l’agôn olympique», «l’agôn pythique» (etc…), c’est que le sens en a été atténué par la conception romaine : le peuple romain assimilait les combats du cirque, donné à l’occasion de certaines fêtes religieuses, avec les compétition sacrées grecques, où le vainqueur est auréolé d’une faveur divine qu’un poète tel que Pindare avait pour mission de mettre en évidence. Mission que Pindare, et d’autres aèdes, dans leurs hymnes cérémoniels remplissaient scrupuleusement en reconstituant, ou inventant au besoin, la fameuse filiation par laquelle on pouvait comprendre que la gloire du vainqueur remontait à l’ADN d’un dieu spécialement lié à sa famille. Les hymnes pindariques faisaient partie de la fabrication, dirons-nous, de l’explication rituelle de la valeur et de la raison pour laquelle le vainqueur méritait la gloire : qu’on peut considérer comme un genre de flux invisible qui reliait l’humain au divin, et dont le langage devait être le révélateur après la phase agonistique.
La confusion entre l’ « agôn hellénique » et l’ « agon romain », outre l’identité phonétique, était donc inévitable, quoique la signification, les implications et les conséquences de la compétition ne fussent pas exactement les mêmes, loin de là. Il est vrai que rien ne ressemble à une course comme une course, à de la lutte comme de la lutte : pancrace et pugilat sont évidemment cousins. Mais il faut insiter sur le fait que les combats des gladiateurs, entre eux ou avec des animaux, n’avaient rien de mystique, que les jeux du cirque pour la population avaient quelque chose de la corrida, et s’ils correspondaient à des divertissements inclus dans les fêtes religieuses, leur tonalité religieuse dans l’esprit du peuple assis sur les gradins du cirque était relativement secondaire, atténuée surtout dans la Rome tardive où souvent les jeux n’avaient rien de réglé par une éthique, mais étaient de simples spectacles programmés ou truqués, et qui étaient centrés sur la mort à laquelle l’animal ou l’adversaire vaincus étaient presque inévitablement condamnés.
La gloriole des vainqueurs n’était pas plus remarquable que celle d’un sportif « chargé » d’aujourd’hui, tennisman, cycliste, boxeur ou footballeur célèbres, dont le dopage a été le plus court chemin pour faire de l’argent. Personne n’envisageait que des gladiateurs, souvent esclaves ou descendants d’esclaves, aient «par essence» une relation privilégiée avec Jupiter ou Hercule. Même si lesdits gladiateurs eux, se plaçaient sous le patronage de tel ou tel dieu, comme les croyants actuels sous celui d’un saint-patron protecteur.
Le caractère religieux s’atténuera davantage encore par la suite et on peut dire qu’il a finalement disparu dans la conception moderne : celle d’une compétition laïque, comme l’est le sport contemporain. Il n’en reste qu’un certain respect, pas toujours réel, des règles : mais le vice et la dissimulation en matière de dopage et de triche sont un hommage à la vertu, comme on dit.
Il en reste également chez les compétiteurs honnêtes de nos Jeux Olympique modernes une idée de lutte avec soi-même, de dépassement de soi, qui demeure comme une relique de la vision grecque antique. À laquelle il faudrait ajouter, faute de sacré religieux, un certain aspect de solennité rituelle, cérémonieuse, centrée autour du symbole de la « flamme », donc de la lumière apollinienne, quand même on ne soit plus très certain de ce qu’elle symbolise véritablement. Sur ce point du reste, ce sera aux philosophe de nous éclairer.
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Pour en terminer avec ces considérations quant à la notion d’«agôn» des Anciens, si «jeu» il y a, c’est par conséquent avec la dimension d’un «jeu sérieux», à composante psychologique. J’ai mentionné plus haut en passant que cette composante existe aussi dans les stratégies de séduction, celles dites d’appropriation à violence limitée, et dans la confrontation érotique. Les images de lutte représentées sur les vases offrent sur ce point des images à la fois ambiguës – et sans équivoque. En pareil cas l’impulsion de l’agôn pour les anciens Hellènes était naturelle, considérée comme un instinct immémorial, l’un des fondements de la vie. C’est ce qu’évoque le poème « Étude de nu » que j’ai cité plus haut, et qui n’est pas le seul dans l’oeuvre d’Élytis où ce thème surgit, même si celui-là est spécialement explicite. Et ce «naturel», est à l’origine de tous les problèmes que la Nature instaure et que l’on voit notamment surgir dans les tragédies, lorsque les héros ont fait preuve d’hybris en dépassant les limites de ce qui suffisait à une victoire raisonnable. Que l’homme ait en effet « vaincu la nature » aujourd’hui aboutit selon Élytis à une situation d’exploitation tellement exagérée que, comme on le lit dans un poème du Phôtodendron, « les mers que voici se vengeront »…
Sur ce point précis, l’ « Étude de nu » ne dissimule pas une énigmatique ambivalence, celle de la nature justement : d’un côté l’agôn érotique exclut la violence assassine, et de l’autre en instaure une : « Comme la rose cachée d’une vierge qui renaît pour renouveler le crime et museler chaque fois les cris des victimes… »
Très souvent en effet, il y a agôn entre la Physis, la Nature, et les Nomoï, les Lois. Un combat entre les «lois de la nature» et les lois de la cité. Entre les lois de la cité et les lois religieuses. On retrouve ce conflit avec le personnage fameux d’Antigone, aussi bien que dans la troisième section de Maria Nefeli. De même, il y a agôn lorsque une personne ou un peuple lutte contre son tempérament «naturel» dans le souci de devenir meilleur. Il y a un «agôn» de l’individu face à la collectivité ; un «agôn de la démocratie», évidemment assorti de la «krisis» correspondante… En ce sens, la « krisis » est la mise en examen de la démocratie, destinée à vérifier si elle a respecté les lois de la Cité ou si elle dérive vers la tricherie.
