La collection La feuille et le fusil, dans laquelle se déploie le poème de Marlène Tissot, présente un « format à la mesure prédéfinie », pour reprendre les mots de la présentation de cette dernière, où « c’est l’essence du texte qui façonne le livre en imposant le choix du papier, sa couleur, sa texture, sa main, son bruit… »
Ainsi «[l]a collection La feuille et le fusil s’engagera à mettre en relief l’épaisseur invisible du poème » !
La narratrice de cet ouvrage partagé entre méditation et récit se révèle comme à la poursuite du lapin blanc qui apparut au personnage d’Alice, emblématique de Lewis Carrol, prélude aux métamorphoses oniriques de cette aventurière… Signe de deux temps qui partagent, dans le recueil, ce fil rouge de l’enfance traversée à la fois de mémoire et d’oubli, deux pages sur fond de papier bleu-nuit viennent couper la pensée narrative aux pages rosies d’émotion, sobrement marquées par l’adverbe « Premièrement » puis « Deuxièmement », plaçant la lecture sous deux citations extraites, l’une, d’Alice au pays des merveilles, et l’autre, de Ce qu’Alice trouva de l’autre côté du miroir.
Marlène Tissot, Amnésies, La Boucherie
littéraire, collection La feuille et le fusil,
2019,14 €.
Dès lors les repères entre la vie intérieure de Marlène Tissot, toute à la fois personnage, narratrice, et poétesse de cette trame et l’univers imaginaire de l’écrivain anglais du XIXème siècle, se mêlent habilement, s’entremêlent même pour ne plus faire qu’un, écho entre la réflexion littéraire, le songe évocateur et ce « blanc » ou plutôt devrions-nous dire ces « roses » et ces « bleus » qui viennent sertir le texte, ces « amnésies » qui semblent autant de conditions de survie, de vie reconquise après les accidents et les traumatismes…
La question inaugurale qui ouvre cette maille de l’être à travers le temps de l’écriture, pose en des termes mûrement réfléchis, cette quête de soi tant dans les strates des souvenirs que dans les stries des oublis, une écriture donc tant mémorielle qu’amnésique, ou qui tâche pour le moins à garder un secret, mais de mieux en mieux cerné par cette recherche singulière, de l’« épaisseur invisible du poème » : « Une pièce manquante / dans un puzzle / fait un trou dans le paysage / Et pour la mémoire ? / Comment ça marche ? / S’il m’en manque un morceau / est-ce que ça fait un trou / dans l’image que j’ai de moi ? » L’écriture, au silence respecté alors, fore encore et encore, réhabilitant l’oubli comme un signe de grande santé, dans l’épreuve de l’existence, en ce terrain fondateur qu’est celui de l’enfance.
« Premièrement » donc, la citation : « Et elle essaya d’imaginer à quoi ressemble la flamme d’une bougie une fois que la bougie est éteinte, car elle n’arrivait pas à se rappeler avoir vu chose pareille. » Éclat de l’intime, passage entre présence de la flamme et absence de la disparition, tel le chat de Chester, qui peut apparaître ou s’effacer à sa guise, son sourire restant un instant suspendu dans l’air, un goût d’évanescence. Ainsi à la chute analogue à celle du personnage d’Alice, le leitmotiv « Je suis tombée » scandé dès les premiers vers libres, succédera la question énigmatique : « Que s’est-il passé ? ». Les visages de l’enfance se déclinent alors, de la sœur à Alice, pour faire le récit d’une famille en expédition à l’hôpital, et qu’advienne le diagnostic pris dans sa nuance : « Traumatisme crânien modéré / conscience momentanément altérée / amnésie lacunaire ».
« Deuxièmement », après, en contre-point, une nouvelle citation : « En tout cas, ce qu’il y a de clair c’est que quelqu’un a tué quelque chose… » ouvrant sur le personnage fantastique, le monstre Jabberwock, voie dans laquelle se sont inscrits nombre de poètes depuis Lewis Carrol, créature à la fois défiée et appelée par la voix de la narratrice, puisqu’elle représente la possibilité de l’envol du dragon, d’un merveilleux retrouvé grâce à cette capacité de résilience préservant le mystère dans l’envoi des derniers vers : « Sur l’envers du miroir / il y a un enfer que je veux déserter / aide-moi à revenir, Jabberwock / de ce côté / celui de mon reflet vrai / rien d’autre / Laisse-moi revenir / retiens le monstre invisible / demande à l’amnésie / de garder le silence / pour toujours / à jamais / Qu’elle me laisse vivre qui je suis / mais pas ce qu’il m’est arrivé ».
Retour au réel par le biais du fantastique, secret tu et possibilité salvatrice de continuer la vie, en restant soi et en oubliant, volontairement, l’heure de l’épreuve, c’est de cette métamorphose par l’écriture, médecine de l’âme, dont nous parle par son jeu de miroir ce beau poème au fil tenu de bout en bout de Marlène Tissot…
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