Amont dévers — une anthologie poétique (5)
Or la poésie ne fait pas toujours bon ménage avec un vague dit « poétique » et préfère parfois, au sein de sa langue (toujours souveraine), avoir affaire principalement avec les processus multiples du « penser » : dont signifier ne serait qu’un domaine, sans doute dominant mais ouvert à de nombreuses autres aventures de l’esprit et du corps. On a pu parler, ainsi, de poésie pensante, das dichtende Denken ou « pensée en poésie » (j’ai proposé naguère cette traduction pour le pensiero poetante d’Antonio Prete, dans un discours pour Yves Bonnefoy au Collège de France). Là encore, l’Alighieri puis Leopardi tracent, en italien, un chemin assuré qui passerait aussi par certaine poésie didactique du XVIIIe siècle, pour aboutir enfin à Luzi, Fortini – dont le clair discours est toujours aussi politique – ou Valerio Magrelli. Mais la poésie pensante fait appel à des systèmes complexes, déplaçant et recomposant selon une logique singulière (alogique, a-t-on pu dire naguère) des plans éloignés, distants, à tous égards différents de ceux qu’organisent les balises normées de la représentation et de la philosophie. Le jeu gratuit des signifiants en fait partie parfois, en allégresse, tout comme le court-circuit vertigineux entre les visions du rêve et les idées dont nous sommes tous traversés, sans réussir généralement à arrêter son cours ; lorsque le poète l’a fait, nous reconnaissons dans ses vers non pas le compromis philosophique mais notre image invisible la plus vraie, la plus profonde, ainsi que parfois notre propre destinée d’humains, entrevue « en un éclair et puis c’est tout / comme on peut savoir quelque chose de la mort » (G. Raboni, Représentation de la croix). Encore une fois, jamais fixée sinon en la luminescence de sa disparition même.
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La « pensée-en-poésie »
L’infini
Toujours cher me fut ce coteau isolé
et cette haie qui interdit au regard
tant de parties d’un horizon plus lointain.
Mais assis devant cette vue, des espaces
au delà sans limites, de surhumains
silences, la tranquillité très-profonde
je forme en ma pensée ; à quoi, pour un peu,
s’effraierait le cœur. Et comme j’entends bruire
le vent parmi ces plantes, près, le silence
infini là-bas je le compare encore
à cette voix : et me revient l’éternel,
et les saisons défuntes, et la présente
et vive, et le son d’elle. Ainsi, parmi cette
immensité ma pensée va s’engloutir :
et le naufrage m’est doux dans cette mer.
À soi-même
Or à jamais repose,
mon cœur lassé. L’extrême illusion est morte,
que je crus éternelle. Morte. Et je sens
qu’en nous, des illusions
non l’espoir seul, mais le désir est éteint.
Dors à jamais. Assez
tu palpitas. Aucune chose ne vaut
tes émotions, et de soupirs est indigne
la terre. Amer ennui
la vie, jamais rien d’autre ; et boue est le monde.
Sois calme. Désespère
une ultime fois. Le sort, à notre espèce
ne donna que mourir. Désormais méprise
toi, la nature, l’âpre
pouvoir caché qui régente notre mal,
et la vanité infinie de ce tout.
G. Leopardi, Canti (1831)
Le cafetier phisolophe
Les hommes en ce mond’ sont tout pareils
à des grain’s de café dans le moulin ;
car l’un d’abord, puis l’autre, et l’autre après,
ils vont pour finir vers le mêm’ destin.
Ils changent souvent d’place et souvent chasse
la graine gross’ la graine plus petite,
et tous au-d’sus d’l’entrée ils se compressent
vers le fer broyeur qui en fait d’la poudre.
Et c’est ainsi qu’ les homm’s vivent au monde,
mélangés par les mains d’la destinée
qui s’les remue et retourne à la ronde ;
et chacun se mouvant, tout doux ou fort,
sans s’rendre compte ils ne font que descendre
jusqu’au plongeon dans la gorg’ de la mort.
G. G. Belli, Sonnets (22 janvier 1833)
Voir : http://circe.univ-paris3.fr/Sonnets-Belli.pdf
Les trois grappes
Elle a trois grappes, Hyacinthe, la vigne.
Bois à la première un plaisir limpide ;
de l’autre bois l’oubli doux et rapide,
et puis… ne bois plus :
la troisième est sommeil ; et, l’œil aigu,
dans le noir sommeil veille, d’un côté,
sache, la douleur ; et crie un muet
pleur déjà pleuré.