Résumons. L’agôn peut s’entendre comme impulsion physique autant que spirituelle, au sens large. Il s’ensuit que l’agôn a des conséquences : il rend «agoniste», acteur animé par une force qui pousse à l’action, à l’essai, à l’audace, au défi. Héraclite le considérait comme nécessaire au changement.
Dans l’agôn «matériel» on rangera la compétition des corps, le combat des autochtones avec les barbares, ou la «lutte érotique».
Dans l’agôn spirituel, on peut ranger les procès en justice, mais aussi globalement, toutes les controverses intellectuelles : par exemple, agonistiques sont les dialogues philosophiques où Platon nous montre Protagoras débattant avec Socrate. Dès lors, si « je » peut être «un autre» comme disait Rimbaud, il y a agôn aussi lors de la lutte «morale» avec soi-même : Elytis fait à plusieurs reprises allusion à l’île de Pathmos, c’est-à-dire à ce lieu où un combat spirituel amena St Jean l’Évangéliste à écrire l’Apocalypse. C’est aussi le climat en arrière-plan notamment du poème à deux voix «Apostiches Mystiques pour chanter matines dans l’ermitage d’Apollon» qui clôt le recueil des Hétérothali. Combat intérieur analogue à celui que relateront St Augustin, voire plus tard la mystique musulmane. (Le concept du « Jihad » présentant en effet des caractères manifestement hérités de l’agôn.)
L’agôn «sentimental», qui consiste en l’entreprise de séduction où il s’agit de vaincre la résistance de l’autre et de gagner son cœur, est le mouvement qui inspire chez Élytis la composition des poèmes du Monogramme : dont le programme pour ainsi dire est d’«attraper l’aimé(e) par l’oreille comme on pince un papillon». L’on retrouve souvent dans les poèmes d’Élytis un personnage masculin qui tente de séduire, et un personnage féminin qui résiste, qui dit non.
De quel côté que l’on se tourne on découvre donc que le «logos» séducteur ou débatteur hellénique est foncièrement de nature agonistique.
C’est son élan qu’on voit à l’oeuvre dans les créations théâtrales ou épiques, suscitant le personnage du «héros». En ce sens, l’agôn introduit un certain ton épique, et de dialogue, qui affleure plus ou moins dans la littérature, ainsi qu’une certaine dimension prophétique du «héros», celui qui perturbe, conteste et introduit le changement. Hélas, il paye souvent sa victoire de sa vie à la fin de l’aventure, comme s’il s’agissait de rétablir un équilibre entre les humains ordinaires et celui d’entre eux qui a trop reçu. Chez Élytis toujours, nous en rencontrons un exemple entre autres avec «le dernier des Hellènes» chanté dans la trilogie Mort et résurrection de Constantin Paléologue.
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L’influence de l’agôn en ce qui concerne la poésie de ce poète, se déduira du profil de la notion d’agôn tel que nous nous sommes efforcés d’en présenter ici l’essentiel. Nous venons de la détecter à diverses reprise, en passant, notamment à l’instant avec deux références à des poèmes du recueil Ta Heterothali. Le poème recèlera donc un implicite agonistique lorsque, par exemple, il aura des aspects dialogués, des «répons», des affleurements épiques, ou prophétiques, où déploiera les louanges «pindariques» de l’après-combat, ou encore les prestiges de la séductions amoureuse, ou d’une concurrence/complicité entre les partenaires dans un couple. Il en ira de même lorsque le thème du poème est une lutte avec soi-même, par exemple pour la réussite poétique suprême.
Dans tous les cas, mais dans celui-ci en particulier, les traits liés à l’agôn sont l’observation de règles non-exprimées de loyauté, de vertu, d’honnêteté, de courage, qui évoquent plus ou moins la sainteté, à l’occasion.
On en retrouve la trace dans l’esprit « chevaleresque » du Moyen-Âge. L’agôn grec est éthique, sans quoi la force «divine» qu’il infuse à la conscience hellénique s’évanouirait dans le crime et la violence primitifs : agissements des temps archaïques qui ont survécu dans la cité chez les individus «barbares», indignes, non-civilisés, parce que le passage des millénaires n’a pas permis forcément aux lois de la cité de triompher dans toutes les consciences de certains instincts nuisibles à la société.
La composante éthique, alliée à l’effort, au combat d’issue incertaine, à la tentative que la force agonistique provoque chez un individu, a un autre effet qui se retrouve parmi les sens classique d’agôn : celui de l’anxiété, de la crainte que l’issue ne soit pas le progrès, les lauriers, mais l’échec. Dans le domaine de la poésie, particulièrement incertain, l’agôn peut donc introduire une note de sourde angoisse, surtout lorsque le poète ambitionne de se réaliser sans que des réussites littéraires attestent que cette réalisation est atteinte et véritable. La lutte ici est à la fois pour se surpasser soi-même, mais aussi pour s’imposer à la société. C’est en quelque sorte l’agôn de la jeunesse, non pas symbolisé par la flamme olympique, mais par l’Arbre Lucide, le Phôtodendron fait de feuilles d’or (comment ne pas y voir les pages des poèmes futurs ?) qui « progressait de plus belle au sein de la lumière comme Jésus-Christ et tous les amoureux ».
