Il est dif­fi­cile d’être plus de New York qu’Alicia. Mais être de New York est un syn­drome por­teur de pig­ments insol­ubles dans l’encre et que l’on retrou­ve néces­saire­ment ou décou­vre dans le poème. J’ai con­nu l’œuvre d’Alicia grâce à Mar­i­lyn Hack­er qui m’avait fait lire son lumineux Steal­ing the Lan­guage lors de sa paru­tion. Je venais d’entrer en tra­duc­tion de poésie et j’allais bien­tôt être chargé de l’œuvre au pro­gramme de lit­téra­ture améri­caine en classe pré­para­toire au con­cours d’entrée à ce qui était alors l’ENS Fonte­nay/­Saint-Cloud. J’ai red­it à Ali­cia toute mon admi­ra­tion à l’occasion de la sor­tie de For the Love of God, mais je ne l’ai ren­con­trée qu’en 2014, à son invi­ta­tion, chez elle, à Man­hat­tan. Je venais de faire pass­er quelques tra­duc­tions en ligne, tirées de The Book of Life (2012), dans Tem­porel, la revue d’Anne Mounic. Et je tradui­sais son dernier recueil pour un édi­teur qui a, hélas, passé l’arme à gauche (économique­ment) avant de pass­er à l’acte. Trop de je dans le jeu ? C’est la rançon du traduire qu’il serait vain de camoufler.

 

***

 

Une déf­i­ni­tion pour Ali­cia, de la part du traducteur.
Être humain : Human Being or Being Human ?
Oxy­moron ou pléonasme ?

 

 

***

 

Figures imposées :

 

Quatrième Rue Ouest

 

extrait de The Book of Seventy, 2012

 

Les pla­tanes per­dent leurs feuilles
Qua­trième Rue Ouest et l’âge me rend bizarre
Heureuse pour­tant de les voir pâles et chatoyants

Au sor­tir du métro dans la circulation
Les détri­tus et bouf­fées de patchouli – main­tenant que je sais lire
Entre les lignes du brouil­lon de ma vie

Le plaisir me rend sou­vent vis­ite –  il y a moins d’interférences
Quand je regarde quelque chose aujourd’hui
Ce que je vois je le vois clairement

Avec moins de cha­grin et de colère qu’auparavant
Et moins de désir : non pas que j’aie vain­cu ces passions
Elles se sont estompées

Et si je souris d’admiration devant qua­tre Brésiliens
Qui jouent à la pelote sur un car­ré de béton ensoleillé
Et cri­ent en portugais

Mains gan­tées de chevreau car la pelote cingle
Dos comme enrac­inés de mus­cles éclairs d’or autour du cou
Si je les regarde danser la sam­ba avec leur ombre

Comme se con­tor­sion­nait mon père il y a cinquante ans
Lorsque les fils de Juifs immigrés
Jouaient des par­ties acharnées sur les ter­rains de Manhattan

– Si je me dis que ces hommes sont l’essence de la ville
C’est à cause de leur beauté
Puisque j’ai appris à m’enticher de la beauté.

 

( une lec­ture ‑jazz de ce poème en suiv­ant le lienhttps://www.youtube.com/watch?v=6z9x43kAyHI&feature=share)

 

 

 

Afghanistan : la gamine violée

 

Extrait de Waiting for the Light: New Poems, 2015.

 

 

Parce que le mol­lah l’a vio­lée, elle n’a pas le droit de vivre
ses frères vont la tuer, ques­tion d’honneur
elle a dix ans et n’est pas encore réglée
mais elle saigne à flots à l’hôpital

La doc­toresse trou­ve la mère qui tient la main de sa fille
elles pleurent toutes les deux, la mère dit
ma fille que la terre et la pous­sière te pro­tè­gent maintenant
nous te coucherons dans la terre et la poussière
et nous t’enverrons au cimetière où tu ne crain­dras plus rien

Les frères ont demandé aux policiers dont dépend
le pavil­lon des femmes où elle se trou­ve maintenant
de la leur remettre
ils ont promis de ne pas lui faire de mal
mais tout le monde sait bien
que men­songe n’est pas péché quand l’honneur est en cause

même la mère le sait bien
et sa fille tout autant
seul le Doc­teur Sar­wari, direc­trice du pavil­lon est en colère
elle invec­tive les policiers comme une vieille corneille grise
et le jour­nal­iste qui fait son boulot
et recueille les détails
pour­ra aller se pin­ter ce soir

Et moi qui lis le reportage
je vais con­vo­quer ma mère, où qu’elle se trouve
dans l’au-delà, peut-être dans ce paradis
qui pour elle
n’existait pas, elle qui m’a appris
la rage et la lib­erté, nos armes d’ici-bas.

