Agir comme un ignorant à la découverte de l’oeuvre de Novalis, recevoir l’oeuvre dans sa sensibilité propre sont rendus possible par le choix de courts extraits de textes du poète Novalis que traduisent ici Jean et Marie Moncelon (dans l’édition bilingue parue récemment dans la collection Ainsi parlait chez Arfuyen). En effet, un ignorant de l’oeuvre fondamentale du philosophe Friedrich von Hardenberg, dit Novalis, mort à 28 ans, peut quand même voir combien sont petites ou grandes ses propres questions, combien sont vraies ou fausses ses idées sur l’art ou la vie. Car le poète est capable, presque seul, a le devoir, en un sens, de révéler les secrets de la nature — y compris des énigmes inconnues des scientifiques , ou de rendre sensible le mystère de l’âme — secret spirituel — , ce qui revient à saisir la forme la plus pertinente et la plus belle de l’expression poétique. Et comment ne pas voir ici cette charte éthique remplie quand on lit par exemple cette citation tirée de Fragmente, ” Devenir un homme est un art”.
Cette citation, que reprend la quatrième de couverture du livre, est révélatrice à bien des égards, car elle touche au secret, cette fois-ci, du poète lui-même. Est-il romantique — les dates pourraient le faire supposer, ou un moderne, quand on voit ici ou là des penchants baudelairiens — ou un poète singulier qui a intéressé les Symbolistes par exemple ? Tout cela reste et doit rester en suspens dans l’esprit du lecteur ignorant qui ne compte que sur l’oeuvre du philosophe/poète/scientifique saxon pour un voyage en terre de mysticité et d’extase. Il s’agit surtout d’un poète qui fonde tout ensemble la poésie, l’art et la vie.
« Le génie est poétique avant tout. Où le génie a agi, il a agi de manière poétique. L’homme véritablement moral est poète. »
« Le véritable commencement est la poésie de nature. La fin est le second commencement — et c’est la poésie d’art. »
Et quand il est écrit plus haut que la petitesse ou la grandeur des impressions personnelles peuvent être les agents de cette découverte, il s’agit en fait de la vraie question de cette écriture mystérieuse — d’une grande singularité du point de vue moral — et presque sacrée — car touchant la beauté avec cette force, manifestations de clarté en fonction des certitudes petites ou grandes qu’offre la poésie dans la langue du philosophe — et l’on en connaît bien le registre chez Nietzsche ou chez Heidegger. A savoir, qu’il y a plus de vérité contenue dans le poème que dans la description mécanique de la réalité, plus d’art dans la licence poétique que dans la rhétorique et l’académisme, plus de poésie donc dans la vie et la mort que dans le livre qui en fait la relation, quand restent nécessaires la langue et la forme — véhicules stylistiques.
« Le sens de la poésie a beaucoup en commun avec le sens du mysticisme. Il est le sens de ce qui est propre, personnel, inconnu, mystérieux, de ce qui doit se révéler, du hasard nécessaire. Il représente ce qui est irreprésentable. Il voit l’invisible, il sent l’insensible, etc. »
Pour résumer cette impression, il faudrait envisager très précisément comment Novalis opère pour livrer, dans le flux poétique de sa langue, une part d’énigme — peut-être à rapprocher des Mystères d’Eleusis — voire une certaine transparence dans l’énigme — que poursuit le poème — en tout cas, quelque chose qui rend fiévreux et habité.
« Le vrai philosopher en commun est comme un vol de migration mené de concert vers un monde aimé — où l’on se relaie alternativement au premier poste, là où est nécessaire le plus grand effort contre l’élément antagoniste au sein duquel on vole. On suit le soleil, et l’on s’arrache du lieu qui, conformément aux lois de la gravitation de notre corps terrestre, est voilé pendant un certain temps dans le froid de la nuit et la brume. (Mourir est un acte véritablement philosophique). »
C’est avec ces lignes tirées du Philosophische Studien que commence le livre. Il ouvre d’emblée et emporte le lecteur — fût-il ignorant — vers une lumière splendide, presque froide parfois, à force de raretés qui se découvrent comme d’évidence, de figures de style très simples qui recèlent des vérités implexes, le tout traité par une noblesse d’expression sans pareil, d’opalescence du discours, de traits, pour se référer à la terminologie de Kant ou de Longin, proprement sublimes. Et tout cela vient comme une écume duveteuse, border les arcanes complexes de notre intelligence, comme un révélateur inouï d’art, de vie et de pensée.
*
- Hölderlin : une voie vers les cieux - 21 mars 2020
- Michèle Finck, Sur un piano de paille - 5 février 2020
- Réification du voyage : Vanda Mikšić, Jean de Breyne, Des transports - 5 janvier 2020
- Gérard Bocholier, Psaumes de la foi vive - 1 septembre 2019
- A propos d’Ishikawa Takuboku, Ceux que l’on oublie difficilement - 6 juillet 2019
- Écrire la lucidité - 4 juin 2019
- Richard Jefferies, L’Histoire de mon cœur - 29 mars 2019
- Revue Sarrazine, n°18 - 29 mars 2019
- Ainsi parlait… - 5 novembre 2018
- Adonis et le corps-langage : “Lexique amoureux” - 6 juillet 2018
- À propos d’Ainsi parlait Rainer Maria Rilke - 3 juin 2018
- La vie amoureuse : à propos de Tisons, de Gérard Bocholier - 5 mai 2018
- De l’étrangeté : à propos de “Ce que dit le Centaure” de Gérard Pfister - 18 octobre 2017
- Une poésie par le chemin d’une voix irremplaçable - 24 mai 2017
- Ainsi parlait NOVALIS, Traduction de Jean et Marie MONCELON - 19 mars 2017
- Jean de la Croix : un mystique de la clarté et du mystère - 21 novembre 2016