G. Pascoli, Myricae (1892) - à un ami journaliste
(Le Nolain à mi-hauteur)
Campo dei Fiori est un marché particulier
On y sent le brûlé plus que le poisson de mer
Dans une volée d’injures finit la partie
Le philosophe a repris valeur sur la vie
On aligne en paille un œuf à côté d’un œuf
La foule est variée réellement rien de neuf
Têtes de mouton aux yeux doux céruléens
L’évidence historique écrase les crétins
Commis mal formés responsables comateux
Les descendants courent derrière leurs aïeux
Qui hurle là au fond c’est quelqu’un qui délire
La liberté gratis des gens qui crient ou pire
La liberté toujours a un prix incroyable
Ce qui est bon marché c’est denrée périssable
Les balayeurs lancent l’eau généralement
Le sang se nettoie affirment les bien-pensants
Le sang fait corps avec les choses d’occasion
Un peu chaque jour incapable de rançon
Entre des murs civils chacun est du gibier
La peur mondaine fait un mutuel mortier
Le chasseur lui aussi devient à la fin chasse
L’un et l’autre ensemble laissent une vraie trace.
Edoardo Cacciatore, La restituzione, 1955
[statue de Giordano Bruno à Rome]
– Sais-tu ce qu’est l’âme ?
– Une partie du corps.
– Peut-être, mais dans cette partie
habitent les dieux.
– Mais quelle différence entre dieux
et hommes ?
Le battement de cils
ouvre la digue,
et en trombe dévale
l’eau du glacier.
L’image de joie
ne mourra pas :
rien d’autre ne compte.
Giorgio Colli, La ragione errabonda [1976], 1983
(sonnet)
quel pli expulse cette pulsation
qui plaque sons sur les plaies infligées
pulsant sa poix dans les failles forcées
où devient affection chaque émotion
et quel plexus encore prédispose
de perceptions données pour inexpertes
la niche dans laquelle attend inerte
une pensée pour chaque envie qui n'ose
et d'où affleure ensuite cette forme
porteuse de désirs quand elle tend
à congeler toute vie dans la norme
comme si à la fin ce qui prétend
vivre ne vivait que pour calquer l'ombre
de la tête à la tête répondant
Gabriele Frasca, Rame, Milan, 1984
* * *
Je ne sais, je ne comprends pas si j’aurais
plus de joie en disparaissant en vous, en
devenant vous, ou en revenant pareil
à alors, proche, avec le cœur d’aujourd’hui.
Et si l’un n’excluait pas l’autre ? En tout cas
n’est-ce pas ça – sortir de soi, y restant –
que voudrait plus que toute autre chose, plus
que cette douceur d’être aimé en retour,
celui qui aime ? Ainsi, c’est mon illusion,
ce qui n’est pas donné à qui est mortel
l’est peut-être à qui ne l’est pas, étant mort.
G. Raboni, Barlumi di storia, 2002
Berceuse
Pourquoi, dis-tu, je ne te fais pas de caresses,
pourquoi je n'essaie plus de rester près de toi.
Mais tu dois comprendre, c'est la queue, ton aiguillon,
qui m'épouvante,
[…],
car chaque fois que je me rapproche
siffle ce harpon et je sens le gel
du venin plonger au fond de mes os.
Est-ce encore toi, la lame qui pénètre
dans mes reins quand nous nous embrassons ?
C'est elle, qui frappe alors que je te parle
et doucement descend sur ma nuque ?
Je t'aime beaucoup, mais pas toute entière,
juste une moitié peut avoir mon amour,
l'autre non, pardonne-moi, mais c'est trop
demander de baiser aussi le rasoir.
Valerio Magrelli, Geologia di un padre, 72 (2013)
* * *
mourir n’est pas d’être à nouveau réuni avec l’infini
c’est de l’abandonner après avoir éprouvé
la puissance de son idée
quand l’espèce humaine sera éteinte
cet ensemble de savoir accumulé
en vols et désarrois
sera dispersé
et l’univers ne pourra savoir
qu’il s’est résumé pour une période limitée
en une infime fraction de soi
“mesure”
ici je ne dis pas pourquoi la faible nuit
descend et se fait tuer
d’où ces présences inquiètes à travers la plaine
le froid entre dans la maison nue
et atteint la surface de la mémoire
le bac est passé inutilement sur le bras de fleuve
le son diminue de fréquence
les feuilles salissent le vent
il y a deux ans longeant les hésitations de la lumière
la respiration découpée
il commençait sa tentative sans espoir
on ne pourrait pas ramener ces arbres
ces tendres échafaudages
“courbure”
Bruno Galluccio, La misura dello zero, 2015
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Voire l’impensé
(Madrigal)
Quelle rosée, quel pleur,
quelles larmes étaient-ce
que du manteau de nuit je vis épandre
et du pâle visage des étoiles ?
Et pourquoi a semé la blanche lune
de cristallines gouttes, pur essaim,
de l’herbe fraîche au sein ?
Pourquoi dans l’ombre brune
entendait-on, se plaignant alentour,
les brises jusqu’au jour ?