 

 

 

Ghazal : même pas là 

 

Extrait de Waiting for the Light: New Poems, 2015.

 

 

 

Jack Burkheimer (sur la gauche) est devenu le poète porte-parole des sdf
de Colum­bia. Son poème, Fruit de l’imagination, brosse l’éloquente toile d’une
vie que l’on passe dans la rue, à être invis­i­ble au milieu des passants,
comme si on n’était même pas là.

Annonce en ligne d’un con­cert de char­ité au prof­it des sdf de Columbia,
Car­o­line du Sud.

À Meira War­shauer, à Jack, à tous les autres.

Engoncé dans un sac de couchage. Chaus­sures de sport. T shirts. Affaires dans un
Cad­dy à côté de lui dans le pas­sage souter­rain. Par­fois la com­pag­nie d’un chien. Dans
le jardin pub­lic. Sur les march­es de l’église. Sous un pont. Sur une bouche de chauffage,
appuyé sans rien dire con­tre un mur, n’importe où mais, tout d’un coup, là

où il pour­rait être rel­a­tive­ment à l’abri de la peur. Il est vrai que pigeons et
pas­sants ont cou­tume de ne pas le voir, même s’il a le regard glacé d’un roi,
mais nous non plus d’habitude nous ne voyons pas les autres dans la rue, l’ascenseur,
au restau­rant et au spec­ta­cle, comme si c’était la règle, comme si hors de nos quatre
murs, tout d’un coup, la

loi nous enjoignait de faire comme si les autres n’existaient pas, parce qu’il faut se
pro­téger de l’avalanche d’esprits furieux qui vous tombe sur le poil comme des
anges déchus à Grav­elotte, et qu’ayant du mal à bouger sous cette cara­pace je n’arrive
pas à mon­tr­er à Jack, à celle qui est allongée à côté de lui, engoncée dans des châles,
que je viens de les voir tout d’un coup, là,

mais je le fais, je le sais, je peux même leur don­ner la pièce, pour leur mon­tr­er que
je les ai vus, anges déchus ou fleurs tombées et que je pour­rais être à leur place – un
peu d’argent, une bonne parole peut-être, d’eux aus­si peut-être en retour et si je
m’arrête tout d’un coup, là

un quart de sec­onde, toute ébou­rif­fée de pigeons, dans un accordéon de voitures
et de bus, de feux qui passent par toutes les couleurs comme tout le reste, atomisé
brown­ien, si je tombe à genoux tout d’un coup, là

dans la rue, Jack, est-ce que tu auras envie de me voir, envie d’être vu ?
Je te vois en roi déchu. Je nous vois tous calfeu­trés dans nos sacs à viande et toi
femme sous tes cou­ver­tures dépe­nail­lées je te vois en reine, en exil, un instant
là, tout d’un coup.

 

 

 

 

 

Fig­ures libres, choix du traducteur :

 

Extrait de La vieille dame, la tulipe et le chien
(The Old Woman, the Tulip, and the Dog) 2014.

 

Ridicule

 

 

C’est ridicule
fait la vieille littéraire
per­son­ne n’a d’égards pour nous
les jeunes enlacés
par­lent dans leurs iPhones
les députés mentent comme des arracheurs de dents
et nos maris regar­dent le match

 

C’est ridicule
fait la tulipe
toutes ces fleurs géné­tique­ment modifiées
ces orchidées idiotes et increvables
à croire qu’elles sont en plastique
et ces bor­dures végé­tales chic
qui envahissent le décor

 

C’est ridicule
fait le chien
voilà qu’en plus de me sortir
il faut qu’ils me courent aux basques avec leurs
pochettes hygiéniques en plastique
et imposent leurs valeurs bourgeoises
à ma créa­tiv­ité spontanée

 

 

 

*
 

Extrait du premier chapitre : « Le Cantique des Cantiques.
Sacré entre tout ce qui est sacré », de For the Love of God, 2007.

