Alain Kervern, « praticien » du haïku
Le Breton Alain Kervern est une référence dans le monde du haïku. Poète lui-même, essayiste, auteur de nombreux ouvrages, il a traduit le Grand almanach poétique japonais et vient de publier un essai sur les haïkus face au changement climatique.
D’où remonte votre passion et votre pratique du haïku ?
Pour évoquer ma pratique du haïku, il faut remonter très en arrière. Tout d'abord, j'ai étudié le haïku, genre mineur de la poésie japonaise, quand j'étais étudiant à l'Ecole des Langues Orientales à Paris entre 1966 et 1969, puis au Japon pendant deux ans, de 1969 à 1971. De retour en Bretagne, je découvre avec stupéfaction que le haïku est devenu une pratique internationale, sous l'influence de mouvement beatnik venu des USA. Un genre poétique si spécifiquement japonais devient ainsi une pratique internationale! La poésie n'est plus l'objet d'études, c'est une pratique à la portée de tous.
A partir de quel moment commencez-vous, vous-même, à publier ?
La naissance de la revue « Poésie Bretagne » dans les années 80, lancée par Denis Rigal, Paol Keineg Alain Le Beuze me permet d'y publier des auteurs japonais de la grande tradition néo classique du haïku, comme Issa Kobayashi et Shiki Masaoka ainsi qu’un poète contemporain Tamura Ryûichi.
Et votre premier recueil personnel ?
J'ose publier mon premier recueil de haïku aux éditions Folle Avoine en début des années 2000. Depuis je publie çà et là, quand l'occasion se présente, des haïkus personnels, en particulier dans la revue « Seashores » à Dublin, revue bilingue français-anglais, ou dans la revue « Manmaru » à Tôkyo qui publie en français et japonais, revue animée par un talentueux poète de haïku, Yasushi Nozu.
Alain Kerven et Pierre Tanguy.
Mais vous avez surtout, pendant longtemps, travaillé sur l’Almanach poétique japonais…
Mon énergie et mes efforts se sont surtout concentrés, en effet, sur l'Almanach Poétique Japonais, un document extraordinaire que j'ai découvert fortuitement chez des amis japonais à Brest. Comme quoi le monde de la poésie n'a pas de frontière. De quoi s'agit-il? Il s'agit du « Saïjiki », un Almanach Poétique, énorme répertoire de « mots de saison », ce que les Japonais appellent le « kigo » et qui classe, saison après saison, les expressions caractéristiques des cinq saisons, la cinquième saison étant le Nouvel An, un moment très important de l'année qui dure un mois. Cela signifie qu'au Japon, quand vous souhaitez écrire un haïku, celui-ci doit obligatoirement y inclure une allusion saisonnière.
Que découvrez-vous en traduisant cet Almanach ?
Le choc a été pour moi qu'à travers des centaines voire des milliers de « mots de saison », c'est toute la civilisation japonaise qui est répertoriée dans ces Almanachs poétiques, les « Saïjiki ». Alors je me suis dit, je mettrai le temps qu'il faut, mais il faut traduire ça. La maison Kodansha, qui édite les cinq volumes de cet Almanach Poétique à Tôkyô, apprenant mon projet, m'a fait cadeau des cinq volumes.
Encore fallait-il pouvoir l’éditer ?
J'ai eu la chance de rencontrer Yves Prié, des éditions Folle Avoine, qui n'a pas hésité une seconde et a édité la version francophone des cinq tomes de ce monument de la sensibilité poétique japonaise. Aujourd'hui encore, les Japonais sont très étonnés qu'un document si spécifiquement japonais reçoive un tel engouement hors Japon. Pour la poésie francophone, j'observe que mon ami Seegan Mabsone, qui vit au Japon, fait avec d'autres poètes un gros travail pour adapter cet almanach à la poésie francophone. Que dire de plus? Que la poésie est « une arme chargée de futur », nous dit le grand poète Gabriel Celaya.
Pouvez-vous nous donner quelques haïkus que vous avez composés récemment
Volontiers, en voici quelques uns.
Bonne nouvelle!
il desserre le noeud
qui s'est formé en lui
il desserre le noeud
qui s'est formé en lui
L'écorce des arbres
une autre façon d'apprendre
d'où viendra la nuit
une autre façon d'apprendre
d'où viendra la nuit
Il amasse en lui
tant de lignes de force
germination
tant de lignes de force
germination
Pour interroger le vent
tous ces mots
lieux de convergence
tous ces mots
lieux de convergence
Faire corps
avec le silence
frôlements
avec le silence
frôlements
Ce ne se sont pas des haïkus qu’on pourrait qualifier de « classiques », avec notamment le kigo, le mot de saison. Que révèlent-ils de l’évolution du haïku ?
Dans l'évolution actuelle du haïku, je trouve qu'il y a de plus en plus d'audace et de recherches sérieuses sur le rapport entre la poésie et le réel. A mon corps défendant, à force de traduire des haïkus, ce qui constitue un véritable entraînement sportif, je réalise de plus en plus ce qu'est la véritable nature de ce poème court. Il y a déjà une véritable profondeur troublante dans l'acte de transformer des émotions en mots couchés sur du papier. A plus forte raison quand il s'agit de poésie.
Quels travaux menez-vous actuellement ?
Je traduis actuellement un long article du poète et essayiste Kazuo Ibaragi intitulé « les poètes de haïku face aux problèmes que rencontre l'environnement ». Cet article a été publié dans le numéro 17 du Bulletin du Centre d'études sur la littérature du haïku. Il date déjà de l'année 2012 !