C’est la compétition vitale, avec ses étapes, enfance, adolescence, début de l’âge d’homme… dans la mesure certes où il s’agit d’une personne qui a l’ambition de parvenir au sommet de ses capacités, et accessoirement à la réussite sociale. Forcément l’agôn implique en ce sens une forme d’élitisme, de souci d’appartenir au cercle des meilleurs, qui se différencie cependant d’une mentalité proprement aristocratique du fait que cet élitisme n’a pas automatiquement pour objectif, chez les poètes en tout cas, d’exercer un pouvoir quelconque dans la cité ou d’en obtenir des avantages concrets. Il ne s’agit pas d’être dans les « meilleurs » (aristoï) pour exercer le pouvoir (kratein) sur les autres, mais pour s’auto-gouverner de façon plus satisfaisante, épanouissante.
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Ce mot «d’élitisme», un français, en particulier s’il sait les liens avec la langue française du poète Odysseus Alepoudhelis, ne peut manquer de l’entendre dans le nom de plume «Elytis» choisi par le poète… Car si ely(t)- en langue grecque se rattacherait plutôt à l’idée de rouler, s’enrouler, envelopper (élytre), si d’autre part la rumeur veut que le poète ait emprunté la première partie de son pseudonyme au nom du poète surréaliste français Éluard, rien dans la langue grecque ne vient particulièrement suggérer à celui qui cherche un nom de plume (excepté peut-être une évocation d’adjectif) le choix de la syllabe finale. En revanche, il est évident en français que le nom est fortement suggestif et recèle l’inspiration disons de l’agôn personnel du grand poète : lutter pour tenter d’être le premier «coq», le premier à chanter l’aube, ce moment du «soleil premier» (ο ήλιος ο πρώτος). Plus tard, d’ailleurs, lorsque sera venue une notoriété manifeste, le poète tempérera parfois d’une note d’accent populaire sa signature, en signant Odyssea Elyti, sans le «sigma» final, par exemple dans le cas d’Hélios o protos ou d’Axion Esti.
Puis il reviendra avec Maria Nefeli et O Mikros Nautilos, à l’orthographe classique. D’autre indices attestent de cette lutte intérieure, et de cet intérêt pour les exemple liés à l’excellence. Ceux-ci entre autres : Elytis évoque volontiers la figure du fameux Archiloque, aristocrate ruiné de Paros, devenu à la fois poète (après avoir rencontré les Muses lorsqu’il était enfant, dit la légende), et combattant amer et sans illusions. De grande réputation, il n’en reste que des fragments… souvent sur le thème de ses déboires amoureux. C’est à la frugalité (quelque peu forcée) du mercenaire et à ses amours qu’ Élytis fait surtout allusion.
Lui qui est issu d’une famille ancienne de Mytilène portera ainsi une attention spéciale à l’épigrammatiste Krinagoras, également issu d’une famille éminente de Lesbos, que son talent a hissé jusqu’à la cour d’Auguste au point de devenir un très proche de la famille impériale. Avec son Ode à la lune de Mytilène, Elytis écrira sur le thème de Séléné comme en écho par-dessus les siècles à un épigramme émouvant du poète antique. Et bien sûr, ce sera également une allusion à Sappho, noble poétesse dont Elytis, frustré, s’est attaché à «rabibocher» symboliquement, comme on le ferait d’un puzzle, le corpus fragmenté des poèmes, en un recueil qui offrirait le poème de Sappho «intact».
Cette élitisme à l’épaisseur diachronique, ce goût d’un certain laconisme et de réparer ce qui semble brisé, sont aussi des caractéristiques des luttes aboutissant aux poèmes d’Elytis. Le temps jouant le rôle, dans l’effort (agôn) vers la composition d’une œuvre poétique parfaite, d’une sorte «d’épurateur», comparable au travail qui s’accomplit dans un cellier et dont l’alchimie conduit à l’or d’un vin pur… Car l’agôn pousse à combattre le chaos, à le réduire, à le «cosmétiser» en faveur de l’ordonnance harmonieuse, limitée, équilibrée, qui sera la Cité.
Elytis, dans sa mentalité typiquement agonistique, va ainsi distiller son œuvre avec une exigence qui le conduit à la parcimonie. Il se veut poète des «architectures solaires», non pas tant dyonisiaques, selon la fameuse distinction nietzschéenne, qu’apolliniennes : donc épurées, pensées, intelligentes, comme les temples grecs construits selon «l’épure du ciel», qui émeuvent par une justesse de structure et une évidence visuelle d’une lumineuse simplicité. C’est en relation avec cela que Maria Nefeli appelle son poète «ma cigale (délaissée)» : est-il besoin de le rappeler, la cigale était pour les Anciens l’animal dédié à Apollon, dieu de la musique et de la poésie, et accessoirement à Athéna, en tant que déesse ayant inventé la flûte. (On offrait couramment en ex-voto à ces divinités des effigies de cigales sculptées.)