Étaient-ce signes que tu es partie,
chère vie de ma vie ?
T. Tasso, Rime, 1591
D’un talus
Repose le plein midi sur la prairie.
Nul vol ombre onde passant dans le bleu vert.
Un fil de fumée au soleil blanchoie ; puis
fond et se perd.
J’ai dans l’oreille un tourbillon qui tintille,
peut-être d’un lointain troupeau ses clochettes ;
et, comme suspendus dans l’azur, les trilles
de l’alouette.
G. Pascoli, Myricae 1891-94. (Une version collective, bien différente, publiée en 2001 avec mon équipe CIRCE)
Mes poèmes…
Je n’ai pas de semence à répandre par le monde
je ne peux pas inonder les pissotières ni
les matelas. Mon avare semence de femme
c’est trop peu pour atteindre. Que puis-je
laisser dans les rues dans les maisons
dans les ventres infécondés ? Des mots
ça oui, en abondance
mais déjà ils ne me ressemblent plus
ils ont oublié la fureur
et la malédiction, ils sont devenus demoiselles
un peu malfamées sans doute
mais toujours demoiselles.
Patrizia Cavalli, Le mie poesie non cambieranno il mondo, 1974
[une version presque identique dans mon Printemps italien, A.P. 1977]
Luino-Luvino
Au détour du vent
par des vallées exposées ou profondes
je me demandais justement si c’était
argent de nuages ou sierra enneigée
dont encore s’éblouit l’hiver
quand voici
la frange qui retombe sur cette face
et la restitue à un passé d’ombre
d’époques hurlantes
et un instant encore les yeux percèrent
à travers cette épaisse toison
étincelèrent les dents
pour se rembûcher ensuite dans la meute
qui autour se presse
des lieux touffus des noms rupestres
au son parfois doux
de racine âpre
Valtravaglia Runo Dumènza Agre.
V. Sereni, Stella variabile, 1979
Adriano Spatola, poésie visuelle :
barrrrrrricade |
r come rivoluzione
|
- dans le Printemps italien (cité)
Michele Sovente [poète en latin, en italien et dans une langue minorée de la région napolitaine]
C’u scuro a viérno se sente fuì ’u viento ca se scarduléa ac ventus per schidias loin beaucoup s’en va avec les plus petites particules de tous les vents e carréa il vento chissà dove l’anima trascolorante l’anima fluttuante di spettrali presenze tandis que la nature cutem aliam monstrat rint’a nu munno ’i mbruóglie.
|
Au crépuscule l’hiver on entend fuir le vent qui se démène et puis ventus par les copeaux loin beaucoup s’en va avec les plus petites particules de tous les vents et entraîne le vent dieu sait où l’âme pâlissante l’âme fluctuante de présences spectrales tandis que la nature montre une peau différente d’dans un tas d’embrouilles. |
De : Superstiti, 2009
(version légèrement différente dans la
revue “Siècle 21”, n° 25, hiver 2015.)
* * *
l'amande la perle
la chair,
une mesure nette
entaille
entre deux bords de blanc
tu sens moins circuler le sang
ou pas du tout
redevient plein le temps
dis-tu, il est lavé comme lin
comme étoffe
ce temps s'interrompt il est
laine
blanche qui tombe des mains
ne se ferme pas
l'habit –
le sable dans l'esprit
a formé la perle –
et n'a pas de lumière
cette masse n'a pas de capsule
coule comme acide, racinant
en ce corps s'interrompt
se recoquille
l'esprit caille, est un lait
qui devient plus acide
condense
des grumeaux de blanc
ils deviennent cailloux dans l'écran vrai
tu les lances au milieu du lac où
affleure le corps
il y a quelque chose derrière
l'esprit, c'est affilé
tient en respect
des bandes de chiens
de toi brusquement c'est une figure
debout,
qui vient vers, d'une fenêtre
tu refais les derniers mètres
tu as fixé tes genoux
les as coulés de nouveau dans la forme
de ton corps
Laura Pugno, La mente paesaggio, 2010.
(une première édition dans “Le bateau fantôme” 8, 2009)
L'esprit balance, l'œil n'a de repos.
L'esprit se balance. L'œil n'a aucun repos.
Il imagine des prisons dans la brise.
Il invente des barreaux dans l'air.
Il est maître de la douleur.
Il sait maîtriser sa douleur.
L'amincit de la bouche à la tempe
L’amoindrit de sa bouche à sa tempe
il multiplie les buissons
multiplie ce buisson
brandissant les rameaux il fouette les os
dilate le feu dans ses reins.
Il répand un feu dans le dos.
Le bac vire de bord. Juste la vague
après la coupure referme le sillage.
Antonella Anedda, Salva con nome (2012)
(déjà traduit sur le site “Poezibao”, 2015)
[les vers en italiques sont en langue sarde (logudorese) dans l’original]
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