 

Con­traire­ment à cer­taines lec­tures qui voient le désir tou­jours retardé dans le Can­tique des Can­tiques, je sou­tiens qu’il faut le con­sid­ér­er comme tou­jours déjà sat­is­fait et, par con­séquent, espéré avec con­fi­ance plutôt qu’attendu dans l’angoisse. D’un point de vue théologique, ceci reviendrait à nous per­suad­er, à nous faire savoir que nous sommes aimés d’un amour absolu par un être en présence de qui nous sommes et nous trou­verons encore. Le bon­heur qui imprègne le Can­tique nous aide, ou peut nous aider à ressen­tir, à con­naître qu’il en va effec­tive­ment ain­si et que ce même amour est don­né au monde dont nous sommes par­tie. J’ajouterai que cer­taines lec­tures font de ce vécu éroti­co-spir­ituel, auquel le Can­tique nous invite à nous join­dre, quelque chose qui ressor­tit à des con­cepts de sou­veraineté, de dom­i­na­tion, d’autorité, de mise en sujé­tion d’un être par l’autre (ce qui est effec­tive­ment con­tenu dans la plu­part des textes dits religieux du monde occi­den­tal). J’en con­clus que le rap­port de force qui vaut loi dans les sché­mas de sex­u­al­ité comme de reli­gion que nous avons faits nôtres, domaines dans lesquels l’un et l’autre sys­tème de dom­i­na­tion se con­for­tent mutuelle­ment, a trag­ique­ment aveuglé ceux qui s’y tien­nent, au point même d’exclure toute alter­na­tive. L’extraordinaire, dans le Can­tique, c’est pré­cisé­ment l’absence de toute hiérar­chie de struc­ture et de sys­tème. On ne détecte ni sou­veraineté, ni autorité, ni sur­veil­lance, supéri­or­ité ou soumis­sion dans les liens qui unis­sent les amants et les attachent à la nature : le berg­er peut jouer au roi, et vice-ver­sa, tout comme des humains jouaient des rôles de dieux lors des mariages sacrés célébrés au cours de rites païens dont ces chants sont peut-être le pro­duit dérivé.

 

 

*

 

Matinée d’août, en haut de Broadway

 

Extraits de Waiting for the Light: New Poems, 2015.

 

 

Tout comme le corps de l’être aimé est ouverture
avec vue sur la noirceur et l’immensité de l’espace
où bat un cœur d’étoiles ; tout comme

au coin de la rue l’étal de fruits et légumes
est vit­rail où ceris­es, mûres, framboises
avo­cats et carottes arrangés en rosace

évo­quent Chartres, oui, ou celle de Notre-Dame
quand le jour de l’au-delà s’y déverse sur Paris et, pur,
plonge au cœur du touriste sa joie pleine et facétieuse

même si le marc­hand fatigué par la canicule
lit son jour­nal sans le lire, sans enthousiasme
et si les pas­sants ne lui achè­tent rien

dis­ons que nous avons là une fenêtre ouverte
non sur un par­adis mais sur ce que pour­rait être
un par­adis si nous avions des yeux pour y voir

les femmes jouant de la robe, les fruits de saison
bébés moelleux à souhait dans leur pous­sette : facettes
de clarté dans la clarté.

 

 

 

Exercice de Style

 

En exer­gue du poème que nous traduisons ci-dessous, Ali­cia détourne une cita­tion (qui a aus­si inspiré une pièce de théâtre de Nao­mi Wal­lace inti­t­ulée Things of Dry Hours, 2004) de Gwen­dolyn Brooks et imite le genre dit Gold­en Shov­el inau­guré par Ter­rance Hayes en 2014, à par­tir d’un autre poème de Brooks inti­t­ulé « We Real Cool ». L’exercice con­siste à ter­min­er cha­cun des vers d’un nou­veau poème par un mot pour rebâtir le texte d’origine. Acros­tiche à droite, en quelque sorte.

 

Cita­tion de Brooks : « Kitch­enette Build­ing », 1963, (sur les années de la Dépression) :

We are things of dry hours and the invol­un­tary plan
Grayed in, and gray. “Dream” makes a gid­dy sound, not strong
Like “rent,” “feed­ing a wife,” “sat­is­fy­ing a man.”