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La «parcimonie élytiste», le poète l’évoque lui-même quand il déclare : «J’aspirais au très peu, on m’en a puni par le trop.» Les «Orientations» pour lui, indépendamment de qualités déjà notoires, n’étaient pas encore sa poésie à l’état parfaitement décanté, solaire, telle qu’il la rêvait. Elles contenaient encore trop de scories d’un surréalisme de jeunesse. Même le poème du «Chant héroïque et funèbre pour un sous-lieutenant tombé en Albanie», à ses yeux n’était pas encore parfait. Ici, la force agonistique s’exprime certes par le combat militaire, le personnage héroïque est présent, mais sous le symbole de la «perdrix albanaise» il est tué, et s’il y a «timèma», la récompense est symbolique, religieuse, mystique : c’est la ferveur populaire pour le héros sauveur. L’agôn du héros n’a pas encore pris dans l’oeuvre d’Élytis la dimension de la mentalité d’un peuple entier, mais l’idée est en route. Puisque, en Grèce antique, l’agôn, on l’a compris, est le moteur de la société, les créations résultant de lui peuvent toujours être perfectionnées, et doivent être améliorées pour que le sort, les dieux, soient durablement favorables. Cette volonté d’évolution compétitive vers la perfection pour les artistes helléniques était comme une seconde nature. Comment s’étonner que le poète de To axion esti soit imprégné de cette seconde nature ? La dimension épique versifiée et religieuse du Chant héroïque et funèbre va donc s’épanouir dans la perfection de cette grande œuvre.
To axion esti présente un aspect ritualisé plus prononcé (l’agôn suppose toujours des règles explicites ou implicites) en ce qui concerne les formes poétiques, et une dimension épique qui culmine lors de la confrontation terrible du partisan (Lefteris) avec l’ennemi : le jeune Leftéris, par son inflexible comportement d’homme libre, amène l’ennemi (Nazi) à tricher avec la justice et les règles d’humanité élémentaires sous l’emprise de l’exaspération. Tout ce que le Nazi est capable de faire dans cet «agôn», c’est de brûler brusquement la cervelle du Grec innocent et désarmé, qui le défie en regardant par-delà le «tueur blême» comme s’il n’existait pas, comme s’il était transparent. Et de fait, dans ce combat de la force immatérielle contre la force matérielle, c’est alors l’ennemi, le «grand étranger», qui pâlit et se sait vaincu malgré le fait que ce soit le héros, martyr insolent, qui est mort.
Cette dimension épique, en laquelle le poète s’exprime dans un élan qui devient la voix d’un peuple, se déploie depuis sa «Genèse» à travers les trois grands moments agonistiques de To axion esti. Ces trois phases comportent chacune à leur manière un des aspects de l’agôn, du moins selon ce que nous en avons exposé plus haut. C’est ce qui nous poussera à explorer sommairement le livre sous l’angle du thème qui nous intéresse.
La section de sept hymnes – sept étant évidemment le chiffre apollinien – nous introduit sous le titre «Genèse», à la genèse tout ensemble d’un monde et d’un être humain, avec en lui un principe féminin : «J’en étais au sixième mois des amours et dans mes entrailles bougeait un germe précieux » (Hymne 5). Être humain encore androgyne, puisque «surgeon non-coupé du ciel». Et qui reçoit comme instructions d’emblée un programme de lutte : «Instruis-toi, démène-toi et bagarre-toi ! À chacun selon ses armes.» (Hymne 1)
Au long de cette section, la composante agonistique est évidente dans l’évolution et le perfectionnement depuis l’origine, par lutte avec soi-même, en quelque sorte entre «celui que j’étais véritablement», le «principe éternel de la Grèce» d’une part et l’individu au berceau qui déjà «bataille avec ses draps» en recherchant «une voile libre à rejoindre» : jusqu’au moment où cette évolution, cette maturation engendre un homme abouti, un «Adam-Khadmon» auraient dit les Gnostiques. Cet homme– «Ecce homo» -, un Hellène «au parler grec», typique, sorti pour ainsi dire de sa chrysalide, est prêt pour le perfectionnement suivant, l’entrée dans le monde réel. Du combat pour naître et s’auto-accomplir, on en vient à la phase de la bataille d’hommes. C’est l’heure de la «marche vers le front», vers l’affrontement, vers le combat physique avec un ennemi. L’heure de la guerre avec les barbares, les étrangers.
La parole du poète, sous le titre de «La passion» (à résonance religieuse bien sûr) présente la lutte héroïque contre l’occupant allemand avec des allusions au rituel orthodoxe par la forme des poèmes, par le style biblique du ton des «lectures», par le fait que les poèmes parfois se répondent de façon «antiphonaire». Cette phase poursuit cependant ce que j’ai nommé «auto-accomplissement», puisqu’on y voit se construire l’éthique sociale qui donne sa grandeur au jeune Leftéris, symbole du Grec par excellence. Cette section évolue jusqu’à la prophétie, composante plus rare de l’agôn, et se couronne par le «timèma», le prix, qui est à la fois le tribut de morts et de souffrances payé à la guerre, mais aussi la récompense d’une promesse de vie éternelle pour le peuple et sa patrie. La louange qui accompagne ce prix, témoigne de la valeur du «timèma» puisqu’il ne s’agit pas moins pour les combattant que de recevoir, par la libération obtenue, ce qui vaut plus que tout, leur propre pays glorieux et libre en récompense.
La dernière section, le «To axion esti» lui-même, «les Laudes», se révélera logiquement l’aboutissement glorieux de l’évolution agonistique : la récompense dignement méritée «To axion esti…», vue comme signe d’un achèvement par la victoire intérieure autant qu’extérieure, personnelle autant que collective. Cet achèvement offre la vision triomphale d’une perfection qui sacralise à jamais la valeur de tout ce qui caractérise la patrie Grecque. D’où un splendide recensement laudatif qui, depuis les symboles de l’univers proprement hellénique, s’achève sur la louange de la création entière, dans son immensité universelle…
Après ce trajet sommaire dans un des recueils de poésie les plus typiques de l’agôn grec, sans vouloir pousser l’analyse trop loin, je voudrais confirmer et compléter la réflexion par un examen de deux autres recueil célèbres d’Élytis : le «Phôtodendron» et «Maria Nefeli».
