Alain Marc annonce la couleur (je devrais dire une couleur) : les textes enregistrés sur ce disque ne seraient pas entièrement de lui et sortiraient de 1300 pages groupant pour une « grande partie » des « paroles de penseurs, écrivains, artistes ou autres » (j’aime bien le « ou autres » qui laisse une place au poète dans ce panel). Mille trois cents pages : les dimensions d’une Bible ou pour le moins d’une épopée qui font admettre l’incroyable ambition du titre de cet ensemble car Le grand Cycle de la vie ou l’odyssée humaine, ce n’est tout de même pas rien.
Un ready-made donc, dans lequel le poète se serait en grande partie contenté de sélectionner et mettre en ordre. Il prévient qu’il « est impossible d’énumérer » tous ceux auxquels des emprunts ont été faits : les traces sont effacées, à peine pressenties, supposées. Le mot « parole », entendons-nous bien, ne signifiant pas texte, encore moins poésie : c’est à la fois l’élément simple du langage humain et la sentence, c’est-à-dire la pensée, tout autant littéraire que dogmatique. Quelque chose de révélé et d’incontestable. L’ensemble produit fonctionne en effet comme un dictionnaire, plutôt un glossaire des thèmes universels de la poésie : le silence, la solitude, la folie, la souffrance, le sexe, la nature, Dieu, etc. Rien de surprenant. On pourrait même dire qu’il y a un goût prononcé pour la simplicité, voire la banalité. Les mots clés de chaque texte (de chaque composition) sont le plus souvent définis canoniquement par le simple usage du verbe être : « Si le cri est agitation maximum » (Intro) ; « la solitude c’est ne plus communiquer » (Solitude) ; « La névrose est la souffrance d’une âme » (Le Choix de la folie) ; « L’argent est un bon serviteur » (Principes de vie), « Car Dieu est l’infini, il est tout et n’est pas » (Recherches de Dieu), etc. (je lisse volontairement en supprimant le travail du rythme pour ne donner que les mots bruts). Définitions-adages ou proches de l’adage populaire, avec leur dose de lieux communs, de clichés : « La beauté est intérieure », en exemple de formule consensuelle qui n’a jamais vraiment convaincu le désir sexuel (si je puis me permettre un avis personnel).
Si on est surpris, c’est au contraire par le choix de proposer un texte qui ne se veut pas exceptionnel, extra-ordinaire. Le texte intitulé Principes de vie collectionne les préceptes figés, les maximes. Le texte intitulé La Fin d’un siècle ! rassemble des slogans qui pourraient être issus d’un tract : « Un revenu pour tous, un logement pour tous » ; ou d’un mur de mai 68 : « Ne travaillez jamais, soyez cruels » / « Tout ce qui est discutable est à discuter ». Une autre phrase où il est question des « multinationales dont le seul objectif est d’accroître leurs bénéfices » (là encore, je lisse en faisant fi du rythme) a pu être choisie dans les pages intérieures de l’Huma. Alain Marc fait simple. Il fait la chasse au lyrique, au beau, au redondant. Pas de mot rare chez lui, bien au contraire : s’il a besoin du mot « poubelle », de « papier de bonbon », et tout humblement de « choses », il prend et en fait sa matière comme de n’importe quelle entrée du dictionnaire. Il n’est pas maniaque non plus de l’évitement de la répétition comme le montre la « souffrance expurgée entièrement et totalement par un processus entier… » (Intro).
En fait, les finesses habituelles d’un écrivain sont oubliées, peut-être même bannies, parce que comme tous les « poèmes à dire et à crier » d’Alain Marc ce Grand Cycle n’est pas un poème au sens classique mais une partition qui, comme toute partition musicale n’existe pleinement que par le truchement de son interprétation. Et cette partition, pour ce qui est de ce Grand Cycle, est faite de deux matériaux : la musique de Laurent Maza et les mots choisis par Alain Marc, le tout constituant cette « nouvelle parole qui cherche à dire », selon la formule qu’on lit dans le préambule de présentation. A dire autrement. Deux matériaux donc, qu’Alain Marc répugne quelque peu à séparer, jusqu’à préciser que lorsqu’il fait une lecture de son texte sans la musique de Laurent Maza, il mène une performance a capella. On notera que le CD du Grand Cycle est disponible sur le site « Book d’oreille » : jeu de mots amusant qui involontairement résume le concept.
Laurent Maza pratique une musique électroacoustique, une MAO dit-on aussi (Musique Assistée par Ordinateur – offrant au grand timonier un second destin moins criminel que le premier, soit dit en passant), je crois. Il introduit au long du cycle une ambiance inquiétante, enquêtante, questionnante, qui n’est pas qu’une illustration, un décor sonore à la parole, mais qui interroge elle aussi, alarme elle aussi sur ce que nous faisons de notre vie et plus généralement de la Vie. Le texte d’Alain Marc commence avec le silence et s’achève avec lui à la quinzième composition, tout en doublant une musique qui parfois peut même mener le jeu. Ce double jeu se traduit à certains moments par une lecture en canon, l’une des voix humaines étant aménagée par l’ordinateur. Si bien que les figures de rhétoriques ne sont guère invitées ici : la méthode est ailleurs et ailleurs l’objectif.
Pour d’autres compositions musicales, on croit entendre le déroulement d’une rotative, le tournoiement des pales d’un hélicoptère (en clin d’œil – d’oreille – à Stockhausen ?), le tintement d’une tige métallique sur le bord de verres en cristal, le sifflement du vent dans des mobiles en bois, des piaillements d’oiseaux à la Messiaen, bref des sons traduits par l’informatique et toujours attentifs aux messages du poète.
Lequel se distingue – et on touche enfin sa grande originalité – par les silences qui se glissent aléatoirement ou malignement là où on ne les attend pas, isolant les syllabes d’un même mot, apportant une respiration indépendante du sens et de la syntaxe ; recréant parfois un sens invisible, inaudible dans la version conventionnelle ; offrant un vide dans lequel l’environnement de la performance peut s’engouffrer et multiplier les chocs. C’est alors que les deux langages s’unissent, que le pluriel se singularise.
Alain Marc, Laurent Maza : c’est après plusieurs lectures que j’ai remarqué l’ordre alphabétique dans lequel les noms des deux créateurs sont imprimés sur la pochette du disque. Il ne pouvait pas y avoir un autre ordre, l’un précédant l’autre dans l’action, l’autre suivant l’un dans une quelconque hiérarchie. Telle est sans doute la voix/voie choisie par le couple poète et musicien : celle d’une poésie littéraire et musicale quittant le papier pour circuler dans le volume d’une salle publique, une poésie à trous d’air, à appels du vide au milieu des arias de la vie. Alain Marc et Laurent Maza ont fait une poésie-cantate.