 

Tra­duc­tion de Brooks:

Nous sommes faits de jours sans et de prêt forcé,
Gris à cœur, tout gris. « Rêve » sonne de tra­vers, moins fort
Que « loy­er », « épouse à nour­rir », « homme à sat­is­faire ».

 

 

Dry Hours : A Golden Shovel Exercise

extrait de «Waiting for the light: New poems », 2015.

 

Exer­gue détourné par Alicia :

We are things of dry hours and the invol­un­tary plan,
Grayed in, and gray. “Dream” makes a gid­dy sound, not strong
Like feed­ing a hus­band, sat­is­fy­ing a man.

Reprise du détournement :

Que « nour­rir un époux », « sat­is­faire un homme ».

 

Il y aura donc 28 vers, en français comme en anglais.

 

Jours sans : Tru­elle d’Or, coup d’essai,

 

 

Gwen, tu es de Chica­go, mais pas ma famille, nous
venons de New York, mais tous nous sommes
au courant de la Dépres­sion. Tu te sou­viens des faits :
Roo­sevelt et notre pays pen­dant les années de
crise en trente ? Le galop d’essai des cent pre­miers jours
du New Deal. Les con­seillers au tra­vail huit heures sans
inter­rup­tion. Sec­ours, reprise et
réforme : Loi Glass-Stea­gall pour mater les ban­ques, plans de
plein emploi. Même pour les artistes. Puis il a fal­lu être prêts
pour la guerre à faire aux Nazis. On nous y a for­cé,
Et ça a marché : nous avons gag­né. Et le gris
des actu­al­ités des années quar­ante, le noir mis à
nos car­reaux en ville qui peut oubli­er cela ? Même touchée à cœur
tel Whit­man après la guerre de Séces­sion tout
en toi se demandait si le gris
n’allait pas empêch­er la réal­i­sa­tion du rêve,
si le cap­i­tal­isme n’allait pas être der­rière le glas que l’on sonne
pour chaque rêve pour­ri, sans compter les fruits amers et les hordes de
loups ivres de mort. Aucun bruit pour se met­tre en tra­vers
des coups infligés aux corps et encore moins
de gémisse­ments dans les chênes forts
et vigoureux où les pen­dus n’étaient guère que
quartiers à la devan­ture du bouch­er. Qu’est-ce qui pou­vait se nour­rir
de telles hor­reurs ? Gwen, y a‑t-il eu un
flux de libido qui ait pu exciter un époux ?
Assis­ter à un lyn­chage pou­vait-il sat­is­faire
une femme en rut autant qu’un
appétit d’homme ?

 

 

Dans les poèmes traduits, le tra­duc­teur a, autant que pos­si­ble, suivi l’auteur dans sa ponc­tu­a­tion, au risque de dérouter, le cas échéant.

 

Tra­duc­tions ©Jean Migrenne

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Jean Migrenne

Régulière­ment pub­lié dans Siè­cle 21EuropeLe Fris­son Esthé­tique,Peut-être et (en ligne) Tem­porelRecours au poème, Jean Migrenne a récem­ment fait éditer l’essentiel de l’œuvre poé­tique de Richard Wilbur ; la tra­duc­tion française com­men­tée de la Démonolo­gie de Jacques Stu­art, Roi d’Écosse et d’Angleterre, accom­pa­g­née des Nou­velles d’Écosse rela­tant une affaire de sor­cel­lerie (1590) qui inspi­ra Shake­speare ; la pre­mière tra­duc­tion française de The Dis­cov­ery of Witch­craft, de Regi­nald Scot, 1584, édi­tion cri­tique en col­lab­o­ra­tion avec Pierre Kap­i­ta­ni­ak. Il pré­pare actuelle­ment, tou­jours en col­lab­o­ra­tion et dans la lignée des précé­dents, la tra­duc­tion et l’édition cri­tique de la trilo­gie infer­nale de Daniel Defoe (Diable/Magie/Revenants) ain­si que la tra­duc­tion de la biogra­phie de Sir Wal­ter Ralegh par William Oldys (1736). Ouvrages inédits en français.