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En ce qui concerne le “Phôtodendron”, il s’agit de la présentation en poèmes de la lutte intérieure d’un garçon avec son destin. Les poèmes montrent comment son aventure intime a évolué vers la conquête de sa “juste place” dans l’existence, telle qu’elle est évoquée et pour ainsi dire définie dans le poème “Theoktisti”, qui prépare la conclusion du livre. Et cette place n’est pas obtenue sans une trajectoire agonistique faite de craintes, angoisse, solitude. Elle passe par la confrontation avec le monde, la rencontre de la femme-oiseau immortelle, qui figure la Grèce et qui est aussi une figure de la fatalité, et par «l’antinostalgie». C’est un itinéraire poétique de prise de conscience et de remémorisation positive, dans la lumière solaire de Délos, du trajet parcouru : d’abord, confrontation à “La vérité en trois fois”, puis à l’amour “À travers le myrthe”, à la société et son destin “De la république”, à l’image de l’ennemi vainqueur “Sans voile”, à la Mère défunte “Le cheval rouge”, à la «petite mer verte» dépositaire de l’agôn héraclitéen… Ce premier trajet conduit à la conscience de la Grèce en tant que société humaine éternelle “La fresque”.
La seconde étape, symbolisée par le premier poème “L’Odyssée”, est un parcours à travers les défis concrets que le futur poète a dû affronter, à l’image de «deux galets entrechoqués et une odeur de poudre», notamment le défi de la réalité de la femme dont “l’Archétype” illusoire se dissipe, le défi de la mort tentatrice devant la duplicité cruelle du monde (« Elle vivait encore, ma mère, lorsque… »), la lumière consolatrice du «Phôtodendron», le retour au combat contre le découragement “À rebours”, et la… découverte alors de la cible à combattre quand l’illusion du “Jardin” paradisiaque de l’enfance s’est dissipée : “Je me retrouvai debout avec une main brûlée, ici — où m’ont rejeté les infortunes‑, à combattre le Non et l’Impossible de ce monde”.
Et c’est bien de cette dualité agonistique que, de «deux idées côte à côte», surgit une «autre Vie», une renaissance grâce à laquelle en pleine conscience de ce qu’est vivre (second poème «Les deux du monde» variante), le «héros», qui assume cette fois le «nous» parce qu’il est partie prenante de la société humaine où il a gagné sa place, avec ce nous assume la place du poète. Celui dont l’agôn consiste, selon le poème «Theoktisti» à lutter pour construire dans la lumière, en harmonie avec les choses, et à «faire beaucoup de beaux efforts pour atteindre la Grandeur». Cette «place», l’agôn mythique au sens premier du lieu, “l’agôn” en tant que site mythique de la poésie, est représentée dans le dernier poème par cette «aire des temps anciens» (que le poète actualise en disant qu’elle pourrait aussi bien être contemporaine), où se déroule une compétition qui est aussi un “jeu” et “celui qui perd doit en vertu des règles s’adresser aux autres et leur donner un gage de vérité” : cependant, dans cette compétition de la vie augmentée de poésie, le jeu serait à‑qui-perd-gagne : tout le monde finirait par être gagnant et recevoir des autres un «petit poème», qu’Elytis appelle un “cadeau d’argent” puisque c’est un cadeau de paroles, et que comme dit le proverbe français “la parole est d’argent (mais le silence est d’or)”. De plus, le symbolisme du métal argent se réfère à l’alchimie «du verbe», dont les symboles affleurent dans l’oeuvre d’Élytis. (On se souvient, au début des Laudes, du «petit héron sur l’église» comparé à un «galet d’or absolu», d’or philosophal.)
Les anciens considéraient l’argent comme en corrélation avec le cerveau, l’esprit, la pureté, la sagesse divine, la droiture, la franchise. D’une certaine façon, par ce symbole sont réactivées les règles principales de l’agôn. Pindare nous les confirme en insistant, quand il fait le portrait des vainqueurs, sur le fait que leur réussite est due à une conscience éthique forte : honnêteté et travail, équilibre harmonieux entre corps et esprit, respect des dieux. Ces qualités sont naturellement d’origine divine.
Le poème du « Phôtodendron » est donc bien, comme tous les écrits d’Élytis, inspiré par la force essentielle à l’âme grecque. Afin de confirmer cette dynamique inspiratrice, il suffira – à défaut de passer en revue tous les recueils – de nous attacher un moment à parcourir un autre livre majeur et caractéristique : je veux évidemment parler de Maria Nefeli.
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To Axion esti était soulevé essentiellement par l’agôn de la société grecque, représenté exemplairement dans sa manifestation par la lutte contre l’Occupation Nazie lors de la Seconde Guerre Mondiale, et faisait donc allusion à un passé historique où le récent et l’antique – l’Hellade éternelle — implicitement sont entremêlés. Le Phôtodendron est la trajectoire d’un grec singulier, en direction du poète qu’il deviendra. Maria Nefeli dévoile l’impulsion que l’agôn contemporain inspire au poète, intime représentant de l’âme profonde des Grecs, de ses façons de sentir, de concevoir la vie et l’amour, et de réfléchir aux affaires du monde, en tant qu’individu. Pour le poète, la lutte est à mener par l’exaltation de ce qui favorise la vitalité. Par la reconnaissance de «l’heureuse gaucherie» derrière laquelle se cache le principe créateur.
