« Je percevais un vent, une lumière qui n’étaient plus ceux auxquels j’avais été habitué et cela donnait au monde une fraîcheur nouvelle.
J’entendais et voyais tout avec une acuité inattendue. » note l’écrivain voyageur, recueillant cette énigmatique impression de « liberté quand même », lors de son séjour en Chine des années 1981 à 1985, pays pourtant soumis à une tyrannie qui ne dérobait pas à la perception du poète sa formidable portée de manières de penser différentes de la raison occidentale : « Je l’avais tout d’abord expliquée par cette absence de Dieu et de verbe « être » dans la pensée chinoise, cette subtile progression entre le Ying et le Yang, mais je dois me rendre à l’évidence aujourd’hui que le mouvement était plus radical encore. Tout ce que je vivais là-bas remettait en cause les schèmes de la philosophie occidentale qui m’avaient à la fois formé et formaté. Quelque chose de plus profond que moi mais qui avait nourri, innervé, bâti celui que j’étais, vacillait : mes catégories mentales. »
Alain Nouvel, Sur les bords de l’Empire du Milieu,
Éditions La Chimère, 130 pages, 16 euros.
Compagnon passeur des deux rives, l’académicien François Cheng présente la singularité de ce mode de pensée entre le Vide et le Plein, pour mieux en saisir à la fois le langage pictural et l’écriture poétique, dans ses propres essais, en révélant comment le système des signes de cette vision originale fait de l’idéogramme le lien secret reliant les choses au souffle qui les anime, tel un diamant taillé selon la correspondance des symboles, à travers l’incantation des tracés incarnés, dont la poésie des Tang s’avère le miroir troublant, réfléchissant la profonde unité entre écriture, calligraphie, peinture et musique, comme le révèle le signe typographique du trait d’union dans l’inventaire des procédés poétiques fondés sur la cosmologie chinoise : Vide-Plein, Yin-Yang, Homme-Terre-Ciel.
Véritable regard sur la place de l’être humain dans l’ordre du monde, fétu de paille dans l’immensité du cosmos, mais à sa juste place lorsque ce dernier s’associe au grand vent de l’univers, le poème de Li Bai demeure emblématique de ce face à face entre un homme et une montagne, que le romancier J.M.G. Le Clézio reprend à son compte, dans son ode à la poésie Tang écrite avec la collaboration de Dong Qiang, Le flot de la poésie continuera de couler : « Le poète décrit un lieu d’immobilité et de majesté devant lequel l’être humain, dans sa faiblesse et son impermanence, ne peut que s’asseoir et regarder. Li Bai m’apportait autre chose, à quoi je n’étais pas préparé par mon éducation et par mon langage : une plénitude, une paix intérieure. Cette paix n’était pas difficile à atteindre. La poésie Tang est sans doute le moyen de garder ce contact avec le monde réel, elle nous invite au voyage hors de nous-mêmes, nous fait partager les règnes, les durées, les rêves. »
C’est de ce contact avec le mystère quotidien d’une Chine aussi inquiétante que fascinante que se nourrissent les pages, Sur les bords de l’Empire du Milieu, résumées par le dernier paragraphe de ce journal de bord d’un périple au cœur de l’énigme : « À la limite, la Chine entière pourrait se concevoir comme un espace organisé en pointillés grâce à l’art de ses peintres, de ses architectes et de ses arpenteurs, une unité territoriale se définissant comme un espace écrit où, les signes s’entrecroisant, on pourrait lire une infinité de perspectives et de messages. » Éloge de cet infini déployé grâce à l’architecture et aux poèmes de cet « empire des signes », la prise de notes dans le carnet de route se conjugue à la calligraphie traditionnelle pour dire le divers et le profus de cette richesse que l’écrivain n’édulcore pas néanmoins, dans son témoignage juste et précis d’une totalité de pensée souveraine, au sein d’une contrée pouvant s’avérer, cependant, violente et cruelle.