Il s’agit de lutter à contre-courant de l’époque «contraire», de vaincre jusqu’à notre propre sclérose : «La loi que je suis ne me soumettra pas.» Et d’être l’antagoniste de la décadence, l’adversaire de la ruine générale, avec comme mot d’ordre : «Tente un saut plus vif que la dégradation des choses». En quelque manière, le livre est une somme, eu égard à la pensée de l’auteur telle qu’elle apparaissait dans les recueils précédents : dans le Photodendron, n’écrivait-il pas déjà : « Ainsi perdu pour perdu, ici en l’extrémité où m’ont rejeté les infortunes de ce monde, j’ai voulu tenter un saut plus leste que le désastre… » (Ce thème de la lutte contre la ruine générale, contre l’usure, en la « prenant de vitesse », est récurrent.)
Dans Maria Nefeli, livre de poèmes théâtralisé, les caractéristiques formelles agonistiques ne sont pas le moins du monde voilées. La compétition, le débat, etc… s’y présentent de toutes les manières. L’homme face à la femme. Le poète face à la poésie. L’individu face à la collectivité. Le tyran face au peuple. La conscience face à elle-même. La réalité face au rêve. «L’outrage» face à «l’étoile». L’Unique face au Multiple. Le politique face au poétique. La Grèce face à la Pan-Européanité. La liberté érotique contre le corset des conventions. L’éphémère face à l’éternel. Etc…
Mise en page agonistique, les poèmes s’y présentent en regard l’un de l’autre, l’un étant prononcé par Maria, et l’autre par le poète répondant, l’Antiphonète. Le livre est réparti lui-aussi en trois sections, trois étapes. Chaque section de poèmes est, selon l’habitude, sous le signe du 7 apollinien : elle offre sept poèmes face à face. Puis, comme dans les tragédies où le choeur commentait, chaque section se conclut sur une «chanson».
Sans m’y arrêter trop longtemps, je voudrais un moment considérer ce nombre : le Sept est symbolique depuis des temps immémoriaux, puisqu’il l’était déjà chez les Sumériens. Pratiquement tous les peuples lui accordent une valeur particulière. L’on n’en finirait pas d’égrener le chapelet de ses significations plus ou moins occultes. La sym/bolique des nombres par opposition à la dia/bolique du chaos était importante pour l’auteur de Maria Nefeli : son œuvre est ainsi parsemée de nombres qui servent à sous-tendre « l’architecture solaire » dont il rêvait. Il fait lui-même allusion à ce rôle de la symbolique des nombres dans la sentence qui dit : «Pousser les superstitions jusqu’à la limpidité mathématique pourrait nous aider à saisir le donné fondamental du monde. » (L’Aegeïde)
Dans le poème correspondant, il relie le Droit (la règle agonistique) au « chiffre divin », la « musique immortelle ». Ce qui suggère la musique des (7) sphères par exemple, et nous ramène à la symbolique du 7 : le ” sept “, disent les ésotéristes, est appelé « la Vierge », car il ne peut être engendré par aucun couple de la décade (la Tétraktys à laquelle Elytis fait allusion directement) et sa multiplication par tout autre chiffre que le ” un ” produit un résultat hors de la décade sacrée, c’est-à-dire supérieur à dix. Cependant, le Sept est composé de 3/3/et 1, c’est-à-dire du 6 qui symbolise la Nature, avec ses deux courants de force évolutive et involutive, courants figurés par deux triangles entrelacés, en agôn l’un avec l’autre, formant ce qu’on appelle couramment « étoile de Salomon » ou hexagramme, et au 6, le 1 qui s’ajoute à cette évolution pour former le 7 « pèse » donc soit sur un 3, soit sur l’autre 3, le changeant en 4 pour désigner le courant vainqueur, l’instant de perfection. Ainsi, chez les tenants de la numérologie moderne, le 7 a pour connotations : indépendance, responsabilité, maîtrise, réussite par le mérite, goût de diriger, et, en négatif, inquiétude, orgueil, despotisme. Et si le 7 représente le poète, en revanche, le nombre 5, l’étoile, les cinq doigts de la main conjuratrice que lève Maria, est le chiffre d’Aphrodite ; il correspond à l’union. Lorsqu’elle est légale, « nuptiale », c’est alors celle de Héra et Zeus. De la terre et du ciel. Une armature arithmétique plus ou moins voilée court de la sorte à travers tous les recueils du poète : Soleil Premier, avec les sept « variations sur un rayon », ou encore « Six plus un remords pour le ciel ». (Etc…) Les poèmes de Maria Nefeli (spécialement) en sont manifestement tout imprégnés, comme si les nombres étaient une manière de règles dans la lutte du poète avec la langue hellénique, pour parvenir à un objet poétique supérieur.
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Avec les nombres, nous venons d’apercevoir que les poèmes sont hantés par le spectre de Pythagore et par l’antique tradition numérologique, que les nombres forment une armature cachée, une géométrie, qui ajoute au poème son chiffrage mystérieux, et s’oppose à l’inspiration dionysiaque.
Le prologue, «La Parousie», prolonge de même la tradition antique de l’agôn des tragédiens, par le moment d’une introduction qui instaure le débat : ici entre le poète, l’être de culture, qui s’exile «au cœur de la lumière» en jetant l’anathème sur les «démons inconjurés du monde», et Maria Nefeli, la poésie, l’être de nature, qui elle «s’exile parmi les humains», en se promettant implicitement à qui la veut.
Déjà, tout au long de ce prologue, on sent les oppositions ; le dialogue entre les deux protagonistes prend parfois la tournure du reproche, de la « scène de ménage ». D’un côté le Partenaire, l’Antiphonète, accuse Maria d’être trop vulgairement humaine, en regard de ses hautes ambitions élitiste à lui. Quant à elle, c’est l’inverse. Elle considère que ce qu’elle est, essence de la poésie, n’est pas réservé à une caste intellectuelle, mais doit répondre au désir de tous. Bien entendu, les poèmes monnaient ces positions d’une façon paradoxale et pleine de nuances !
Il s’ensuit que Maria et son antiphonète se confrontent tour à tour au point de vue de l’autre, chaque paire de poèmes ayant pour thème implicite un aspect subtilement antagoniste des réalités. Par exemple à l’idée de la «Guerre de Troie», agôn collectif, répond antiphonétiquement «Hélène», ici enjeu d’un agôn individuel : d’un côté des peuples, de l’autre une personne, sont impliqués dans une lutte pour la victoire. Ou bien, à la «Sainte Inquisition» collective s’oppose «Saint François d’Assise» figure de l’ascèse individuelle ; au «Bonjour tristesse» démoralisant s’oppose «La gymnastique matinale» revigorante ; à «Staline» s’oppose «Le soulèvement hongrois»…
À la fin de chaque poème correspond une sentence qui s’offre à la méditation, ce qui nous rapproche encore du schéma classique de l’agôn-logôn : lorsque tour à tour chaque partie a argumenté, ses idées sont souvent ramassées en une phrase ou un vers, dans les tragédies.
Quand To Axion Esti dessinait une fresque de l’agôn animant des représentants «typiques» du peuple grec, sur un fond sacré d’évocation orthodoxes reconnaissable par le style, par la forme de certains poèmes, par l’architecture en «cathédrale» du recueil entier, — ce qui n’est pas sans faire songer à tous ces «Saint-Georges face au dragon» et autres personnages sur fond doré qui animent les iconostases -, Maria Nefeli installe dans la contemporanéïté une sorte d’adaptation actualisée des compositions agonistiques classiques, comme celles d’Eschyle, comme celles de la tradition des chants alternés, — ces chants amoebées des Idylles de Théocrite que j’évoquais plus haut, (tradition qui existe encore, j’ai eu l’occasion de le constater, lors des rassemblement festifs dans les montagnes Corses par exemple.)
L’agôn qui parcourt le recueil Maria Nefeli, y inspire les partenaire des trois façons rigoureusement habituelles dans la tradition classique : soit le Partenaire antiphonète parle en un poème qui renforce et élargit ce qu’a poétisé Maria. Soit il présente dans son poème une autre vérité qui contredit Maria. Soit le Partenaire élargit l’enjeu et dépasse le thème du débat. Inversement, dans le cas de la section centrale du livre, c’est Maria Nefeli qui renchérit et analogise, ou qui présente une antiface de la «vérité», ou encore qui apporte dans son poème un point de vue plus large et surplombant.
Et l’on comprend l’exergue du livre, repris des Orientations (p.122), par Élytis où il disait : «Pressens, souffre, comprends : de l’autre côté je suis le même.» Car ce sont précisément ce qu’on pourrait appeler les étapes, chaque fois renouvelées sous une apparence un peu différente, du programme agonistique du poète, que résume cette auto-citation. Pressens, c’est la Genèse, l’enfance, ou autrement dit la Parousie. Souffre, c’est la Passion, ou l’itinéraire de la section centrale de Maria Nefeli. Et comprends, correspond à la phase des Laudes, du «timima», de la récompense qui est la Gloire, l’éclaircissement de toutes choses, l’aboutissement de l’agôn comme rayonnement de la Valeur attestée, reconnue, indiscutable.
Aboutissement qui répond à la boutade : «Si tu dois mourir, meurs, mais arrange-toi pour être le premier coq au cœur de l’Enfer» (Le soulèvement Hongrois). La même gloire qui se manifeste dans Maria Nefeli sous forme de ces autres Laudes que sont les strophes du poème «Le pari millénaire».
En ce qui concerne «de l’autre côté je suis le même», j’interpréterais cela comme le constat qu’en poésie la force agonistique — qui fait rivaliser le poète avec lui-même, c’est-à-dire avec le monde, qui est également «son monde», — conduit par son évolution notre conscience à mûrir ce que le poète appelle abstraitement «les deux du monde», jusqu’à constater que ces deux, antagonistes au départ ou, disons, à première vue, homme et femme, poète et poésie, individu et peuple, la masse et l’unique, etc… sont d’apparence contradictoires dans leur réalité, et de la même nature, de la même origine, de la même essence, dans leur vérité. C’est pourquoi, attirés l’un vers l’autre, ils se «contrefont». Ils font contre, ainsi que les arcs d’une ogive. « La vérité s’échafaude exactement comme le mensonge ». Les « deux du monde » participent à l’affermissement antagoniste.
C’est là ce que la poésie agonistique est susceptible de nous apprendre sur l’univers dans lequel nous sommes : qu’il n’aura pour nous de réalité que si nous considérons que ce que nous nommons «univers» ou «monde» est un débat permanent, un agôn, un dialogue évolutif. Ce qui est la raison pour laquelle la transcription par quelqu’un de ce dialogue agonistique, — au cours duquel notamment le poète se tutoie -, reflète l’essence même du «poétique» : comme si la poésie était un débat à plusieurs voix, entre le langage et la parole, entre la parole et ce qui est, entre le rêve et le réel, débat dont celui qu’on appelle «poète” serait l’interface, voire l’arbitre. Mais c’est également la raison pour laquelle ce type de dialogue agonistique, instauré à l’échelon d’une société, aboutit inéluctablement à l’invention de la «démocratie». En ce sens, le langage et la mentalité inspirés de l’agôn hellénique ont incontestablement envahi le champ de la conception occidentale des relations humaines.