Ainsi la fiction du journal intime de Lucie qui ouvre l’observation minutieuse de cet ailleurs, peut s’interpréter comme la missive poignante de son auteur pour une Chine qui revêt alors les traits de Liu, l’amant de son personnage féminin, ce père de l’enfant qu’elle porte, et si cette dernière a retrouvé ses origines, son passé, sa maison, elle hurle sa plainte d’amour, son cri d’une passion déchirante pour un homme plus âgé, d’un pays également plus ancien, dans les lignes tremblantes qui sonnent, si sombres soient les pages de l’Histoire, en hommages à cet autre monde dont Liu reste le visage que Lucie ne parvient à oublier : « Écrire une lettre au vent. Écrire à Liu, sûrement, pour lui dire ce que j’ai trouvé et ce qui nous unit, lui et moi, moi et lui. Au fond, c’est ce que je fais avec ce journal. Pages qui tournent, courants d’air. Écrire une lettre à l’air. »
Présentation de l’auteur
- Retour À la ligne, en hommage à Joseph Ponthus - 6 novembre 2024
- Chroniques musicales (13) : Singulière voix de Bertrand Belin - 6 septembre 2024
- Lara Dopff, Ainsi parlait Larathoustra, Viatire, Yves Ouallet, Ainsi vivait Yvan Bouche d’or - 6 septembre 2024
- Chroniques musicales (12) : Bruno Geneste, Sur la route poétique du rock - 6 mai 2024
- Adeline Miermont-Giustinati, Sumballein suivi de le tunnel, - 1 mars 2024
- L’écho de l’écho, le carnet de haïku de l’AFAH N°12 – Novembre-Décembre 2023 - 6 janvier 2024
- Jean-Pierre Védrines, Artaud et les constellations - 30 octobre 2023
- Chroniques musicales (11) : Gaëtan Roussel, l’orpailleur de Louise Attaque à Est-ce que tu sais ? - 30 octobre 2023
- Revue la forge - 29 octobre 2023
- Chroniques musicales (10) : -M- , double masqué de Matthieu Chédid depuis Le Baptême jusqu’à Rêvalité… - 5 septembre 2023
- Chroniques musicales (9) : Raphaël, l’apiculteur de L’Hôtel de l’Univers à Haute fidélité… - 29 avril 2023
- Dominique Sampiero, Ne dites plus jamais c’est triste - 29 avril 2023
- Lu Ji, Wen Fu, Essai sur la littérature - 21 avril 2023
- Possibles N°27 – Où va la littérature ? - 6 avril 2023
- Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes - 6 avril 2023
- Revue Cairns n°32 - 19 mars 2023
- PHŒNIX N° 38 – GIANNI D’ELIA - 2 mars 2023
- Chroniques musicales (8) : Serge Gainsbourg, de Lucien Ginsburg à « Gainsbarre », variations de L’Homme à Tête de Chou… - 1 mars 2023
- Ida Jaroschek, À mains nues - 1 mars 2023
- Daniel Brochard, Lettre d’un ex-directeur de revue de poésie à un jeune poète, Mot à maux, Manifeste pour une poésie sociale - 6 février 2023
- Chroniques musicales (7) - 5 janvier 2023
- Florence Saint-Roch, Au bout du fil, encres de Maud Thiria - 21 décembre 2022
- Bruno Doucey et Robert Lobet, Peindre les mots. Gestes d’artiste, voix de poètes - 6 novembre 2022
- Par-delà le noir — Pierre Soulages - 4 novembre 2022
- Dominique A, de l’ardent Courage des oiseaux à la Vie étrange… - 6 octobre 2022
- A propos de XXL…S — entretien avec Marilyne Bertoncini - 12 août 2022
- Maïakovski, Un nuage en pantalon - 1 juillet 2022
- Hélène de Oliveira, Un thé aux fleurs bleues - 20 mai 2022
- Revue Voix d’encre, numéro 66 - 3 mai 2022
- La Main Millénaire, une aventure poétique - 3 mai 2022
- Laure Gauthier, Les corps caverneux - 20 avril 2022
- À la Une d’oulipo.net : site officiel de l’Ouvroir de Littérature Potentielle - 20 avril 2022
- Chroniques musicales (6) : Mélodies du dandy Christophe, d’Aline aux Vestiges du Chaos… - 5 mars 2022
- La Peinture La Poésie, Numéro 81 de Poésie/première - 5 février 2022
- Chantal Dupuy-Dunier, Les Compagnons du radeau - 21 janvier 2022
- Revue Festival Permanent des Mots, numéro 26, La Poésie Manifeste - 5 janvier 2022
- Chroniques musicales (5) : Feu ! Chatterton, trajectoire(s) D’ici le Jour (a tout enseveli) au Palais d’argile - 31 décembre 2021
- Teo Libardo, Il suffira, Emma Filao, éparpiller la peau, Élisa Coste, Les chambres - 20 décembre 2021
- Yves Ouallet, De L’écriture et la vie ou la volonté de Sur — Vie à l’Apocalypse pour notre temps - 6 décembre 2021
- Alain Nouvel, Sur les bords de l’Empire du Milieu - 21 novembre 2021
- Chroniques musicales (4) : Le Voyageur Solitaire, Gérard Manset - 1 novembre 2021
- Julien Blaine aux éclats du dire ! - 6 septembre 2021
- Marilyne Bertoncini et Ghislaine Lejard, Son corps d’ombre - 6 septembre 2021
- Revue Francopolis, numéro 166 - 6 mai 2021
- Chroniques musicales (3) : Nous n’avons fait que fuir de Bertrand Cantat et de Noir Désir, aux éditions verticales. - 2 mai 2021
- Pour un horizon jaune flamboyant ! Cathy Jurado et Laurent Thinès, FEU (poèmes jaunes) - 21 avril 2021
- Ito Naga, Dans notre libre imagination - 5 mars 2021
- Chroniques musicales (2) : Vertige de la création, Alain Bashung de Gaby à Immortels… - 5 mars 2021
- Perrin Langda, poésie assistance 24h/24, Fabien Drouet, Je soussigné, attestations dérogatoires de sortie - 6 février 2021
- Chroniques musicales (1) : De l’univers de Christian Olivier, des Têtes Raides et des Chats Pelés - 5 janvier 2021
- Jean D’Amérique, Atelier du silence - 21 décembre 2020
- Catherine Pont-Humbert, légère est la vie parfois - 26 novembre 2020
- Une sorte de bleu… - 6 novembre 2020
- Lucien Suel, La justification de l’abbé Lemire - 21 juin 2020
- Hélène Dassavray et Zaü, Quadrature de l’éphémère - 21 mai 2020
- Cécile Coulon, Noir volcan - 21 avril 2020
- Amnésies, Marlène Tissot - 21 mars 2020
- Thomas Vinau, C’est un beau jour pour ne pas mourir - 6 mars 2020
- Maïakovski, Un nuage en pantalon - 5 janvier 2020