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Ce qui nous amène à en conclure qu’agôn il y a, si l’on peut dire, entre le poétique et le politique, exactement comme entre le privé et le public, l’individuel et le collectif, l’unique et les masses, à l’infini, avec en guise de règles celles d’une éthique tendant à l’universalité, et comme lois celles du fonctionnement de la pensée. Par ces règles et lois, l’agôn compétiteur, inventif, poétique, se différencie radicalement des combats guerriers, massacreurs, ordinaires. Le poète Élytis redoutait justement que règles et lois disparaissent au profit d’une compétition mondiale où tous les coups seraient permis, du fait qu’en ayant abandonné « le ciel » (d’où les « remords »), on abandonnait en même temps l’honneur, la gloire, la valeur, que sacralisait le ciel en tant que symbole de la présence de la (ou des) divinité(s).
Car l’agôn hellénique a depuis longtemps pris l’allure, non d’un combat pour l’anéantissement définitif de l’Autre, mais d’un combat de conciliation qui vise à conquérir après lutte avec l’Autre une forme de paix par équilibre dynamique. Et sous cet angle, il est évident que l’on «n’arrive jamais». Tout ce qui est créé agonistiquement par les humains, on sait que cela doit être constamment amélioré, perfectionné, réadapté. L’Autre, demain, pourra être, aura le droit d’être, à son tour le meilleur. Les règles de l’Agôn exigent de l’accepter. C’est ce que le « terroriste, le rustaud des miracles » (Maria Nefeli) ne comprend pas et refuse parce qu’il en est à un stade non-évolué de la conception politique. La compétition pour le meilleur n’implique pas la suppression physique ou morale des perdants par le vainqueur.
Un point demeure : que cette «compétition pour le meilleur» cesse, qu’elle soit faussée par de grands ou petits arrangements, par des « magouilles » et, dans l’esprit hellénique qui a contaminé toute la civilisation européenne, immédiatement commence à s’instaurer le mépris et la défaveur des dieux, ce qu’en termes contemporains on appelle «décadence». Décadence de la démocratie, décadence de la civilisation, décadence de l’être humain, de l’individu… Toutes les formes de cela même qu’Élytis appelle « dégradation », « usure » : « φθορά ». C’est ce qui l’amène à constater qu’ « une législation sans profit pour les Autorités, ça serait une vraie délivrance ! »
Or, depuis le XX ème siècle, la brutalité de la technique s’est révélée à travers les Guerres Mondiales et les fascismes. On a pu vérifier que la technique est, du point de vue humain, sans foi ni loi. Sa façon d’intervenir fausse le fonctionnement agonistique, mais cela ne devient visible que si, comme l’a écrit le poète, on « pousse la Technologie jusqu’à son précipité naturel », autrement dit si on l’exagère jusqu’à la rendre manifestement odieuse. Ce qui la rend insupportable en effet, c’est qu’elle n’a pas de règles autres que les siennes propres, plus ou moins robotiques. L’ordinateur, cet instrument qui, par son micro processeur, est symbolique de « l’électronisation générale », ne se soumet pas aux règles de celui qui l’utilise : c’est l’inverse qui se produit. L’utilisateur qui ne se soumet pas minutieusement aux règles de la machine est hors de capacité de l’utiliser. C’est elle qui impose à la pensée humaine sa logique.
Celle-ci n’a aucun rapport avec la « Tradition » chère à Maria Nefeli, ni avec les règles, la gloire, l’honneur ou le sacré. Elle radicalise toute compétition sans intervention de la pensée, sans arbitrage. Elle érode en ce moment même le Capitalisme, né naguère de la rigueur morale du Protestantisme, en s’ingérant par les ordinateurs dans son système financier, qu’elle a expurgé de ses anciennes règles déontologiques ou éthiques, comme elle a usé le Communisme, aussitôt qu’il a commencé à négliger, puis à perdre les siennes en faussant le jeu agonistique, par exemple au profit d’une « nomenklatura », usant pour se perpétuer des mensonges de la propagande ou des procès « arrangés ». Les système mafieux, tendant à stopper tout risque d’évolution et de changement au profit de quelques individus avantagés, faussent l’agôn. Et nous sommes en train de découvrir, si ce n’est déjà fait, que, depuis, ce qui a survécu actuellement de Socialisme a pris le même chemin. Lorsque la mentalité de l’agôn héritée de la Grèce Antique se perd, la civilisation, telle que nous en avions affiné la conceptions depuis l’époque des Lumières, et par voie de conséquence la démocratie réelle, se perdent aussi…
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Je crois que là réside l’une des réflexions majeures auxquelles nous aura poussés notre examen sommaire de la présence de l’agôn au sein de l’oeuvre complexe d’Odysseas Elytis : présence si insistante que l’on aurait encore l’occasion d’en relever une foule d’autres manifestations. Il me semble pour aujourd’hui suffisant d’avoir mis l’accent sur le fait que cette « composante agonistique », qui est un trait permanent dans sa poésie, témoigne avec éclat de l’authentique «grécité» du poète de Mytilène et de la portée universelle de sa poésie.
Merci de m’avoir écouté si longtemps.